Inégalités : le véritable montant du patrimoine des Français
Le montant du patrimoine des Français, son évolution, sa répartition, ses inégalités, sont déjà au centre de la campagne électorale de 2012. Pour que le débat soit utile, il serait indispensable qu'il soit basé sur des données complètes et que le plus important patrimoine de la majorité des Français soit pris en compte. Une erreur du simple au double est difficilement admissible.
"354 euros, le patrimoine des 10% des Français les plus pauvres", "9.600 euros de patrimoine pour les ouvriers non qualifiés contre 200.000 pour les cadres supérieurs", Le patrimoine des 10% des ménages les plus fortunés est 2.135 fois supérieur à celui des 10% des ménages les moins riches", "Le patrimoine moyen des 50% des Français les plus pauvres (soit 25 millions de personnes) est de 14.000 euros, et représente 4% du patrimoine total".
Ces chiffres cités soit par l'association "L'observatoire des inégalités" soit par « La révolution fiscale » de Landais, Piketty et Saez, et repris par de nombreux responsables politiques, sont impressionnants. Extraits principalement de rapports de l'INSEE, ils ont été bien recopiés, mais malheureusement sans les précisions fournies par l'organisme officiel.
Les données de L'INSEE
L'INSEE réalise tous les 6 ans une enquête approfondie sur le patrimoine national. Fin 2009, prenant en compte les dettes, il se répartissait comme suit :
en milliards d'euros | Total | Ménages |
Actifs non financiers | 12.147 | 6.768 |
---|---|---|
Logements | 3.794 | 3.143 |
Autres bâtiments | 1.928 | 185 |
Terrains bâtis | 4.340 | 2.954 |
Machines et équipements | 610 | 48 |
Stocks | 378 | 39 |
Autres actifs produits | 232 | 131 |
Autres actifs non produits | 866 | 268 |
Actifs financiers | 20.235 | 3.832 |
Numéraires et dépôts | 4.218 | 1.115 |
Titres hors actions | 2.919 | 63 |
Crédits | 3.450 | 24 |
Actions et titres OPCVM | 6.232 | 915 |
Provisions techniques d'assurance | 1.506 | 1.485 |
Autres | 230 | - |
Ensemble des actifs | 32.382 | 10.600 |
Passifs Financiers | 20.225 | 1.324 |
Numéraires et dépôts | 4.679 | - |
Titres hors actions | 3.051 | - |
Crédits | 3.261 | 1.023 |
Actions et titres OPCVM | 5.914 | 7 |
Provisions techniques d'assurance | 1.510 | - |
Autres | 1.810 | 294 |
Patrimoine net | 12.157 | 9.276 |
Source : Enquête patrimoine de l'INSEE de 2009 |
En ce qui concerne les ménages, l'INSEE prend en compte les actifs financiers (liquidités, livrets, obligations, actions, OPCVM), les biens immobiliers ainsi que le patrimoine professionnel pour les actifs indépendants.
La faille dans le calcul du patrimoine des ménages
Dans ses rapports, l'INSEE indique clairement que les droits acquis par les ménages au titre des retraites par répartition (CNAV, ARRCO, AGIRC, Fonctionnaires, EDF, SNCF, agriculteurs, indépendants…) ne sont pas pris en compte par la Comptabilité nationale pour évaluer ce patrimoine. Cela semble logique, l'INSEE s'attachant d'abord à calculer le "Patrimoine économique national", donc à mesurer le patrimoine de la France existant réellement à une date donnée. Pour tenir compte des retraites par répartition, il faudrait faire apparaître une dette de la collectivité en face des droits acquis par les particuliers, ce qui serait catastrophique pour le niveau de dette de la France, et donc pour sa notation. Trop risqué !
