825 millions d'économies potentielles sur l'AAH
Le nouveau rapport de la Cour des comptes dresse un tableau d’ensemble de l’Allocation adulte handicapé (AAH). Pour les sages, les principales difficultés de l’AAH se concentrent sur ses conditions d’attribution et de gestion. Des économies substantielles pourraient être réalisées chaque année.
Un nombre de bénéficiaires et un budget en constante augmentation
Depuis 2008, le nombre d’allocataires de l’AAH connait une croissance fulgurante : 1.161.400 personnes étaient titulaires de l’allocation fin 2018, soit 37% d’allocataires en plus par rapport à 2008, pour un rythme moyen de 31.200 personnes supplémentaires chaque année. Associée à de récentes revalorisations[i], l’augmentation du nombre d’allocataires a pesé sur les comptes publics. Les dépenses destinées à l’AAH ont atteint 9,7 milliards d’euros en 2018, une progression de 72% sur une décennie. Dans le budget 2018, l’AAH représente 11% de l’ensemble des aides et transferts accordés par l’Etat, ce qui en fait le deuxième minimum social en France derrière le RSA. En conservant la même trajectoire de dépense, l’AAH pourrait atteindre 12 milliards d’euros en 2022.
Plusieurs éléments peuvent expliquer cette situation. L’augmentation incontrôlée des dépenses et du nombre d’allocataires traduit un ensemble de dysfonctionnements tant dans la gestion que dans les critères d’attribution de l’AAH.
Des critères d’attribution subjectifs et extensibles
Une mesure imparfaite des taux d’incapacité
L’AAH se subdivise en réalité en deux niveaux distincts : l’AAH-1 pour les personnes dont l’incapacité reconnue est supérieure à 80% (handicaps lourds) et l’AAH-2 pour les personnes considérées comme éloignées de l’emploi, dont le taux d’incapacité oscille entre 50% et 79%. Pour l’ensemble de ces deux niveaux, des critères d’incapacité déterminent l’éligibilité de l’individu à l’allocation. Réunis dans un guide-barème[ii], ces critères d’incapacité ne sont pas pour autant déterminés par un barème a proprement parler. La Cour relève ainsi l’absence de lien univoque entre une limitation fonctionnelle précise et un taux d’incapacité.
Présentés sous forme de listes non exhaustives ou d’éléments à prendre en compte, les critères d’incapacité donnent lieu à des marges d’interprétation considérables d’un dossier à l’autre. Dans le chapitre VII du guide-barème[iii] consacré à la déficience de l’appareil locomoteur, le critère d’incapacité usité pour l’évaluation d’une déficience modérée[iv] est défini en ces termes : un retentissement modéré sur la vie sociale, professionnelle ou domestique ou gênant la réalisation des actes essentiels de la vie courante. Le caractère général et disparate des éléments à considérer et l’absence de critères objectifs rendent les décisions d’attribution complexes, subjectives et illisibles. La simplification des procédures d’évaluation, par l’harmonisation des critères d’incapacité sur une base commune apparaît nécessaire au bon fonctionnement de l’AAH.
A ces problématiques méthodologiques s’ajoute l’élargissement du champ médical dans les conditions d’attribution de l’AAH.
L’élargissement de la notion de handicap
Sous l’impulsion de l’ONU et de l’OMS, la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, a reconsidéré les conditions d’attribution de l’AAH en élargissant la conception du « handicap ». Conservant ses critères d’évaluation originaux, le guide-barème intègre depuis 2007 l’approche sociale et environnementale du handicap. Un changement de doctrine qui se traduit par la prise en compte des situations handicapantes générales au détriment des situations de handicap personnelles. Ainsi, selon la loi de 2005, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant, rentre dans le champ du handicap et donc de l’AAH.
Il arrive néanmoins que l’élargissement récent du champ du handicap rentre en contradiction directe avec les critères d’incapacité originaux définis par le guide-barème. C’est le cas pour l’évaluation des déficiences générales et viscérales. Défini comme un trouble important obligeant à des aménagements notables de la vie quotidienne, limité au logement ou à l’environnement immédiat, le critère retenu n’intègre pas la dimension sociale, pilier de la loi de 2005.
