Entreprises : le point sur la cogestion
Vantée par les Français, remise en question par les Allemands, le système de la cogestion « à l'allemande » reste un thème à débattre, surtout en ces temps d'instabilité législative. L'implication des salariés dans les décisions stratégiques du directoire permet-elle d'accentuer ou au contraire d'affaiblir la compétitivité des entreprises ? Une question discutée des deux côtés du Rhin.
Le principe de « cogestion » désigne la participation, protégée par la loi, des salariés ou de leurs représentants à la structure et à l'organisation d'une société, sous forme de droit de véto ou d'approbation. Concrètement, cela signifie que les employés ou ceux qui les représentent sont étroitement associés à toutes les décisions de l'entreprise.
Les éléments qui différencient la cogestion française de la cogestion allemande sont d'ordre structurel. Notre culture privilégie en effet un pouvoir statique et concédé d'en haut tandis qu'on reconnaît outre-Rhin au certain pouvoir de contrôle des employés sur les grands choix commerciaux, technologiques ou encore financiers. Le directoire est nommé et surveillé par un conseil de surveillance en Allemagne, d'où la notion de dualisme. C'est l'implication des salariés dans le conseil de surveillance allemand qui fait la différence essentielle, car il s'agit là d'un système de cogestion entrepreneuriale qui n'existe pas dans le secteur privé français. En France, surveillance et directoire ne sont pas séparés et prennent ensemble la forme d'un conseil d'administration. Un tel phénomène permet aux salariés d'éviter toute prise de responsabilité dans des choix dont ils peuvent éventuellement par la suite dénoncer les conséquences tandis que les dirigeants ne sont soumis à aucune évaluation par leurs employés.
Plus globalement, le principe d'inclusion des salariés dans les entreprises se répartit en deux secteurs. En un premier temps, il se traduit par une cogestion fonctionnelle (ou représentation sur le lieu de travail), par laquelle les salariés élisent les syndicats, qui formulent ensuite les intérêts des employés auprès du patronat. Il se traduit en un second temps par une cogestion entrepreneuriale par laquelle les salariés élisent leurs représentants directement dans le conseil de surveillance, donc dans un conseil d'égale importance au directoire. Cette différentiation est essentielle puisque le conseil de surveillance a un rôle de nomination des membres du directoire et de contrôle des opérations sociétales. Il a donc un effet direct sur le directoire.
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**Comparaison franco-allemande au niveau de la cogestion fonctionnelle
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En termes de représentation salariale, le principe du comité d'entreprise « pur » est prédominant en Allemagne. Le comité d'entreprise est composé de membres de la société et est élu par tous les salariés (tous les quatre ans en Allemagne). Il négocie directement les droits salariaux avec l'employeur. En France, dans les entreprises de 5 à 49 employés, la législation requiert un délégué de personnel, qui n'est certes pas sous influence patronale, mais qui n'est qu'une sorte de médiateur, donc dans une position nettement inférieure au comité d'entreprise allemand pour le même nombre de salariés. Dès lors qu'une entreprise emploie 50 employés ou plus, le fossé entre les législations allemande et française se creuse encore davantage, puisque le chef d'entreprise ou son adjoint devient chef du comité d'entreprise français, composé de délégués du personnel élus et éventuellement de représentants syndicaux [1].
Dans certains cas, le chef d'entreprise peut prendre des décisions unilatérales, si aucun accord n'a pu être obtenu : par exemple pour les augmentations salariales Dans d'autres cas, aucune décision ne peut être prise sans l'accord des deux parties, par exemple sur l'organisation du temps de travail. La prise en compte des salariés, bien qu'existante, paraît donc pour le moins aléatoire sur des sujets aussi importants que la négociation salariale. La cogestion comprise comme le droit des employés à s'opposer à une décision patronale n'existe donc pas de manière automatique en France. Le système du comité d'entreprise sans influence patronale est pourtant la règle dans la plupart des pays de l'Union européenne.
**Comparaison franco-allemande au niveau de la cogestion entrepreneuriale
C'est au niveau entrepreneurial que la cogestion allemande se différencie le plus du système français. L'atout allemand le plus discuté dans ce domaine concerne la parité de sièges entre employeurs et employés dans les conseils de surveillance des sociétés de capitaux à plus de 2.000 salariés. Cela signifie que le nombre de représentants des salariés et de celui des employeurs est le même. Cela concerne environ 800 sociétés en Allemagne. De plus, dans les sociétés anonymes, un tiers des sièges dans le conseil de surveillance est réservé aux employés, deux tiers aux actionnaires. Cela concerne environ 3.500 sociétés. A titre de comparaison, la représentation des employés dans les conseils d'administration en France se résume à quelques sièges. Ces quelques élus n'ont pas de droit de vote, ils peuvent seulement inclure des thèmes dans l'ordre du jour. Leur présence ne semble donc que symbolique. Le seul atout français dans ce domaine est le fait que les sociétés récemment privatisées peuvent garder le principe d'un tiers de sièges pour les représentants d'employés dans les conseils d'administration si 2/3 des actionnaires ne décident pas le contraire. On constate toutefois que très souvent les actionnaires préfèrent l'entre-soi et refusent le principe d'accorder un tiers des sièges aux représentants des employés.