Mais pour l'étude des patrimoines des ménages et des inégalités, ces droits de retraite, qui correspondent à une promesse de rente bien réelle, doivent être pris en compte. Il est étrange de comptabiliser dans son patrimoine la valeur du logement dans lequel un actif a investi pour le louer en vue de compléter sa retraite, mais pas les cotisations qu'il a versées à sa caisse de retraite. Plus anormal même, le capital versé à un assureur pour se constituer une rente (et non pas un capital) au moment de sa retraite est pris en compte dans le patrimoine, mais pas les cotisations versées à la CNAV ou à la MSA. Ce biais, choisi par des organismes et des chercheurs qui traitent des inégalités, minimise considérablement le patrimoine des Français et notamment celui des catégories moyennes et modestes. C'est surprenant de la part de personnes très favorables aux retraites par répartition, et hostiles aux retraites par capitalisation.
Un problème pourtant bien connuDans son rapport de mars 2009, le Conseil des prélèvements obligatoires avait pris soin de faire la différence entre le patrimoine des ménages taxable et celui, un peu particulier mais très important des retraites par répartition :
Comme pour le 17ème rapport du conseil des impôts, il est proposé de retenir dans le champ de l'étude l'ensemble des biens physiques ou matériels qui donnent lieu à des transactions à l'occasion desquelles se révèle leur valeur vénale. Il s'agit donc de la composante économique transférable du patrimoine. L'étude ne prend pas en compte les droits à la retraite. La détermination d'un équivalent patrimonial des droits à la retraite devrait jouer, en théorie, un rôle non négligeable dans le niveau d'épargne des ménages et son allocation entre actifs. Etant la contrepartie d'engagements portés par des régimes obligatoires de retraite par répartition, ils ne résultent pas de décisions individuelles d'épargne sur lesquelles la fiscalité du patrimoine pourrait avoir un impact.
Retraites par répartition : le principal patrimoine des Français
Les salariés du secteur privé consacrent chaque mois 25% de leur salaire brut aux retraites par répartition. A 30 ans, une personne qui aurait commencé à travailler à 20 ans et aurait toujours gagné 2.000 euros bruts par mois, aura déjà versé (son employeur et lui-même) 60.000 euros à ses caisses de retraite. A 50 ans, 180.000 euros. Ce sont ces montants qu'il faut ajouter aux patrimoines évalués par l'INSEE dans le cadre du « Patrimoine national ». Et cette correction bouleverse complètement les statistiques de l'Observatoire des inégalités qui estimait par exemple que le patrimoine médian des 25% de Français les plus pauvres était de 10.486 euros.
Les cotisations retraite des indépendants et agriculteurs sont souvent inférieures à celles des salariés, ce qui explique que ces catégories investissent plus eux-mêmes dans d'autres placements - naturellement pris en compte dans l'évaluation de leurs patrimoines. Par contre, les taux de cotisations retraite employeur du secteur public sont très supérieurs à ceux du secteur privé, allant de 50% à EDF/GDF, 75% pour les fonctionnaires d'État, à plus de 100% à la SNCF. Les patrimoines de ces personnes sont donc très supérieurs à ceux de leurs collègues du privé. A 30 ans, le fonctionnaire d'État qui aurait commencé à travailler à 20 ans et gagnerait aussi 2.000 euros bruts par mois aurait déjà accumulé un patrimoine retraite de 180.000 euros.
Pour plus de transparence sur les cotisations retraitesIl est difficile pour les actifs de se rendre compte de l'importance des sommes qu'ils consacrent à leurs retraites par répartition. La Fondation iFRAP a donc demandé que le total des cotisations déjà versées par chaque salarié et son employeur figurent sur les relevés de situation que les organismes de retraite envoient régulièrement à chacun de leurs adhérents. La majorité des Français constateraient ainsi qu'ils sont dès l'âge de 40 ans à la tête d'un patrimoine retraite qui se monte à plus de 100.000 euros.
Avec les Livret A sur papier, chacun pouvait clairement savoir ce qu'il avait économisé. Les banques sont désormais tenues d'informer chaque mois et par écrit leurs clients sur l'état de leurs comptes. Il est étrange que les Caisses de retraite par répartition n'indiquent pas à leurs clients le total de leurs versements en euros, et non pas en points opaques pour la majorité.
