Fermeture de « sites rentables » : casus belli prévisible
L'avant-projet de loi transposant l'"accord national interprofessionnel sur la compétitivité et l'emploi" (ANI) vient d'être soumis au Conseil d'État. Les partenaires sociaux, Medef compris, s'estiment « globalement » satisfaits, bien que des sujets d'irritation subsistent pour les uns comme pour les autres, et que les syndicats réfractaires (CGT, FO) ne désarment pas. Nous n'allons pas ici discuter de cette transposition, qui tient en pas moins de 47 pages modifiant le Code du Travail [1]. Mais de gros nuages s'amoncellent à l'horizon sur la question des fermetures des sites réputés rentables, dans la mesure où le gouvernement, fidèle à sa politique de balancier, entend parallèlement, et au même moment que le vote de la loi de transposition, ajouter au texte de l'accord (obligeant seulement l'entreprise à rechercher un repreneur) une loi dont l'objet pourrait bien être de rendre impossibles en pratique ces fermetures. Rendez-vous en avril.
Contexte
L'accord du 11 janvier contient une disposition, reprise dans l'article 14 de l'avant-projet de loi, obligeant les entreprises qui envisagent un projet de licenciement collectif à rechercher un repreneur et à en informer le comité d'entreprise, lequel peut recourir à un expert en vue d'une analyse et éventuellement d'un avis. Les partenaires sociaux ne sont pas allés plus loin, mais le Président vient d'annoncer « qu'il y a un engagement qui a été pris sur les sites rentables », et qu'il « trouvera sa place dans le calendrier parlementaire ». François Hollande s'était en effet engagé à renchérir le coût des licenciements collectifs pour les entreprises qui versent des dividendes ou rachètent leurs actions, ce « pour dissuader les licenciements boursiers ». C'était le 35éme de ses 60 engagements de campagne. Cette annonce vient évidemment à point nommé, au moment où les mouvements sociaux se multiplient, pour souligner l'insuffisance à ses yeux de l'accord du 11 janvier et indiquer qu'indépendamment de la transposition de cet accord, une loi beaucoup plus contraignante verra le jour. Une manière aussi de s'assurer par cette contrepartie de la mansuétude des syndicats réfractaires et de la bonne volonté des députés amenés à voter la loi de transposition.
Rappel historique
Le 28 février dernier, en pleine campagne présidentielle, un groupe de députés mené par François Hollande avait déposé une proposition de loi « tendant à garantir la poursuite de l'activité des établissements viables ». Restée sans suite, cette proposition avait pour objet de contraindre une entreprise qui envisage de mettre fin à l'exploitation d'un site ou d'une activité, à en informer le tribunal de commerce. Ce dernier nomme un mandataire qui a pour tâche de rechercher des repreneurs, collecter les offres et donner son avis. Le texte ajoutait que « Lorsque le mandataire a estimé qu'au moins une offre était pertinente et que l'entreprise refuse d'en accepter une, le tribunal de commerce peut prononcer la cession du site ou de l'activité dans les conditions définies au chapitre II du titre IV du livre VI du présent code ».
On remarque l'extrême radicalité du texte, qui ne fait pas référence au caractère viable ou rentable de l'activité, non plus d'ailleurs qu'au fait que l'entreprise ait on non distribué des dividendes. En ce sens, le texte est encore plus radical que celui, établi par l'extrême gauche, qui cherchait à pénaliser les licenciements « boursiers », que personne ne sait du reste définir. Mais, en confiant au tribunal de commerce la décision de forcer la cession à un concurrent, le texte était presque certainement anticonstitutionnel, comme contraire à la liberté d'entreprendre et au droit de propriété, sans même évoquer la compatibilité avec la réglementation européenne.
S'ensuit entre juillet et octobre 2012 une période confuse où différents projets sont élaborés, notamment par le député Bruno Le Roux et Arnaud Montebourg, qui se saisit du sujet à propos de Florange et prétend faire voter dans les trois mois une loi s'appliquant à ce cas. Il est démenti aussi bien par le gouvernement que par Bruno Le Roux, et aucun texte n'est finalement divulgué. Le sujet n'est plus évoqué, car la CFDT et le Medef avaient fermement refusé qu'il soit retiré de leur négociation alors qu'il figurait sur la feuille de route gouvernementale.
