Taxer les loyers implicites : un leurre pour augmenter les taxes locales
Taxer les loyers implicites [1], c'est l'une des propositions que vient récemment de formuler le Conseil d'analyse économique dans sa dernière note relative à la fiscalité des revenus du capital. Tout porte à croire que cette opération s'apparente à un ballon d'essai pour préparer les Français à une hausse très substantielle et durable des taxes foncières des collectivités territoriales.
Cette approche s'appuie en particulier sur la conviction que pour mieux réguler le marché de l'immobilier et surtout réorienter l'épargne vers l'investissement dans les entreprises, il importe de décourager la rente foncière sous toutes ses formes. Au surplus, la mise en place de loyers implicites, permettrait de développer des externalités positives complémentaires : développer la mobilité de la main-d'œuvre, réduire les risques liés aux crédits immobiliers et au surendettement. Le problème se pose selon nous différemment :
- D'une part, il est tentant de faire « main-basse » sur une assiette fiscale potentielle évaluée par les auteurs à quelque 120 milliards d'euros. Mais cette technique a déjà été essayée entre la fin de la guerre et jusqu'à 1964 en France [2] et rapportait peu pour un coût d'administration relativement élevé. Elle était d'ailleurs d'autant mieux acceptée que l'inflation était galopante et permettait d'amortir les annuités d'emprunts et le montant de la taxe à payer (car les revenus du travail eux, étaient largement indexés).
- D'autre part, les principaux pays d'Europe [3] qui ont adopté une taxe sur les loyers implicites (taxation of imputed rents), l'ont généralement fait, non pas, paradoxalement, dans le but de freiner l'accession à la propriété et de neutraliser le bénéfice de la rente foncière ainsi constituée, mais au contraire de renforcer l'accès à la propriété par ce biais. Ainsi, l'exemple des Pays-Bas montre que contre toute attente [4], l'introduction de la taxe a au contraire stimulé l'accès à la propriété dans un pays connu pour sa proportion très importante de locataires. En effet, le dispositif est ouvert à une déductibilité des intérêts d'emprunts et des prêts hypothécaires grevant les biens sans limitation, tandis que la plus-value à la sortie de l'investissement est traditionnellement exonérée en Hollande [5]. L'effet a souvent été inverse de celui recherché initialement puisque s'imputant complètement sur les revenus de la Box 1 (c'est-à-dire des revenus d'activité) et assujettis à l'imposition progressive au barème (contrairement aux impositions cédulaires séparées des Box 2 et 3 sur les revenus mobiliers et immobiliers avec ou sans part significative dans une entreprise [6]), ils se traduisent généralement par la constatation d'une perte par le Trésor qui vient en réalité grever la recette d'impôt sur le revenu [7] .
- Enfin, l'introduction d'une taxation des loyers implicites peut avoir des conséquences jugées indésirables : ainsi en Suède, avant sa réforme en 2007 [8] la taxation des loyers imputés a été calibrée sur le rendement réel des obligations d'État, soit 1,5% puis 1% de la valeur marchande de l'actif immobilier évaluée à 75% de sa valeur de marché et réévaluée tous les trois ans. Mais avec l'élévation très rapide des prix du marché immobilier, l'imputation illimitée des intérêts d'emprunts n'a pas suffi à endiguer l'explosion de l'imposition correspondante. La taxation des loyers implicites a alors été réformée en 2007 et limitée à un montant maximum de 6.000 SKE (couronnes), soit environ 700 euros.
Pour la France : l'introduction d'une taxe sur les loyers implicites est une fausse bonne idée :
La France détient déjà une fiscalité spécifique sur la détention d'un bien immobilier. C'est la taxe foncière. Elle taxe également l'accumulation du capital immobilier via l'ISF bien qu'avec un abattement. Nous avons déjà exposé plus haut les raisons de la « soutenablilité » puis de la suppression à partir de 1965 de la taxation des loyers implicites en France. Par ailleurs, les auteurs ne font pas non plus des loyers implicites l'alpha et l'oméga du renforcement de la taxation de la « rente immobilière » dans la mesure où ils accepteraient fort bien un simple renforcement des taxes foncières par l'intermédiaire d'une mise à jour des valeurs cadastrales [9].
