La France victime de son refus de la concurrence
Pas si facile de décrypter la signification des mouvements sociaux, qui nés de la loi travail et en particulier de son article 2 sur les accords d’entreprise dérogatoires, touchent des secteurs qui ne sont pas concernés par cette loi – ainsi des opérateurs publics du traitement des déchets, alors que les opérateurs privés ne sont pas en grève. Au-delà de l’explication insuffisante par les rivalités syndicales, c’est la détestation fondamentale de la concurrence qu’il faut mettre en cause. Un énorme travail reste à accomplir.
Un clivage fondamental…
Les rapports difficiles qu’entretient la France avec la concurrence ne datent pas d’hier, mais de l’origine de la construction européenne, le traité de 1957 étant en fait le résultat d’un compromis où la France se fait plutôt imposer la notion de marché commun qu’elle ne l’intègre. En 1990 la France s’oppose sans succès au pouvoir d’initiative de la Commission, et en 2002 le Conseil de l’Europe refuse de donner raison à la France qui conteste le pouvoir de la Commission d’adresser des directives relatives principalement à la concurrence. La France, qui n’est soutenue sur ce sujet que par la Belgique, considère que ses services publics doivent suivre des voies qui ne sont pas celles des autres pays et réfute le « modèle européen de société basé sur les seules forces du marché », au détriment d’un « modèle plus ambitieux fondé sur les principes de solidarité et de cohésion sociale ».
Et pourtant la suppression des monopoles publics et leur ouverture à la concurrence s’est réalisée dans des domaines notables : les télécommunications (avec France Telecom devenu Orange), la Poste (premier employeur de France, à qui nous consacrions une étude en 2008 pour souligner la nécessité de son ouverture complète à la concurrence[1]), l’énergie pétrolière (privatisation de Total, dans laquelle l’État ne conserve plus qu’une participation de 1%) sans compter le désengagement de l’État dans le capital des entreprises, après l’épisode des nationalisations mitterrandiennes de 1981.
Mais il reste des domaines très importants, qui sont les derniers bastions des syndicats et particulièrement celui de la CGT, où la concurrence n’a pas pénétré (la santé avec les hôpitaux, le livre…), ou bien qui se trouvent dans une position intermédiaire : parmi ceux-ci, le domaine des transports, évidemment. L’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs, sans cesse reculée, fait l’objet d’une date butoir imposée par la CE en 2019, et il n’est pas étonnant que les grèves les plus dures que l’on connaît actuellement soient celles des cheminots de la SNCF. Une fois de plus, après les gouvernements précédents, le gouvernement actuel, devant la puissance de nuisance de ces cheminots, doit abandonner les réformes qui devaient préparer cette ouverture de la SNCF à la concurrence.
Le clivage est fondamental dans la société française entre d’une part ceux qui s’attachent contre vents et marées au maintien des monopoles et aux privilèges qui en découlent pour les personnels qui en dépendent, et d’autre part ceux qui, ne détenant pas de pouvoir de nuisance, subissent les conséquences de l’ouverture à un marché concurrentiel et mondial. La crise n’a fait qu’exacerber la réaction des Français à l’égard de la concurrence qu’ils ont tendance à rendre responsable de leurs difficultés. Le désarroi des Français est patent.
Le danger est là, car les extrémismes s’engouffrent dans la brèche ainsi ouverte. C’est évidemment le cas de l’extrême droite, mais aussi celui de son allié objectif, l’extrême gauche, qui la rejoint dans sa détestation de l’Europe, bouc émissaire de toutes les difficultés. C’est ainsi que s’exprime François Ruffin, journaliste et auteur du film « Merci patron ! » : « On est enfermé dans une non-politique, et la seule option qu’on nous laisse, c’est de «se moderniser», «s’adapter», «se flexibiliser», c’est-à-dire courber l’échine, avec le chantage de la mondialisation. Sortir de 1983, cela signifie retrouver le droit à l’expérience politique. Tenter des choses, avec audace, pour renouer avec le progrès social, la justice fiscale, l’exigence environnementale. Pour ce faire, il y a des verrous à faire sauter, qui s’appellent «Bruxelles», «concurrence libre et non faussée», «libre circulation des capitaux et des marchandises». Car sans protectionnisme, en économie ouverte, il n’y a pas d’expérience possible. Nous serons sans cesse menacés de «perdre notre compétitivité … Dans sa majorité, l’opinion est favorable au recours à des barrières douanières ou à des quotas d’importation. »
On dira certes que François Ruffin ne représente rien, mais c’est nettement moins vrai d’un Mélenchon qui, même s’il cherche à se démarquer d’un Front National en se prétendant européen, n’en professe pas moins une détestation à l’égard de l’Europe telle qu’elle est, pour se faire l’avocat d’une Europe dont le modèle serait celui du « protectionnisme solidaire » adversaire du libre échange, qui se situe en réalité aux antipodes de la première. Il existe finalement en France une conjonction dangereuse d’attitudes politiques provenant de tous bords. Ces attitudes s’alimentent des mouvements sociaux initiés par les oppositions et manifestations syndicales actuellement en cours, et que le gouvernement a toutes les peines à endiguer. Défense des monopoles et privilèges existants ne sont au fond que l’expression du même protectionnisme opposé à la concurrence que revendiquent les partis extrémistes. C’est en ceci que la France se distingue des autres pays européens, quelles que puissent être par ailleurs les tentations protectionnistes qui se font jour ici ou là.
