Cameron révolutionne le modèle social britannique
« Révolutionne », disons-nous, le terme n’est-il pas fortement exagéré ? Mais avez-vous déjà vu un gouvernement (libéral conservateur en l’occurrence) augmenter d’un coup le salaire minimum de près de 11%, et s’engager sur un total de 38% d’augmentation à terme de 4 ans ? Pendant qu’il réalise une économie de 12 milliards de livres sterling (16,7 milliards d’euros) par an sur l’État providence ? Le Royaume-Uni est en réalité en voie de très net renforcement d’un modèle social fondé sur la responsabilité individuelle, d’une façon qui rappelle les réformes allemandes de Schröder voici une décennie. Et pendant ce temps, la France renforce son État providence…
Les principales mesures.
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« Passer d’une économie où les salaires sont faibles, les impôts élevés et les allocations sociales fortes, à un pays où les salaires sont élevés, les impôts bas et les allocations sociales faibles », voilà le credo affiché par George Osborne, le chancelier de l’Échiquier britannique (l’équivalent de notre Sapin). Et il est très intéressant, comme le relève Le Monde, que le chancelier veuille s’attaquer au développement considérable du crédit d’impôt (WTC pour Working Tax Credit) - l’équivalent du RSA/PPE français -, dû au gouvernement Blair, qui voulait ainsi encourager les Britanniques à continuer à travailler plutôt qu’à devenir chômeurs et à vivre d’allocations sociales[1]. George Osborne a une tout autre approche lorsqu’il accuse le système du crédit d’impôts de constituer une « subvention aux entreprises qui paient des bas salaires » : c’est donc aux entreprises d’augmenter les salaires, pas à l’État de les aider.
Cette fois, c’est une révolution dans la tête des Français – de tous les Français, salariés, et surtout patrons - que suggère cette vision des choses. Les patrons britanniques critiquent d’ailleurs fortement (comment allons-nous faire ?), et l’opposition parlementaire aussi (sur le thème bien connu de la poudre aux yeux, entonné par ceux qui n’ont rien d’autre à dire). En France, une telle vision est carrément impensable, et le modèle est très exactement inverse : multiplication des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires au profit des entreprises (ainsi que préconisé par nombre d’éminents économistes, qui sont même plus demandeurs que le gouvernement), modération du smic (déjà très élevé cela dit), et diminution du coût du travail.
Il y a bien sûr des explications. C’est que le modèle social britannique est beaucoup plus axé sur les aides aux catégories sociales les plus défavorisées que la France, où à l’inverse ce sont l’indemnisation des chômeurs, ainsi que les retraites, qui font l’objet de toutes les attentions :
- Aides sociales par crédit d’impôt : 40 milliards d’euros au Royaume-Uni, 10 en France ;
- Allocations chômage : moins de 7 milliards au Royaume-Uni, plus de 40 milliards en France, en fait beaucoup plus si l’on s’attache au coût du chômage dans son ensemble ;
- 140 milliards d’euros de coût des retraites obligatoires au Royaume-Uni, 293 milliards en France ;
- Taux de l’IS : actuellement 20%, 19% en 2017 et 18% en 2020 au Royaume-Uni ; 33% (et plus…) en France ;
- Taux de cotisation employeurs : 14,8% au Royaume-Uni, 43% en France ;
- Déficit public en hausse en France (plus de 4%), en baisse au Royaume-Uni (2,2% attendus) ;.
- 350 milliards d’euros de protection sociale hors système de santé au Royaume-Uni, au moins 100 milliards de plus en France[2].
Voici des rapprochements terriblement caricaturaux ! Le Royaume-Uni vole mieux que la France au secours des plus pauvres et responsabilise ses travailleurs : voici qui rappelle furieusement le « fordern und fördern[3] » du chancelier Schröder il y a une décennie. En France nous affirmons notre préférence pour le chômage et développons toujours notre État providence au-delà de la demande des Français (voir l’exemple du tiers payant pour tous). Résultat, nous n’avons aucune marge de manœuvre, par exemple pour procéder à des réallocations de ressources. Les entreprises sont assommées d’impôts et de charges sociales, et il est hors de question d’exiger d’elles une augmentation des salaires. Le cercle vicieux se referme avec des augmentations de prélèvements pesant sur les entreprises, qui exigent à leur tour des exonérations élevées, lesquelles ne parviennent cependant pas à guérir l’asphyxie de ces mêmes entreprises et à mettre leurs résultats à un niveau compatible avec le développement qui est attendu d’elles.
Réformer, vous dit-on. Le Premier ministre Cameron a fait son choix, risqué et courageux mais qui paraît judicieux. Nous allons bientôt être les seuls à rester au milieu du gué sans faire ni choix ni réformes.
[1] Techniquement le WTC a été créé en avril 2003 par le gouvernement de Tony Blair. La coalition libérale-conservatrice arrivée au pouvoir en 2010 avait annoncé sa suppression et son intégration dans le Crédit universel (Universal Credit) pour 2017. À partir d’avril 2013, le Crédit universel introduit par le Welfare Reform Act 2012, a été déployé à des fins d’expérimentation dans quatre localités (Tameside, Wigan, Warrington, and Oldham), avant un plein déploiement en 2017. L’Universal Credit devrait à terme remplacer 6 allocations et crédits d’impôts spécifiques : Jobseeker’s Allowance, Housing Benefit, Working Tax Credit, Child Tax Credit (CTC), Employment and Support Allowance et Income Support. Voir la note de M. Meistermann, Royaume-Uni, une austère mais populaire réforme sociale, Fondation iFRAP, 29 juin 2013. Précisons que l’inflexion annoncée par George Osborne est toute autre… il ne s’agit plus de fusionner, mais de faire disparaître progressivement le dispositif du WTC sans compensation (ce qui permettrait de ne pas trop faire gonfler l’enveloppe Crédit universel).
[2] L’Insee vient de publier les chiffres 2014 de la comptabilité nationale. L’excédent brut des entreprises a de nouveau baissé cette année, se situant à 315,8 milliards contre 327 milliards en 2011 (euros courants), soit -3,7%. Pendant ce même temps les administrations publiques augmentaient leur EBE de 71,8 à 75,1 milliards (+ 5%), et leur valeur ajoutée (financée par les impôts) de 5,4%...
[3] Exiger et encourager