Cette nouvelle approche socialisée et démédicalisée du handicap crée de facto un appel d’air avec un risque d’implosion des demandes d’AAH. La Cour des comptes relève ainsi que les Maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) – compétentes dans la gestion de l’AAH – favorisent régulièrement le recours à l’AAH pour des situations qui justifieraient un suivi ou un accompagnement médical ou médico-social[v]. En 2017, le taux d’acceptation réservé aux demandes d’allocations aux adultes handicapés s’élevait à 68%[vi], avec 29% de réponses positives pour l’AAH-1 et 51% pour l’AAH-2.
Selon l’interprétation extensive retenue, 12 millions de personnes seraient en situation de handicap en France, soit 23% de la population âgée de 16 ans et plus.
De nouveaux critères doublés d’une nouvelle fonctionnalité
L’élargissement des critères d’incapacité s’est accompagné d’une transformation de l’objectif assigné à l’AAH-2. Initialement conditionnée pour le soutien des personnes aux perspectives d’emploi nulles, l’AAH-2 s’est transposée depuis la loi de 2005 comme un outil d’accompagnement vers l’emploi[vii]. L’introduction de la « restriction substantielle et durable d’accès à l’emploi » (RSDAE) dans ses principes généraux d’attribution entretient une confusion entre le champ du handicap et celui des difficultés d’accès à l’emploi. L’indétermination de son champ d’application se traduit par des transferts de plus en plus fréquents des allocataires du RSA socle vers l’AAH-2.
La part des allocataires issus du RSA représente chaque année un quart des nouveaux bénéficiaires de l’AAH, dont 14% pour l’AAH-1 et 30% pour l’AAH-2.
Une absence d’équité territoriale ?
La superposition des critères d’incapacité et l’apparition d’une nouvelle fonctionnalité conduit au risque d’une politique d’attribution de l’AAH propre à chaque département. Si l’on observe le détail des taux d’allocations de l’AAH par département[viii], de fortes disparités sont à signaler. A Mayotte, en Haute-Savoie et dans les Yvelines, la part d’allocataires de l’AAH représente respectivement 0,4%, 1,2% et 1,3% de la population. Comparativement, le taux d’allocation s’élève à 3,6% en Hautes-Pyrénées, 3,8% dans la Nièvre et 4,6% dans le département de la Lozère.
Des écarts significatifs, que vient compléter la progression du nombre d’allocataires de l’AAH depuis 2012. Sur la quasi-totalité des départements français (99 sur 101), le nombre d’allocataires de l’AAH a progressé de 53% de 2012 à 2018. L’AAH-2, avec une progression de 51% de ses bénéficiaires est davantage concernée par ce mouvement d’ampleur. Une fois de plus, des différences significatives sont à l’œuvre. Alors que les effectifs de l’AAH-2 n’ont progressé que de 10% dans les Ardennes, de 21% dans l’Allier et de 7% dans le département de la Vienne, ils s’accroissent de 109% en Ardèche, 153% dans le Var et 189% en Val-d’Oise.
Peu d’études ont été réalisées sur la nature de l’hétérogénéité des ratios de distribution de l’AAH entre les départements. Sans entrer dans des considérations méthodologiques, la Cour des comptes se réfère aux résultats de l’analyse la plus récente sur le sujet. L’étude menée par l’université d’Aix-Marseille en collaboration avec le Centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité (CREAI PACA et Corse)[ix] indique que la diversité des ratios relève à 31% de différences sociodémographiques entre départements, les écarts de pratiques pouvant représenter jusqu’à 69% des disparités observées.