**Les Allemands remettent en cause leur système
Une des conséquences de la mondialisation est la mise en compétition des salariés des pays développés avec ceux des pays émergents aux salaires en général bien moins élevés tout particulièrement pour les entreprises à la recherche d'une main-d'œuvre peu coûteuse..Dans cette perspective, la singularité allemande, qui implique la remise en cause constante des décisions du directoire par le conseil de surveillance, a fait l'objet d'interrogations récentes et peut représenter une source d'incertitude pour les employeurs, notamment au sujet des demandes d'augmentation salariale que peut effectuer le directoire. Par ailleurs, une forte cogestion ne représente pas nécessairement un avantage compétitif face à d'autres pays comme le montre une étude de l'association allemande des employeurs (Bundesvereinigung der Deutschen Arbeitgeberverbände) et de l'association allemande de l'industrie (Bundesverband der Deutschen Industrie) Une source de confusion supplémentaire pour les sociétés allemandes est une décision de la Cour de Justice de l'Union européenne de 2002, d'après laquelle des sociétés étrangères – donc ayant leur siège administratif à l'étranger – mais opérant en Allemagne, n'ont plus besoin d'incorporer les règles de cogestion allemandes. Autrement dit, depuis cette décision une société peut éviter ces règles strictes et contraignantes du point de vue du directoire en choisissant d'installer son siège à l'étranger. Une telle disposition permet d'être en conformité avec une des libertés fondatrices de l'UE : celle des libres mouvements des capitaux. Pour la majorité des experts, il s'agit donc d'une révision du système allemand, plutôt que d'une adaptation des autres systèmes à celui de l'Allemagne. S'ajoute à cette possibilité difficilement soutenable économiquement parlant, une complexité en droit international : même si la cogestion trouve sa place en tant qu'élément important pour la bonne gestion de la société, elle s'oppose au droit d'établissement européen alors même qu'il occupe une place de plus en plus importante dans la jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union européenne.
**Quels sont donc les attraits de la cogestion « à l'allemande » ?
Cette question est essentielle puisque la cogestion à l'allemande a pour origine des considérations vieilles de plusieurs décennies malgré des réformes dans les années 50 et 70. Pourquoi le Sonderweg allemand est-il poursuivi avec une telle constance ? La réponse est que les arguments économiques en défaveur du principe de cogestion sont contrebalancés par un aspect positif : l'inclusion effective des salariés dans la hiérarchie d'une société crée un sentiment d'appartenance et de dépendance mutuelle des acteurs au sein d'une société qui suscite auprès des salariés une très forte implication dans leur travail et donc une plus grande productivité. Par ailleurs, le très fort dialogue entre employeurs et employés permet de déminer plus facilement de possibles conflits à l'intérieur de la société. Cela est favorisé par le fait que les employés possèdent beaucoup plus d'informations nécessaires que les actionnaires.
[( Hans Birnbaum, ancien CEO de la Salzgitter AG (producteur d'acier) et ancien chef du conseil de surveillance de Volkswagen, souligna en 2006 que dans les temps de crise surtout, la cogestion rend les représentants du personnel conscients de leur responsabilité envers les personnes et envers l'entreprise. )]
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Conclusion
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Il est indéniable que le système de cogestion allemand est bénéfique tant sur le plan social qu'économique. Le fort sentiment d'appartenance des employés à leur entreprise assure une plus grande productivité et permet de ne pas tomber dans certaines dérives du syndicalisme qui tend à monter « ceux d'en haut » (les patrons) contre « ceux d'en bas » (les employés). Pourtant, face à la liberté de circulation des capitaux et d'établissement des entreprises, qui sont par ailleursdes atouts pour l'économie européenne, la cogestion allemande nécessite une révision urgente afin de s'adapter plus facilement à l'entreprenariat. Il serait dommage, à la fois pour les entreprises et les salariés, de laisser la cogestion se scléroser et de la laisser devenir un outil hors d'âge alors même qu'elle est porteuse de nombreux atouts. Une question, cependant, demeure : la volonté de simplifier le système de cogestion pour les entrepreneurs doit-elle se faire au détriment de la cogestion entrepreneuriale, qui semble en soi plus efficace ?
Personne ne parle d'abolir la cogestion en France. Au contraire, le Premier ministre Jean-Marc Ayrault a évoqué le 3 juillet 2012 devant l'Assemblée nationale son concept général du « compromis historique », qui ouvre la voie à une social-démocratie française laissant entrevoir la possibilité de se rapprocher d'un système de cogestion en France. Une bonne idée !
[1] Dans une entreprise d'au moins 50 salariés, chaque syndicat « représentatif » peut désigner un ou plusieurs délégués syndicaux ; ceux-ci devront avoir obtenu au moins 10% des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections au comité d'entreprise.