Air France doit éviter le crash
C'est à une figure de voltige, plus qu'à un grand écart, que devra se livrer Alexandre de Juniac le nouveau PDG d'Air France pour espérer résorber les pertes colossales d'Air France : près de 800 millions d'euros net en 2011. Coincée entre la concurrence étrangère, la hausse du prix du pétrole, le poids des charges sociales et la rigidité du Code du Travail, obligée d'améliorer ses prestations tout en réduisant ses coûts, la compagnie nationale voit son avenir sérieusement bouché en ces temps de crise.
Alors qu'en 1995, Christian Blanc pouvait encore tailler dans le gras et miser sur deux pépites, le yield management (la tarification flexible) et la création du hub de Roissy, Alexandre de Juniac dispose de bien faibles marges de manœuvre. Le PDG, brillant acteur de la construction aéronautique française, ne s'était jamais confronté aux syndicats et n'avait à ce jour aucune pratique du monde des transports, contrairement à son lointain prédécesseur. De plus, Christian Blanc avait obtenu carte blanche de la part du gouvernement de l'époque ; Juniac n'est même pas certain de l'appui de son supérieur direct, Cyrille Spinetta, le très influent PDG d'Air France-KLM, qui n'était pas favorable à sa nomination.
On ne peut que souhaiter sa réussite : un effondrement d'Air France serait une catastrophe pour le pays tout entier. Au-delà de ses 53.000 emplois directs en France, la compagnie fait vivre des milliers de sous-traitants, rassemble autour d'elle de nombreuses compagnies aériennes associées, participe au savoir-faire aéronautique français et au développement d'Airbus Industrie. Elle reste aussi, même partiellement privatisée, un formidable porte-drapeau pour la France.
Pourtant l'optimisme ne paraît pas de mise.
En premier lieu, le transport aérien reste une industrie de main-d'œuvre. Les coûts salariaux d'Air France s'expriment en euros, monnaie forte, et le personnel basé en France est soumis aux charges et à la rigidité sociale que l'on connaît. Les concurrents se nomment Ryanair ou Easy Jet : des compagnies low-cost basées dans les paradis fiscaux britanniques (Irlande et Jersey), Emirates Airlines ou Qatar Airways : basées dans des pays hors de toutes contraintes, ou bien encore American Airlines, Delta Airlines, China Airlines, etc., qui bénéficient de monnaies sous-évaluées. La lutte paraît donc bien inégale.
Pour faire remonter la productivité, le nouveau patron a donc dénoncé dès son arrivée l'ensemble des accords collectifs, dans le but de rebâtir un nouveau cadre contractuel. C'était faire preuve d'un certain courage ! A ce jour, la démarche semble avoir été globalement acceptée malgré un baroud d'honneur des pilotes fin 2011. Mais les négociations en cours avec les syndicats risquent d'être difficiles car la direction part d'une feuille blanche face aux milliers d'accords accumulés au fil des années avec les différentes catégories de personnel. Elle va devoir faire preuve d'imagination, de simplicité et de fermeté face au piège de l'enlisement technocratique. Elle devra aussi savoir ne pas réserver l'effort demandé aux seuls navigants, une population en vue mais qui a déjà beaucoup donné lors des plans précédents. [1] Or, à ce jour aucun PDG n'a réussi la réforme de l'administration interne, et encore moins celle des services de maintenance.
Le plan de sauvetage « Transform 2015 », qui a été présenté jeudi 24 mai au Comité d'Entreprise sans apporter de surprise, s'articule sur des choix ambitieux mais en apparence contradictoires : accroître la productivité de 20%, réduire les coûts et améliorer le service à bord. La véritable nouveauté est la création d'un pôle régional rassemblant Régional, Britair et Airliner, diverses compagnies actuellement sous-traitantes. C'est la résurrection d'Air Inter, mais cette fois au service de la compagnie nationale. En clair, Air France, pour ce qui est du court et du moyen-courrier, recentre son activité propre sur la clientèle haute-contribution européenne.
Les grands axes retenus par ailleurs seraient le développement de la branche low-cost du groupe, la compagnie Transavia, et une réduction d'environ 10% des effectifs par le biais de départs volontaires.
