Florange, la nationalisation et l'Europe
L'accord est signé, on ne reviendra pas dessus, la page est tournée et le Premier ministre a bien fait de refuser de se lancer dans une procédure de nationalisation. Mais quel épisode consternant ! Au-delà de l'épisode lui-même, quelle gestion consternante depuis des dizaines d'années ! Depuis que la sidérurgie française, mais aussi européenne, est en crise et que notre Lorraine attend de sortir par le haut du processus de destruction annoncé à intervalles réguliers.
Cela a démarré en 1973 et en 2003 le projet Apollo programmait la fin inéluctable des hauts fourneaux de Florange. Déjà, Arcelor était née en 2001 de la fusion franco-hispano-luxembourgeoise entre Usinor, Aceralia et Arbed, et la France n'avait pas conservé de présence dans cet ensemble, où l'actionnaire principal était l'État luxembourgeois. En 2006 Arcelor finit par accepter l'OPA d'abord hostile de Mittal. ArcelorMittal naît, contrôlée par la famille Mittal. Pourquoi faut-il que maintenant Lakshmi Mittal devienne le bouc émissaire de toutes les démissions successives de la France ? L'intéressé a certainement eu beau jeu de rappeler que le projet Apollo condamnait, il y a 9 ans, la filière chaude de Florange, et qu'il n'a pas violé d'engagement pris en 2009 concernant Gandrange pour la bonne raison qu'il n'en avait pris que sous réserve d'une conjoncture favorable – ce qui se comprend.
M. Mittal n'est pas un enfant de chœur ? Mais qui pouvait le croire, et qui n'a pas voulu lui tenir tête en France - et en Europe ? Et après tout M. Mittal est citoyen britannique, son groupe est luxembourgeois – autrement dit l'un et l'autre sont européens.
Une nationalisation sans objet et suivie d'une cession au privé contraire au droit communautaire.
La nationalisation pour quoi faire ? Pour se débarrasser d'une entreprise dont le chef ne serait pas le bienvenu en France, où, entre autres, son groupe emploie 20.000 salariés [1], tout en se débattant dans les difficultés d'une récession qui se solde partout par des pertes ? Mittal transformé en mouton noir à éliminer, pour le remplacer par un providentiel mouton blanc, un miraculeux sauveur en la personne du russe Severstal, allié à un Français dont les seules épaules ne sont pas assez solides ? Mais qu'est-ce qu'auraient pu faire ces concurrents que Mittal n'a pas fait, alors qu'ils sont confrontés aux mêmes problèmes ? Pourquoi faire confiance aux uns plutôt qu'aux autres ? Pourquoi mettre en doute les dires du gouvernement selon lequel les prétendus repreneurs n'étaient « pas crédibles », (Severstal n'aurait fait aucune offre ferme selon le député socialiste Faure) alors qu'ils se sont eux-mêmes bien gardés de faire aucune annonce publique ?
La seule chose que l'on sache, c'est que ces repreneurs éventuels n'avaient aucune intention de ne reprendre que la filière chaude et auraient exigé que la filière froide de Florange, que Mittal n'a aucune intention d'abandonner, tombe dans leur escarcelle. La ficelle était un peu grosse entre concurrents qui ne se font pas de cadeaux et sont opposés depuis l'OPA de 2006… Or c'était cette exigence qui rendait la nationalisation nécessaire, puisque Mittal était quant à lui demandeur de la cession de la filière chaude [2].
La nationalisation aurait probablement été possible selon les règles constitutionnelles françaises, dans la mesure où le Conseil constitutionnel n'est pas juge, sauf « erreur manifeste », des raisons d'ordre public qui la justifient. Mais d'autres entreprises, où les pertes d'emploi risquent d'être beaucoup plus importantes, se pressaient déjà aux portes du gouvernement avec des arguments au moins aussi pertinents pour obtenir un traitement identique. D'autre part, le paiement d'une juste indemnité, évaluée à 1 milliard d'euros par le Premier ministre, était légalement incontournable.