Un risque de fraude élevé
L’ensemble des maillons qui constituent la chaîne de contrôle de l’AAH est défaillant, à commencer par l’organisation même des MDPH (Maisons départementales des personnes handicapées). Sous l’effet combiné des largesses des critères d’incapacité et de la mutation sémantique du handicap, les MDPH sont dépassées par les demandes d’allocations. En 2017, 4,5 millions de demandes y ont été déposées dont 540.000 au titre de l’AAH. Le délai de réponse de quatre mois, à compter du dépôt de la demande, imposé tacitement par le code de l’action sociale et des familles, réduit considérablement le temps d’instruction des dossiers[x]. Sous contraintes, les MDPH en assurent une gestion industrielle, loin de l’objectif de l’accueil personnalisé des demandeurs, prévu à l’origine par la loi de 2005. Selon la CNSA (caisse nationale de solidarité pour l'autonomie), parmi les 18.500 dossiers évalués par MDPH en moyenne en 2017, 82% l’ont été exclusivement sur dossier, sans aucun entretien physique avec le demandeur. Seules 4% des demandes ont fait l’objet d’un contrôle sur le lieu de vie de l’intéressé. La démédicalisation du handicap qui englobe autant l’aspect social que physique, n’impose plus la rencontre systématique avec le demandeur. Dans certains cas, l’absence du demandeur au rendez-vous qui lui avait été fixé par la MDPH n’influence pas le cours de la demande[xi], qui finit par être acceptée.
Alors qu’elles nécessiteraient un examen approfondi tant leur champ d’application a été rendu complexe ces dernières années, les demandes d’AAH sont traitées dans un délai de cinq à vingt minutes par dossier[xii]. Les équipes pluridisciplinaires présentes au sein des MDPH, généralement composées de deux agents, formulent des centaines de pré-décisions dont la grande majorité sera par la suite validée en bloc par les Commissions des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH). Organes décisionnels des MDPH, les CDAPH se réunissent en moyenne 3,4 jours par mois[xiii] et n’examinent en séance que 2% à 5% des pré-décisions qui leurs sont délivrées. Le reste des dossiers fait l’objet d’une validation automatique, sans contrôle détaillé des contenus.
Dans ce schéma d’organisation, les équipes pluridisciplinaires des MDPH décident, dans un dépassement de leurs fonctions initiales, de l’essentiel des attributions de l’AAH quand bien même celles-ci n’y sont pas entièrement formées. Bien que la situation se soit améliorée par rapport aux années précédentes, notamment avec la création d’un kit pédagogique sur le guide-barème de l’AAH, les résultats d’enquêtes menées par la CNSA en 2017 et 2018 laissent entrevoir une faille dans la formation des équipes pluridisciplinaires. Sur les 70 MDPH disposant d’une formation type destinée à l’équipe pluridisciplinaire responsable des dossiers de l’AAH, seulement 26 déclarent avoir été formées sur la thématique du guide-barème de l’AAH. Dans le même esprit, une enquête de la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS) réalisée en 2017 indique que 23% des représentants de l’Etat siégeant dans les CDAPH n’ont pas connaissance du guide d’attribution de l’AAH.
A cette chaîne de défaillances s’ajoute un angle mort[xiv] dans la répartition des compétences de contrôle de l’AAH entre les MDPH et les CAF régionales, alors même que l’AAH fait partie des prestations sociales les moins contrôlées[xv]. En aval, les CAF assurent uniquement la vérification des conditions de ressources des demandeurs tandis qu’en amont les agents des MDPH vérifient la cohérence des pièces constitutives des dossiers sans pour autant en vérifier la validité. Sur la base d’informations essentiellement déclaratives, les équipes pluridisciplinaires considèrent a priori les informations délivrées par les demandeurs comme étant exactes. Ainsi, les conditions actuelles d’instruction de l’AAH laissent un vide organisationnel dans la détection d’éventuelles fraudes intentionnelles telles que la constitution de faux dossiers, les certificats de complaisance de la part de médecins, les fausses déclarations…
Responsabiliser les départements
L’AAH fait face à une répartition atypique des compétences entre l’Etat et les départements. Depuis la réforme de l’organisation territoriale opérée en 2009, l’engagement de l’Etat dans les MDPH s’est considérablement affaibli. Au sein des MDPH, les départements assurent la majeure partie des fonctions support et logistique et le financement du personnel. Les deux tiers des directeurs de MDPH ont un lien hiérarchique et fonctionnel avec les services départementaux[xvi]. Malgré la mainmise des départements sur le fonctionnement des MDPH, l’Etat continue d’assurer le financement de l’AAH par l’intermédiaire de la CAF. A l’image de la PCH (Prestation de compensation du handicap) et de l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA), la gestion et le financement de l’AAH pourraient être transférés aux départements.