- Nous pouvons d'une part noter que la prévision du CAE s'inscrit dans une démarche qui inclut la prise en compte des intérêts d'emprunts, ce qui rapproche de l'option hollandaise, la revalorisation devant éventuellement se faire en prenant en compte l'inflation afin de ne pas sur-taxer la rente. Le rapport ne dit rien en revanche sur une déductibilité partielle ou totale des intérêts d'emprunt. Il existe cependant une distorsion potentielle d'égalité entre les personnes susceptibles de s'endetter et celles qui pourraient payer comptant leurs logements, donc décourageant les apports et favorisant l'endettement. L'optimisation consisterait alors à procéder à l'acquisition spécifiquement par endettement, ce qui contrecarrerait la volonté des économistes de voir l'épargne se déplacer vers les entreprises.
- En second lieu, la prise en compte statistique des revenus implicites des propriétaires n'est pas symétrisée s'agissant de la « subvention implicite » dont bénéficient réciproquement les locataires habitant dans le parc social (différentiel entre la valeur du parc social et la valeur de marché, mais aussi intégration de la rente de non éviction). Si l'on ne prend en compte que la première sans prendre en considération la seconde, on aboutit à ce que « l'imputation des loyers fictifs aux propriétaires modifie sensiblement la hiérarchie des niveaux de vie […] ; imputer des loyers fictifs aux propriétaires accentue le contraste entre les conditions de logement des ménages à bas revenus et celles des autres ménages. » La mise en place de cette convention statistique à des fins fiscales n'est donc pas neutre politiquement, loin de là [10].
- Enfin, si l'imposition des loyers implicites est une vue de l'esprit, la réévaluation des valeurs cadastrales elle, est bien en marche. Après avoir procédé dans le cadre du déploiement de la CFE (contribution foncière des entreprises) à une première vague de revalorisation (dont la date d'entrée en vigueur a déjà été repoussée au 1er janvier 2015) pour les locaux professionnels occasionnant sans modification des taux (ou l'introduction d'un coefficient de modération et de lissage) des augmentations potentielles de 3 à 5 fois les cotisations antérieures à la réforme [11], les biens immobiliers privés assujettis aux taxes foncières vont être à leur tour concernés. La campagne qui a été lancée le 11 septembre dernier, devrait aboutir, après mise en place d'expérimentations, à un déploiement national à partir de 2018. Le risque, évidemment, réside dans le fait que les cotisations privées elles aussi explosent.
[(
La Fondation iFRAP se prononce en conséquence pour :
la mise en place d'une réévaluation cadastrale qui permette de prendre en considération la valeur réelle de marché de chaque bien foncier.
l'introduction complémentaire d'un diviseur dans la clé de calcul et d'un écrasement des taux afin de travailler à pression fiscale constante pour les contribuables (engagement qui pourrait être consolidé dans une charte locale des élus territoriaux qui pourrait prendre la forme d'un moratoire, ces derniers s'engageant à maintenir une pression fiscale constante pour la durée de leur mandature).
Ecarter évidemment la solution des loyers implicites qui ferait double emploi avec le renforcement envisagé de la fiscalité locale.)]
Conclusion :
Sortie de son contexte de spéculation purement théorique, la taxation des loyers implicites en France n'a concrètement aucune chance de voir le jour à brève ou moyenne échéance. Elle joue plutôt le rôle de réflexion "épouvantail" alors même que le renforcement de la fiscalité locale est devant nous.
Comme l'évoque le CAE, il s'agirait d'un outil substitutif au renforcement de la fiscalité foncière qui elle est déjà entamée, et qui supposerait une majoration spécifique pour les propriétaires de leur résidence principale (exonérant les résidences secondaires et les autres biens immobiliers). Cet élément rentre en contradiction avec les reports de charges fiscales très importants que certains propriétaires vont déjà subir avec la révision des bases cadastrales, ajustements valables surtout pour les bâtiments anciens restaurés et qui pourraient pour certains multiplier par 3 à 5 leurs taxes foncières. Il est donc en pratique impossible de demander plus.
D'un point de vue strictement budgétaire, la hausse de la fiscalité locale est à notre avis malheureusement inexorable. En effet, les économies affichées par l'État sur les prélèvements sur recettes en direction des collectivités de 1,5 milliard d'euros, seront mécaniquement reportés par les collectivités au niveau des taxes locales. Indépendamment de la réforme des bases fiscales opérationnelle en 2018, la fiscalité locale va augmenter rapidement, sans doute dès 2014, car les collectivités ont un pouvoir de taux [12].
D'un point de vue sociologique, la garantie constituée par le logement en fin de vie est un idéal pour beaucoup et les craintes de sur-endettement mis en exergue par les auteurs sont démenties dans les faits : la délivrance du crédit immobilier reflète bien la capacité d'emprunt des ménages.
