Certification des comptes des petites entreprises françaises : la bataille commence
Dans le cadre des réflexions sur la loi PACTE, le gouvernement envisage de remonter les seuils d’obligation de certification des comptes des entreprises. Les seuils de la France sont beaucoup plus bas aujourd’hui que les seuils européens. Une SARL française, par exemple, doit faire certifier ses comptes à partir de 1,5 million de total de bilan alors que le seuil européen est de 4 millions… Deux rapports récents s’affrontent sur le sujet : un rapport de l’inspection générale des finances pour la hausse des seuils et un rapport de la compagnie nationale des commissaires aux comptes qui est contre.
L’idée défendue ici par le gouvernement est celle de la simplification quand la profession rétorque que la manque à gagner sera pour les commissaires aux comptes d’environ 800 millions d’euros par an avec des pertes plus importantes sur les petits cabinets qui certifient les comptes de petites entreprises. Plusieurs questions restent à ce stade en suspens :
- Combien va coûter la mise en place de procédures de contrôle visant à remplacer le contrôle effectué à ce jour par les commissaires aux comptes ?
- La convergence vers les seuils européens va-t-elle se faire de manière progressive ?
- Pourquoi le gouvernement ne propose-t-il pas aux commissaires aux comptes d’être associés dans la démarche de certification des comptes des collectivités locales qui démarre en ce moment avec l’expérimentation pour 25 collectivités ?
Dans le cadre de l’objectif d’allègement des contraintes pesant sur les entreprises, formulés dans la circulaire du 26 juillet 2017[1] relative à la maîtrise du flux des textes réglementaires et de leur impact, il s’agissait en particulier d’évaluer :
- Les coûts et les bénéfices de la certification des comptes ;
- Les effets sur la sécurisation de la base imposable (pour l’Etat) ;
- Leur accès au financement ;
Les propositions de la mission IGF
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Les principales conclusions de l’IGF se fondent sur les éléments suivants :
Les seuils français de certification obligatoire des comptes sont beaucoup plus bas que ceux prévus par la réglementation européenne et surtout hétérogènes, en fonction de la nature juridique des entités considérées (SA/SCA ; SARL/SNC/SCS ; SAS), mais aussi de leur intégration ou non à un groupe, et enfin publiant ou non des comptes consolidés. Le résultat est que des optimisations sont possibles, permettant par exemple à des filiales de publier leurs comptes tandis que leur société mère ne le fait pas… ou à des groupes entiers d’échapper à l’audit de leurs comptes.
Le marché de l’audit en France est caractérisé par un fort émiettement des cabinets : les 7 premiers représentent 50% des honoraires, tandis qu’au Royaume-Uni, les 4 premiers représentent 74% des honoraires. Les 13.494 CAC français représentent un nombre comparable à leurs homologues britanniques (13.084) ou Allemands (17.342), comparativement à l’Italie par exemple (153.947). Cependant que les entreprises contrôlées sont beaucoup plus nombreuses en France (182.500) qu’au Royaume-Uni (12.450) ou qu’en Allemagne (46.255). L’Italie est atypique (lutte contre la corruption) avec 300.000 entités contrôlées par… 153.947 CAC. Le chiffre d’affaires réalisé par la profession est de 2,5 milliards d’euros en France contre 7,5 milliards d’euros en Allemagne (lié sans doute aux obligations comptables importantes des groupes et de la taille du Mittelstand).
L’IGF effectue ensuite un certain nombre de tests effectués au voisinage (+/- 10%) des seuils de certification obligatoire. Les résultats sont les suivants :
L’effet sur la certification des comptes des petites entreprises n’apparaît pas significatif : en effet le nombre de certifications avec réserve au-dessus des seuils français mais en-dessous des seuils européens, ressort à 2,2%, le refus de certification lui atteignant seulement 0,5% ; Mais l’IGF ne tient pas compte que cette proportion chute de 50% après le franchissement des seuils européens pour se situer à 1% pour la certification avec réserve et 0,3% pour le refus de certification.
L’effet sur la qualité de la base fiscale n’est pas perceptible, le taux de redressement ne s’améliore que faiblement de 8,3% à 7,9% au franchissement de seuil français de certification obligatoire s’agissant des SARL et va même en sens inverse s’agissant des SAS (6,3% à 7%). De même s’agissant du taux de contrôle sans redressement qui passe pour les SARL de 21,7% (en l’absence de certification obligatoire) à 21,9% et baisse pour les SNC de 13,9% à 13,2% et pour les SAS de 20,5% à 17,4%.