Surtout, pour quoi faire ? Écartant d'emblée une nationalisation définitive, le gouvernement a évoqué une opération « transitoire » dont le seul motif aurait donc été le remplacement d'un opérateur privé par un autre.
Et c'est là que l'on oublie un acteur dont le nom n'a jamais été évoqué dans cette affaire - sauf pour préempter 250 millions de subventions dans le cadre de l'éventuel projet Ulcos - l'Europe.
Or la revente à un concurrent d'une entité nationalisée, c'est-à-dire après dépeçage partiel des activités de Mittal (l'expropriation de la filière froide), évidemment préjudiciable à ce dernier, aurait évidemment été regardée de très près par les autorités communautaires. Dans la mesure où la nationalisation n'aurait nullement eu comme objectif la réorganisation par l'État du site, mais seulement le remplacement d'un opérateur privé par un autre, on ne voit pas comment la cession aux repreneurs ne se serait pas traduite par un avantage donné à ces derniers qui aurait faussé le jeu de la concurrence. Aide d'État interdite (critère non respecté de l'investisseur avisé en économie de marché), concurrence faussée, les angles d'attaque ne manquaient pas au vu desquels la menace de nationalisation n'était guère qu'un épouvantail à moineaux.
Voir la vérité en face, et la dire.
De faux espoirs donnés au prix d'une décrédibilisation de l'action gouvernementale, à l'intérieur comme à l'extérieur, l'attention accaparée par l'avenir d'une filière industrielle en inévitable déclin, alors qu'elle devrait être tournée vers les secteurs prometteurs…Un gâchis qui n'a pour origine que l'incapacité des gouvernements successifs à voir la vérité en face et à en faire la pédagogie auprès des Français.
Il ne faut d'ailleurs pas dramatiser à l'excès la situation. D'autres filières chaudes sont exploitées en France, le site Mittal de Dunkerque enregistre des records, et la sidérurgie emploie 40.000 personnes en France, soit environ 10% de la sidérurgie européenne. Non, la filière française n'est pas morte !
Nous l'avons dit, le Premier ministre, en refusant l'hypothèse de la nationalisation et en maintenant cette position auprès des syndicats avec la fermeté nécessaire, a fait le seul choix possible. Il n'en reste pas moins que s'opposer à un plan social pour maintenir des emplois ne peut qu'être regardé comme une opération politicienne qui pour le moins ne mérite pas notre approbation. Il n'est d'ailleurs pas sûr que les salariés lui en sauront gré. Et c'est au surplus un signe incompréhensible pour les salariés, beaucoup plus nombreux, d'autres entreprises – Air France, Sanofi, SFR par exemple, demain les chantiers navals peut-être – victimes de plans sociaux et qui ne bénéficieront pas de la même sollicitude.
Il ne faut pas d'autre part que le gouvernement s'en tienne là et se borne à justifier sa décision par la seule garantie d'une absence de plan social, dont du reste il semble qu'il n'ait jamais été question comme l'ont relevé les syndicats. Il ne faut pas qu'il donne l'impression de regretter de n'avoir pu, faute de moyens, imposer une solution de remplacement d'un opérateur privé par un autre, remplacement qui n'aurait rien résolu et qui passe au surplus par la désignation d'un ennemi qui reste quand même le principal opérateur sidérurgique français. A ce compte-là tout le monde est perdant, et surtout l'État qui fait passer encore une fois sa décision pour de l'impuissance. Il doit être plus clair dans l'explication de ses choix, et montrer qu'il s'agit d'une décision justifiée par une stratégie industrielle tournée vers l'avenir, et que les ressources publiques peuvent être mieux utilisées qu'à être englouties dans une filière en déclin depuis quarante ans. En un mot, que le gouvernement fasse preuve de courage, de pédagogie et de vision industrielle.
[1] Lorsque Arnaud Montebourg s'est emporté contre Mittal en souhaitant le mettre à la porte de la France, la réaction des salariés du site de Dunkerque a été « il est fou de dire ça » !
[2] Au passage, soulignons que la disposition que le gouvernement veut introduire dans la loi, imposant la cession des activités « rentables » menacées de disparition, n'auraient évidemment été d'aucune application possible dans le cas de Florange.