Une économie de 825 millions d’euros
En 2017, 1.163.142 allocataires âgés de plus de 20 ans bénéficiaient de l’AAH[xvii], pour un budget global de 9,4 milliards d’euros. En rapportant la part d’allocataires de l’AAH à la population totale de chaque département de métropole et d’outre-mer, le taux d’allocataires moyen s’élevait à 2,4%, pour une allocation mensuelle moyenne de 673,5 euros. En considérant ces éléments, des économies substantielles pourraient être réalisées chaque année. En effet, en isolant le montant moyen de l’AAH comme allocation de référence et en conditionnant sa distribution à un plafond n’excédant pas 2,4% de la population de chaque département, l’économie réalisée aurait été de l’ordre de 825 millions d’euros en 2017.
[i] Au 1er novembre 2019, le montant de l’AAH s’est élevé à 900 euros Cette revalorisation fait suite à celle intervenue au 1er novembre 2018, qui a porté l'AAH de 819 à 860 euros.
[ii] Le guide-barème se présente sous la forme de huit chapitres spécialisés par grands types de déficiences, dont : les déficiences intellectuelles et difficultés de comportement ; les déficiences du psychisme ; les déficiences de l’audition et les déficiences du langage et de la parole.
[iii] Se rapporter à l’Annexe 8 page 159 du rapport de la Cour des comptes.
[iv] Pour un taux d’incapacité compris entre 20 et 40%.
[v] Dans l’état actuel de la doctrine suivie par les MDPH, la toxicomanie ou l’éthylisme ouvrent doit à l’AAH.
[vi] Taux d’acceptation mesuré à partir des données de la CNSA, pour 93 départements français.
[vii] Selon la DRESS, l’AAH présente le taux d’allocataires salariés le plus important des minimas sociaux. Cependant, la proportion d’allocataires salariés est en baisse, passant de 24,9% en 2014 à 19,0% en 2017.
[viii] Part d’allocataires de l’AAH parmi la population âgée de plus de 20 ans (2017).
[ix] Université Aix-Marseille et centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité (CREAI) PACA et Corse, Géographie de la population en situation de handicap en France métropolitaine, 2018.
[x] Au-delà de ce délai, le silence de la CDAPH vaut le rejet de la demande. Selon la CNSA, le délai moyen de traitement des demandes d’AAH est de quatre mois et neuf jours.
[xi] Dans l’évaluation menée par la Cour, le taux d’absentéisme aux rendez-vous s’élève à plus de 20% pour l’une des MDPH étudiées.
[xii] Les séquences de travail des équipes pluridisciplinaires auxquelles les rapporteurs de la Cour ont assisté, le délai d’examen moyen était de un quart d’heure par dossier.
[xiii] Données issues des 88 MDPH ayant répondu sur ce point à l’enquête annuelle 2017 de la CNSA.
[xiv] Plusieurs mesures d’amélioration sont en cours. La Conférence nationale du handicap a proposé un contrôle interne systématisé dans les MDPH qui n’existe que dans « un tiers des cas » aujourd’hui, selon la DGCS. Une circulaire du 12 juin 2019 relative à la mise en œuvre de la réforme de l’organisation territoriale de l’État évoque également la mise en place d'une mission nationale de contrôle au sein des instances des MDPH.
[xv] En comparant le nombre d’allocataires de ses principales prestations (allocations familiales, allocation de rentrée scolaire, allocation de logement social, etc.) au poids de ces mêmes allocataires dans la répartition des contrôles effectués, la CNAF indique que l’AAH fait partie des prestations relativement moins contrôlées que les autres. Selon les mêmes critères, le RSA est plus contrôlé.
[xvi] Le rapport de la Cour des comptes relève qu’il est fréquent que le directeur de la MDPH soit en même temps directeur du Pôle autonomie ou des services sociaux du conseil départemental.
[xvii] Données de la DREES d’après la CNAF ; MSA ; INSEE pour une population estimée au 1er Janvier 2018.