…et un pouvoir empêtré dans ses contradictions
Le gouvernement actuel est incapable de faire preuve d’une politique favorable à la concurrence de façon cohérente. Le CICE et les divers « pactes » de compétitivité ou autres ne suffisent pas à contrebalancer les mesures par lesquelles la compétitivité des entreprises françaises se retrouve handicapée. La liste en est longue, qu’il s’agisse des charges fiscales ou parafiscales et de leur instabilité chronique, des obligations sans cesse nouvelles comme celles imposées par le compte pénibilité ou par l’incapacité à s’attaquer avec succès aux simplifications administratives ou légales (Code du travail).
L’actualité vient d’en fournir plusieurs nouveaux exemples. Le premier est tiré du projet d’instaurer au titre de la transparence fiscale la publication obligatoire des données stratégiques des grandes entreprises, ce qui a immédiatement suscité l’opposition des organisations patronales, qui la qualifient de « suicidaire » compte tenu de l’absence de réciprocité avec les entreprises étrangères, et notamment américaines, concurrentes. La réaction à cette opposition est tout à fait typique : « Le patronat manque d’ambition : il craint que la France avance seule sur ce sujet, car il ne croit pas en la puissance d’entraînement des décisions françaises »[2].La France comme laboratoire d’idées nouvelles que personne ne se hasarde à suivre…
Le second exemple est celui de l’enseignement économique en classe de seconde, dont les professeurs trouvent le programme trop chargé, et le chapitre supprimé est… celui du marché et de la formation des prix, au profit de chapitres comme « individus et cultures » ( ?). Un patron s’en indigne, se révoltant contre un choix idéologique et un enseignement « profondément biaisé en France », où la vision qu’il en a en lisant les manuels d’économie ne correspond en rien à ce qu’il a vécu en quarante ans de carrière…
Un dernier exemple est celui de la remise en cause, après seulement une année, du régime fiscal de la distribution d’actions gratuites dans les sociétés, au prétexte que ce régime a permis des excès : on pénalise toute une économie pour mettre fin à des excès très isolés.
On lira cependant en parallèle de ce billet celui consacré au succès du dialogue social chez Michelin, en se disant que, dans une entreprise soumise par excellence à la concurrence internationale, certains syndicats ont fini par admettre qu’il y avait plus à gagner à s’adapter qu’à s’opposer. Signe d’espoir que les mentalités changent ?
Conclusion
Le refus de la concurrence reste central dans les mouvements sociaux actuels. Il se manifeste par le mot d’ordre cégétiste de la « loi pour tous », qui interdit toute adaptation au niveau de l’entreprise des dispositions légales ou de celles des conventions collectives et des conventions de branche. La continuation des grèves de la SNCF par le syndicat Sud en particulier, se nourrit ainsi du refus de l’article 49 de l’accord national d’entreprise qui permettait des dérogations locales par les chefs d’établissement à l’organisation du temps de travail afin d’améliorer sa compétitivité. Cette disposition est assimilée à celle de l’article 2 de la loi travail, adaptée au cas de la SNCF. Et pourtant, pour être applicable, l’accord de la majorité des signataires de l’accord national est requis. C’est dire si le sujet est sensible !
La « loi pour tous » à laquelle il est impossible de déroger devient ainsi la protection ultime contre toute tentative d’adaptation, qui est assimilée au « dumping social » exigé par les nécessités de la compétitivité. C’est l’ouverture à la concurrence et la suppression des monopoles, comme celle qui se profile au sein de la SNCF pour le transport des voyageurs qui va rendre nécessaire cette protection. Et bien entendu pour imposer leur point de vue, les syndicats ont besoin de conserver leur pouvoir de nuisance, qui n’existe qu’aussi longtemps que la concurrence est absente, ce qui est le cas de la SNCF, de la RATP, des opérateurs publics de la collecte et du traitement des déchets[3]…
Dans les conditions actuelles, l’argument fallacieux de la loi pour tous tente de s’alimenter du sentiment diffus d’inquiétude répandu dans la population, et que le pouvoir se révèle incapable d’apaiser en montrant les bénéfices qui sont tirés de l’adaptation au monde extérieur.
Il reste donc encore d’énormes progrès à accomplir. Accélérer la lutte contre les monopoles et pour la concurrence, et remettre la réforme du droit du travail sur la table. Tout ceci dans un effort pédagogique considérable. Vastes programmes !
[1] Société Civile, no. 79, avril 2008
[2] Interview de Sandrine Mazetier, vice-présidente de l’Assemblée nationale, dans Les Echos du 7 juin.
[3] Alors que les opérateurs privés de ce dernier secteur, directement concernés par la loi travail, ne sont pas en grève, les salariés du public disent faire grève car ils craignent que la même loi travail – qui ne les concerne pas – soit un signal négatif pour l’avenir du statut de la fonction publique territoriale. Surréaliste.