La présence ou l’absence d’un CAC ne semble pas modifier la capacité des petites entreprises à se financer. En témoigne la cotation effectuée par la Banque de France via le fichier FIBEN. L’IGF précise que « La distribution des entreprises (…) est identique, que ces entreprises aient fait l’objet d’une certification de leurs comptes ou que leurs comptes n’aient pas été certifiés. »
La présence d’un CAC quant à la pérennité des entreprises considérées n’est pas significative. Il apparaît qu’au voisinage des seuils français le taux de défaillance passe de 1% (absence de certification obligatoire) à 1,5% (certification obligatoire) pour les SARL et pour les SAS en sens contraire de 1,4% à 1,1%.
Même constatation s’agissant des suites judiciaires occasionnées : révélation d’un fait délictueux aux procureurs de la République de 0,5% des mandats d’entreprises commerciales en dessous des seuils européens à 0,3% au-dessus des seuils européens.
Enfin l’audit légal constitue une charge plus élevée proportionnellement pour les petites entités que pour les grosses en s’ajoutant aux coûts d’expertise comptable. Il apparaît en particulier que les entreprises en dessous des seuils européens subissent une charge d’honoraires rapportée à leur chiffre d’affaires de 0,17% contre 0,02% en moyenne au-dessus de ces mêmes seuils. De même dans le premier cas les demandes de dérogations s’élèvent à 31% des cas contre 25% au-dessus de ces seuils.
Conséquences des réformes proposées pour la profession
L’IGF estime la perte de chiffre d’affaires à 620 millions d’euros liés à la perte d’environ 120.000 mandats (pour les entités situées en dessous des seuils européens mais au-dessus des seuils français), les cabinets disposant de la double compétence expertise-comptable/CAC préservant mieux leur activité que les autres. Par ailleurs, le secteur vivrait une concentration accrue de son activité (en contradiction avec la proximité dont le réseau des CAC jouit actuellement) en particulier la part des mandats « Big Seven » croitrait, passant de 25% à 44% tous mandats confondus, tandis que leur part de chiffre d’affaires passerait de 44% à 61%.
La défense de la CNCC
La Compagnie nationale des commissaires aux comptes fait valoir plusieurs arguments pertinents[2] :
- La mission IGF ne propose qu’une seule option : celle d’une bascule complète vers les seuils européens PEC (4/8/50), sans envisager de stade intermédiaire. Or cette possibilité existe au regard des textes européens dans la mesure où « il revient à chaque Etat membre de tenir compte des conditions et besoins spécifiques des petites entreprises et des utilisateurs des états financiers. » D’ailleurs le benchmark réalisé par l’IGF est incomplet car il ne développe pas le cas de l’Espagne (37.775 entités contrôlées par 4.177 CAC représentant 567 M€ de CA) qui ont fait le choix de seuils intermédiaires pour l’audit statutaire ;
- Par ailleurs, la Suède et le Danemark qui avaient relevé leurs seuils d’audit « ont constaté les effets négatifs (…) sur la fraude fiscale » tout comme l’Italie (mais elle est statistiquement atypique comme on l’a vu plus haut). Ils envisagent à présent de les abaisser de nouveau ;
- Le rapport de l’IGF méconnaîtrait le rôle incitatif essentiel dans le cadre de la prévention des risques que les CAC jouent auprès des entités contrôlées. Rôle qui ne peut se retrouver dans les chiffres mesurés au voisinage des seuils : « Les risques évités et les anomalies corrigées sont de facto méconnus par les utilisateurs des comptes ». En effet le CAC avant toute publication d’une réserve ou d’un refus propose des corrections aux dirigeants de l’entité qui intègrent ces corrections : « ce qui explique la rareté des réserves et refus de certifier » ;
- Par ailleurs, s’agissant de la lutte contre la fraude fiscale, le rapport IGF ne cite pas les déclarations de soupçons envoyés à TRACFIN ;
- S’agissant de la capacité de financement, l’IGF fait mine d’ignorer l’importance du crédit inter-entreprises et ne considère opportunément que le financement « bancaire » ;
- Enfin s’agissant de l’articulation entre l’expertise et l’audit, le principe français pose la séparation de l’audit et du conseil. Cette séparation suppose une indépendance stricte de l’auditeur au contraire de l’expert-comptable qui est dans une relation contractuelle classique avec son employeur. Le risque étant de placer l’expert-comptable en situation d’auto-révision (c’est-à-dire se retrouver en situation d’être juge et partie) ;
- L’approche développée par la norme « NP 2910[3] » applicable aux missions d’audit d’états financiers dans les « petites entités[4] » depuis le 1er juillet 2017 élaborée par le CSOEC dans le cadre des ses travaux d’adaptation de l’audit aux PME (proportionnalité de l’audit), ne fait pas partie de l’étude IGF car jugée trop récente ;
- Le rapport IGF estime que le coût moyen de la certification des comptes pour les petites entreprises est de 5.511 € pour 64 heures de travail. Cela revient à un coût horaire de 86€. Après incidence (charges déductibles) de l’IS, le coût pour l’entreprise devrait ressortir à 3.600 euros soit 300 euros/mois.
