Guerre des chefs à l’hôpital
L’annonce du 19 décembre, par la ministre de la Santé, d’un plan de « Médicalisation de la gouvernance des hôpitaux » a réouvert le débat : qui doit diriger l’hôpital ? Le directeur nommé par le gouvernement ou les médecins élus par leurs pairs ?
Des personnels déprimés, des malades inquiets, des budgets déficitaires, et des dépenses record, les crises sont permanentes à l’hôpital. Avec deux causes possibles : manque de moyens ou manque d’organisation. Sur la première, les personnels hospitaliers sont unanimes : il faudrait plus d’argent. Sur la seconde, les parties prenantes sont en conflit, notamment au sommet. L’hôpital public français est-il un organisme si unique qu’il puisse fonctionner en étant dirigé par deux équipes rivales ? Tant que ce problème n’est pas traité, impossible de savoir si les moyens disponibles sont excessifs, satisfaisants ou insuffisants.
Un cas type de dysfonctionnement
Pour la nomination d’un responsable de service hospitalier ou d’unité fonctionnelle, le débat oppose depuis des années le Directeur de l’hôpital, le président élu de la Commission médicale d’établissement (CME) et les chefs de Pôle. Problèmes cornéliens : 1) la proposition de nomination faite au directeur doit-elle passer d’abord par le chef de pôle ou par le président de la CME, et 2) qui est habilité à donner un avis ou à proposer. Le débat est si vif que les différents lobbys réussissent régulièrement à le faire remonter au niveau du gouvernement et des parlementaires, comme le montrent les subtilités introduites entre la loi HPST de Roselyne Bachelot-Narquin, celle de Modernisation de Marysol Touraine et la nouvelle proposition d’Agnès Buzyn.
Huit ans de guerres picrocholines[1] hospitalières | ||
Date | Loi | Processus de nominations des chefs de service |
2012 | Hôpital santé et territoire | Nommé par le directeur sur proposition du chef de pôle après avis du président de la CME |
2016 | Modernisation système de santé | Nommé par le directeur sur proposition du président de la CME après avis du chef de pôle |
2019 | Médicalisation de la gouvernance hospitalière | Nommé après accord obligatoire entre le directeur et le président de la CME |
Le cas ci-dessus est représentatif de la guerre de tranchées à laquelle se livrent ces responsables au niveau national et dans trop d’hôpitaux. Il témoigne d’une méfiance entre les acteurs, incompatible avec le fonctionnement normal d’une organisation.
Le protocole de nomination des chefs de pôle (groupements de plusieurs services) a subi des méandres similaires. Initialement, le président de la CME devait soumettre au directeur une liste de candidats. La procédure étant jugée donner trop de liberté au directeur, la CME a ensuite obtenu le droit de ne proposer qu’un seul candidat. Un mécanisme a fixé le nombre de refus autorisés au directeur avant qu’il puisse décider de nommer qui il veut. Le « projet de médicalisation de la gouvernance hospitalière » devrait à nouveau modifier ces règles en imposant que le directeur et le chef de la CME trouvent un accord. Dans cette ambiance de défiance, on imagine les conflits qui surgissent pour les problèmes de budgets, de locaux ou de promotions des personnels.
La position des médecins
Des médecins, et notamment de nombreux présidents des CME, estiment que leur rôle est tellement clef à l’hôpital, qu’ils veulent voir formaliser leurs pouvoirs de codécision avec le directeur. Comme il a été dit: « Quand on amène un polytraumatisé en urgence vitale, c’est nous qu’on appelle ». Un fait incontestable mais qui ne confère ni le droit ni la capacité de diriger un hôpital. Chez Airbus, ce n’est pas nécessairement le meilleur spécialiste des pannes de réacteur qui dirige l’entreprise. On comprend la frustration des médecins qui voudraient disposer de plus de personnels, de machines et produits les plus modernes, de plus d’espace, de plus de promotions pour leurs propres personnels, de plus de crédits de recherche dans leurs spécialités. Une position honorable, preuve de leur engagement, mais peu originale. Dans toutes les entreprises, la recherche, le design, les ventes, l’informatique, le service du personnel, la fabrication, le marketing et tous les autres, demandent, de bonne foi, plus de ressources. Au gouvernement même, les différents ministres (logement, armées, éducation nationale, agriculture, justice…) demandent chaque année plus de moyens. Et partout, il faut qu’un responsable fixe une direction et arbitre entre toutes les demandes.