La tentation du low-cost n'est pas nouvelle à Air France. On se souvient peut-être des tentatives désastreuses faites vers la fin des années 70 sur les vols à destination des les Antilles. [2] Faire du low-cost en France est une gageure : le prix des avions et du gazole est le même pour toutes les compagnies. Les économies peuvent être faites sur les taxes d'aéroport et sur le service. Or Air France se distinguait par la qualité de son service et par son puissant hub de Roissy. Un service au rabais peut avoir un impact négatif sur l'image de la compagnie tout entière, sauf à agir comme Renault l'a fait avec Dacia : une compagnie totalement différente, et un produit radicalement nouveau sur le marché. Mais faire du low-cost n'est plus une révolution… Quant à orienter le trafic vers les régions comme cela semble être la tendance, c'est affaiblir le hub, créer de nouvelles bases, y affecter du personnel et des moyens. Le gain risque d'être très faible. D'ailleurs toutes les tentatives de provincialisation faites dans le passé ont avorté.
Reste la compression des coûts de personnel. Les charges sociales françaises étant ce qu'elles sont, c'est aux salaires nets eux-mêmes qu'il va falloir aussi s'attaquer. Or, en dehors du scandale des cadres navigants [3], ceux-ci ne sont pas excessifs, (Si cela était, on verrait lors des recrutements se précipiter des ressortissants des pays francophone comme le Québec, la Belgique ou la Suisse. Manifestement cela n'a jamais été le cas). Le choix sera-t-il d'affecter du personnel spécifique à Transavia, ou bien d'utiliser au mieux le personnel disponible d'Air France comme c'était autrefois le cas avec Air Charter ? Probablement un compromis des deux, car l'affectation de certains équipages sur les bases de province ne peut être que marginale. En fait, il faudrait que Transavia puisse bénéficier d'un paradis fiscal à l'image de Jersey, car le low-cost n'est rien d'autre qu'une délocalisation qui ne dit pas son nom. Or on voit mal le gouvernement actuel franchir ce pas !
A Air France, au sein de la compagnie mère, l'allègement des coûts devrait se faire par des départs, volontaires pour commencer, l'éventualité de licenciements n'ayant pas été clairement écartée à terme. Le départ des pilotes les plus âgés semble souhaitable, mais il n'est pas certain que les candidats soient si nombreux compte tenu de l'écrasement du montant de leurs retraites. Leur absence entraînera automatiquement une cascade de qualifications sur les plus gros avions, qualifications dont on sait qu'elles sont extrêmement coûteuses. La rentabilité de l'opération pourrait s'avérer meilleure avec les PNC, le personnel de cabine. La volonté affichée de la direction va dans ce sens puisqu'il est prévu un PNC de moins sur chaque vol. Mais le service, là aussi, pourrait bien s'en ressentir malgré les intentions de qualité affichées par ailleurs.
Conclusion
L'issue dépendra des hommes. Si Alexandre de Juniac réussit à fédérer autour de son projet la majorité des syndicats, si les salariés de l'entreprise comprennent la valeur de l'enjeu, alors la partie peut être gagnée. La politique des économies et du travail est certes peu réjouissante, mais elle peut s'avérer efficace à moyen terme. On regrettera que la baisse ou le blocage prévisible des salaires s'inscrive dans un processus déflationniste qui, en commençant par la baisse des émoluments des ministres, pourrait bien être à l'image de l'économie européenne des années à venir.
D'autres voies étaient possibles : par exemple celle d'un recentrage plus franc d'Air France sur la qualité et le luxe. L'image de la compagnie et de la France pouvait autoriser ce pari, en étant bien conscient qu'en matière de transport aérien le luxe commence par la sécurité des vols, bien avant le Dom Pérignon en première classe. En contrepoint, le développement d'une compagnie associée réellement low-cost aurait alors pris toute sa valeur. A notre avis, ce choix aurait été plus pérenne.
[1] Contrairement au reste du personnel pour lequel la loi sur les 35h a été appliquée, les navigants ont plutôt vu augmenter leur temps de travail au cours de ces dernières décennies, au point d'atteindre parfois les limites de la résistance physique. Souvent, seul le temps partiel, assez largement accordé, permet à certains de tenir le coup, particulièrement sur longs courriers. Le personnel de cabine est par ailleurs démotivé par la détérioration du produit à bord : « Nous servons des produits médiocres et rien ne fonctionne correctement, depuis les sièges électriques jusqu'à la vidéo ».
[2] Avant de monter dans l'avion les passagers faisaient la queue pour obtenir un sac plastique contenant un repas froid. La plupart consommaient leur repas au cours de la première heure de vol. Seulement il n'y avait rien d'autre à bord, et dans certains cas cela a failli tourner à l'émeute.
[3] Les très gros salaires, ceux qui sont repris par la presse, ne sont pas perçus par des navigants au sens propre, mais par des cadres pilotes hôtesses ou stewards qui passent plus de temps dans les bureaux que dans les avions. Souvent pour un travail d'adjudant-chef…