Enfin, d'un point de vu fiscal les loyers implicites ont été mis en place dans des systèmes fiscaux duaux (au sens de l'OCDE [13]) c'est-à-dire pratiquant une imposition séparée des revenus de capitaux (à taux proportionnel) et des autres revenus au barème. La France emprunte depuis 2013 une voie totalement opposée dite moniste, visant au contraire à imposer l'ensemble des revenus au barème, moyennant des prélèvements sociaux plus lourds sur les revenus du patrimoine [14]. Il n'y aurait donc pas non plus de convergence avec les pays qui pratiquent aussi la taxation des loyers implicites, dans la perspective d'une éventuelle harmonisation européenne.
[1] Un loyer implicite représente l'estimation de la valeur locative d'un bien immobilier qu'un propriétaire devrait verser pour ce même bien à autrui s'il en était locataire. Taxer un loyer implicite revient à taxer une rente économique virtuelle.
[2] Les principaux points d'achoppement qui ont conduit à sa suppression sont connus : coûts administratifs de gestion du dispositif et rendement faible de l'imposition (minoration des déclarants, déductibilité des emprunts et des charges grevant la résidence principale). À l'époque, l'article 15 du CGI, in Jean-Claude Driant et Alain Jacquot, Loyers imputés et inégalités de niveau de vie, Économie et Statistique n°381-382, 2005, p.177 et suiv. En particulier la note n°7.
[3] Les exemples les plus courants sont ceux constitués par l'imposition de loyers fictifs en Belgique, aux Pays-Bas, en Suède, au Danemark et en Suisse.
[4] Voir Hugh J. Ault, Brian J. Arnold, Comparative income taxation. A structural analysis, Wolter Kluwer International, Netherlands, 2011.p.114-115 et 215 et suiv. « In the Netherlands, imputed housing income is, in principle, subject to tax. From a policy point of view, the taxation of imputed income from home ownership is intended to help equalize the after-tax living costs of owners and renters but has also been an important means to stimulate home ownership in a country where people historically have been renters rather than homeowners. »
[5] Voir en particulier, JRF Housing Market Taskforce, Oxley, Haffner, Housing taxation and subsidies : inernational comparisons and the options for reform, juin 2010. Joseph Rowntree Foundation. De Montfort University, 2010.
[6] Il s'agit d'un choix pour une imposition du revenu duale, distinguant revenus du travail et assimilés des revenus de capitaux mobiliers taxés à taux fixe.
[7] Ceci est en partie dû au faible niveau de taxation, la base taxable représentant 1,3% de la valeur de marché de l'habitation, soit une cotisation d'impôt pouvant atteindre 0,55% de cette même valeur de marché (puisque l'ensemble du revenu « fictif » est réintégré dans l'assiette générale de l'imposition du revenu au barème). Cette « minoration » des taux implicites de l'impôt sur le revenu des ménages serait d'ailleurs le plus important en Hollande (-19,31%) contrairement à la France où cette minoration resterait faible -1,85% du fait de la détention en pleine propriété de la résidence principale, voir IMF Paper, No 12/214 p.61
[8] Se reporter à FMI, Country Report, No.12/214 United States, Selected Issues, August 2012, p.60.
[9] CAE, Fiscalité des revenus du capital, n°9 septembre 2013, p.1 : « Toujours dans le but de réduire les inégalités de traitement fiscal, nous préconisons de rééquilibrer la fiscalité vers l'immobilier en taxant les loyers implicites nets des intérêts d'emprunt ou, à défaut, en relevant les taxes foncières via la mise à jour des valeurs locatives. »
[10] Jean-Claude Driant et Alain Jacquot, Loyers imputés et inégalités de niveau de vie, Économie et Statistique n°381-382, 2005, p.177.
[11] Robert Massonnaud, VotreArgent.fr, 12/09/2013, Impôts locaux : la révision des valeurs locatives vont augmenter vos taxes de 300 à 500%.
[12] Les collectivités vont sans doute assaillir dès octobre le Comité des finances locales afin de bénéficier d'une hausse des limites de taux des taxes locales
[13] Voir, OCDE, Refonte de l'imposition des revenus des personnes physiques, n°13, Paris, 2006, p.78.
[14] Que ce type de fiscalité basée sur la présupposition d'une moins grande mobilité de la matière fiscale (donc moins adaptée à la globalisation des économies) ainsi que ralentissant la convergence des fiscalités dans l'Eurozone en opposition avec la démarche officielle menée par le Gouvernement est purement fortuite.