Le montant des cotisations versées par chacun pendant sa carrière donne une indication sur le patrimoine ainsi accumulé. Mais ce sont les engagements de retraites pris par les Caisses qui sont le plus significatif. Chaque année, le Projets de loi de finances chiffre le montant de l'engagement de l'État pour ses propres fonctionnaires. Fin 2009, ce montant était évalué entre 971 et 1.171 milliards d'euros. Ceci confirme que l'État considère que ces sommes sont bel et bien dues aux fonctionnaires qui comptent d'ailleurs absolument dessus.
Ces mille milliards d'euros ne couvrent que les retraites déjà acquises des 2,4 millions de fonctionnaires d'État, mais pas celles des 2,8 millions de fonctionnaires des collectivités locales et des hôpitaux. Pour l'ensemble des retraites par répartition, l'engagement de la collectivité était estimé en 2005 par le Conseil d'Orientation des Retraites entre sept et dix-mille milliards d'euros. Ces 10.000 milliards, soit 5 fois le PIB actuel, représentent de loin l'actif le plus important des Français. A eux seuls, ils sont même égaux à la somme de tous les autres actifs de leur patrimoine, financier plus non financier, qui est de 9.276 milliards comme indiqué dans le tableau ci-dessus. Ne pas en tenir compte dans l'évaluation des patrimoines et des inégalités n'a pas de sens.
Un doublement du patrimoine moyen des FrançaisHors retraites complémentaires, le patrimoine moyen des Français est de 182.000 euros [1].
Mais 10.000 milliards d'engagements retraite pour 50 millions d'adultes ajoutent 200.000 euros par personne en moyenne
Comme on pouvait s'y attendre, les retraites par répartition constituent, et de très loin, le principal patrimoine des Français des 8 premiers déciles. Le patrimoine réel des personnes appartenant aux premiers déciles doit être multiplié par un facteur allant de 30 pour le premier à 3 pour le 5ème. Et par 3 puis 2 pour les déciles allant de 6 à 9. L'impact est proportionnellement faible pour le 10ème décile.
Montants en euros des patrimoines par personne, en euros, chiffres 2003
Déciles | Sans retraites par répartition (source INSEE) | Avec retraites par répartition (estimation iFRAP) |
---|---|---|
1 | 354 | 10.000 |
2 | 2.137 | 20.000 |
3 | 8.357 | 50.000 |
4 | 30.843 | 100.000 |
5 | 76.835 | 200.000 |
6 | 116.801 | 250.000 |
7 | 155.295 | 350.000 |
8 | 204.937 | 500.000 |
9 | 298.051 | 600.000 |
10 | 755.406 | 1.200.000 |
Rapport 10/1 | 2135 | 120 |
Comparaisons internationales
La prise en compte des retraites par répartition dans le patrimoine des Français est également indispensable pour que les comparaisons faites avec des pays étrangers aient un sens. Notamment avec les pays où les retraites sont principalement ou partiellement par capitalisation (Royaume-Uni, États-Unis, Suède, …). Comme le note l'INSEE dans son rapport de 2003, "Les actifs financiers des Américains sont des actions et des créances sur les fonds de pensions pour 27%. La différence de structure s'explique essentiellement par le mode de financement des retraites".
Si les Français estiment que leurs retraites par répartition leur appartiennent moins que les retraites par capitalisation aux Américains, aux Anglais ou aux Suédois, il faut abandonner d'urgence notre système par répartition.
Ces données invalident totalement les mesures et jugements courants sur les écarts de patrimoine et sur les inégalités en France. Tout le monde souhaiterait que les patrimoines des Français les plus pauvres soient beaucoup plus élevés. Mais même la proximité de la campagne électorale ne justifie pas qu'on utilise des chiffres hors de leur contexte pour présenter des inégalités de patrimoine très fortement surestimées.
[1] (Landais et al, page 24)