Comment cela se passe ailleurs
Ni dans les usines, ni dans les services, des procédures formelles ne sont mises en place pour qu’un groupe de salariés réduise les pouvoirs des directeurs. Ce rôle n’est pas celui des salariés. Le conseil d’administration ou de surveillance est là pour évaluer le directeur, orienter son action, le remplacer éventuellement. Et l’expérience montre que quand des groupes de personnes, mêmes clefs, réussissent à profiter de leurs situations pour imposer leurs vues, ce n’est jamais positif pour l’ensemble. Exemple : les pilotes des compagnies aériennes, les traders des banques, les conducteurs de trains, les aiguilleurs du ciel, les musiciens d’orchestre.
Un curieux diagnostic Pour expliquer les problèmes de management à l'hôpital, le livre de Frédéric Bizard, construit par une équipe d'un trentaine de professionnels et d'experts de la santé de haut niveau, Alors ! la réforme globale de la santé c'est pour quand ? pourtant très complet par ailleurs invoque : "L'organisation actuelle implique la subordination des ressources les plus qualifiées (professeurs, docteurs) à des ressources sensiblement moins qualifiées (directeurs)." Une situation banale dans tous les domaines où des professionnels spécialisés travaillent dans des équipes pluridisciplinaires. |
Directeurs compétents ou incompétents
Si la volonté des médecins d’imposer leur pouvoir est justifiée par l’incompétence avérée d'un directeur, la bonne solution n’est pas de perturber le fonctionnement de l’hôpital en créant deux hiérarchies, mais d’en recruter de compétents. A Air France, il a fallu trouver un canadien, chez Renault un espagnol, chez Citroën, une anglaise. Pourquoi ne pas injecter des profils d’industriels, de dirigeants de sociétés de service, de directeurs de cliniques, d’étrangers et évidemment de médecins. Dans tous les domaines, on voit des nominations de responsables venus de secteurs très différents et réussir, le rôle étant plus de savoir s’entourer, entrainer, évaluer, que de connaître le détail des traitements.
Un problème supplémentaire : le conseil d’administration ou de surveillance Dans les hôpitaux publics, la position de l’organe de management ultime a souvent été ambigüe. Dans la situation classique du bénéficiaire non payeur, la présidence quasi automatique du maire à la tête du Conseil d’administration a poussé cet organisme à demander à l’État et à la CNAM toujours plus de bâtiments, de spécialités et de personnels pour son hôpital, quel qu’en soit le coût, parfois même sans tenir compte des problèmes de sécurité et avec une propension au clientélisme dans les embauches. Seule une plus grande décentralisation de la gestion hospitalière, et de son financement, pourrait responsabiliser les élus locaux. |
Conclusion
Les différents à la tête des hôpitaux entre directeur et médecins se propagent dans toute la structure hospitalière et affaiblissent l’autorité de la direction. Les autres personnels et les syndicats jouent de cette tension aux dépens de l’esprit d’entreprise. Au lieu de médicaliser la direction des hôpitaux, l’urgence est de la professionnaliser en donnant à ces responsables, médecins ou non, à la fois les compétences, le prestige, les soutiens et les pouvoirs nécessaires pour accomplir leurs tâches. Le tout en échange de leurs responsabilités qu’ils ne peuvent assumer qu’en respectant des responsables médicaux, techniques et administratifs décidés à coopérer avec lui et entre eux.
[1] conflit entre des institutions, des individus, aux péripéties souvent burlesques et dont le motif apparaît obscur ou insignifiant.