Par ailleurs la CNCC attire l’attention des pouvoirs publics sur deux éléments importants :
- La rétractation du réseau d’audit au niveau des seuils européens laisserait 354 milliards d’euros de chiffre d’affaires sans contrôle. Par ailleurs cette rétractation se réaliserait conjointement à une extension : en effet le rapport propose la mise en place de cellules de veille et d’alerte gérées directement par les services déconcentrés de l’Etat (DIRECCTE) en lien avec les données de l’URSSAF. Il s’agit de la mise en place de dispositifs de datamining avancés qui suppose en lieu et place des CAC un renforcement de la présence de l’Etat. Ce qui devra engendrer d’importants coûts de développement informatiques et techniques ;
- Enfin les conséquences pour la profession semblent sous-estimées par le rapport IGF. En particulier près de 4.000 CAC exercent entre 75% et 100% de leur activité auprès des petites entreprises, soit environ 1/3 de la profession. Par ailleurs l’IGF met en avant une perte de chiffre d'affaires pour les CAC de l’ordre de 620 M€ qu’elle estime « regagnable » en 6 ans. La CNCC estime elle que le montant des honoraires perdus pourrait atteindre au maximum 881 M€ pour une perte de 153.828 mandats. Cependant, la perte pourrait être plus limitée puisque en Suède entre 2010 et 2015 le taux d’audits perdus a été de 60%, soit -50% pour les entités autrefois assujetties. En France, la perte d’emplois directs liés à la suppression de ces obligations légales pourrait représenter 6.300 ETP pour la profession.
Obligation de nomination d'un CAC selon le statut juridique de l'entreprise | ||
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Statut juridique de la société | Nomination d'au moins un CAC | Mode de désignation |
SARL | Obligatoire si dépassement de 2 des seuils suivants :
| En assemblée ou lors d'une consultation écrite à la majorité (plus de la moitié des parts sociales) |
Entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL) | Obligatoire si dépassement de 2 des seuils suivants :
| Par l'associé unique |
Société anonyme (SA ) | Obligatoire dès la création de la société sans condition de seuils | En assemblée générale ordinaire, sur proposition du conseil d'administration (ou du conseil de surveillance), ou, sous certaines conditions, des actionnaires |
Société par actions simplifiées (SAS) | Obligatoire si dépassement de 2 des seuils suivants :
Obligatoire dans le cas où la SAS est contrôlée par une société (ou contrôle une autre société) :
| Par une décision collective des associés, sur proposition du président ou d'un autre organe de direction |
Société en commandite par actions (SCA) | Obligatoire dès la création de la société sans condition de seuils | En assemblée générale ordinaire |
Société en nom collectif (SNC) Société en commandite simple (SCS) | Obligatoire si dépassement de 2 des seuils suivants :
| À la majorité fixée par les statuts ou, à défaut, à l'unanimité |
[1] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000035297602
[2] Voir le document Réponse de la profession au rapport de l’Inspection générale des finances sur la certification légale des comptes des petites entreprises françaises, mars 2018.
[3] La CNCC et le conseil supérieur de l’OEC ont publié le 17 mai 2017 une note commune qui précise le champ d’application, le contexte et les modalités d’application de la NP 2910. Voir http://www.bba-cpc.fr/2017/CommunicationCSOEC-CNCC_AuditPE_NP2910.pdf, ainsi que http://www.experts-comptables.fr/votre-expert-comptable-et-vous/normes/referentiel-normatif-2016-17/referentiel-normatif-2016-17-de-lordre-des-experts-comptables---2571 et arrêté du 13 mars 2017 http://www.experts-comptables.fr/sites/default/files/asset/document/arrete13mars17_publie25marsauditpe.pdf
[4] La notion de « petite entité » est définie empiriquement dans le cadre de la NP 2910 par le faisceau de critères qui suit : Une petite entité présente typiquement des caractéristiques qualitatives telles que (NP 2910, § 2) : concentration de la propriété et de la direction entre les mains d'un petit nombre de personnes et un ou plusieurs des attributs suivants : des transactions simples ou peu complexes ; une comptabilité simple ; une activité peu diversifiée ou peu de produits dans les lignes de produits ; des contrôles internes restreints ; peu de niveaux de direction, mais avec des responsabilités étendues sur les différents contrôles, ou ; peu d'employés, beaucoup ayant des tâches très larges.)