Mais le 15 janvier dernier, soit immédiatement après la conclusion de l'ANI, et certainement au vu du résultat trop minimaliste de la négociation que nous avons évoqué, Bruno Le Roux remet sur la table la proposition de loi. Trois jours après, c'est au tour du ministre des relations avec le Parlement d'y ajouter le feu vert du gouvernement. Et le 11 février comme nous l'avons vu, c'est le Président lui-même qui se prononce.
Que nous prépare le gouvernement ?
Si l'orchestration est claire, le morceau l'est beaucoup moins. Le but est certainement de donner satisfaction aux ennemis déclarés des licenciements « boursiers », qui d'ailleurs préparent eux-mêmes une proposition de loi (il s'agit d'André Chassaigne, président du groupe parlementaire du Front de gauche), apparemment rédigée de façon simpliste de manière à interdire tout licenciement aux entreprises qui distribuent des dividendes. Telle quelle tout au moins, cette proposition n'a aucun avenir devant elle. Le gouvernement dit abandonner toute tentative de s'attaquer aux licenciements dits boursiers, tout en relevant que Sanofi ne licencie pas, mais supprime des emplois – ce qui est exact, et s'applique à bien d'autres cas où l'entreprise joue sur les départs volontaires (Renault notamment).
Mais alors, que nous prépare-t-on ? Apparemment, la loi ne s'appliquerait qu'aux sites « rentables » ou « viables ». Mais qu'est-ce qu'un site ou une activité rentable – ou viable ? Le terme n'aurait guère de sens s'il devait s'appliquer à la seule activité de recherche de Sanofi, que le gouvernement cite. Faut-il apprécier la notion de rentabilité au niveau du site, de l'activité, de l'entreprise, ou encore du groupe, national ou international, dans son entier ? On sait déjà que la jurisprudence de la Cour de cassation retient la notion de groupe lorsqu'il s'agit d'apprécier la cause réelle et sérieuse d'un licenciement économique pour « difficultés » rencontrées par l'entreprise. Mais on sait aussi (décision Vivéo) que l'absence de cause réelle et sérieuse n'entraîne pas la nullité des licenciements ni l'obligation de réintégration des salariés, mais se résout seulement en dommages-intérêts.
Une farce dont les entreprises seraient les dindons ?
La nouvelle loi pourrait-elle aboutir à interdire de facto les fermetures de sites, soit, comme prévu dans la proposition initiale de François Hollande, par l'obligation de cession, soit par le renchérissement du coût des licenciements, comme le précisait dernièrement l'entourage du Président, sans que l'on sache à quelle loi il était fait allusion ?
Même si l'obligation de cession paraît quant à elle condamnée par la Constitution, une chose paraît sûre, c'est que le gouvernement mettra tout en œuvre pour empêcher en pratique les fermetures de sites ou d'activité, en empêchant les chefs d'entreprise de jouer leur rôle de choix en matière de stratégie et d'adaptation continuelle à la conjoncture. Un casus belli avec les entreprises et une bien mauvaise nouvelle pour l'attractivité de la France, au détriment de l'emploi en fin de compte. Ce que le gouvernement a donné d'une main, à savoir la transposition de l'accord négocié entre partenaires sociaux, et qui est censé faciliter les adaptations nécessaires, risque d'être repris de l'autre, en rendant les licenciements impossibles en pratique. Ce qui serait bien plus efficace que de laisser les tribunaux décider après coup que les licenciements ne reposent pas sur une cause réelle et sérieuse. Au dénouement de cette politique de balancier, un épisode qui pourrait rappeler la pseudo négociation des 35 heures avec Martine Aubry, qui a valu à Jean Gandois de s'estimer être le dindon de la farce et de démissionner de la présidence du Conseil national du patronat français (CNPF, ancêtre du MEDEF).
[1] On remarquera seulement que la future loi ajoute encore beaucoup de complexité au code en question, et beaucoup de coûts supplémentaires à prévoir pour les entreprises sur bien des sujets, à côté de simplifications intéressantes concernant surtout les plans sociaux