Smic : non à la politique du « coup de pouce »
Au moment où François Hollande semble déterminé à sacrifier à la tradition de la gauche consistant à augmenter le Smic à son arrivée au pouvoir, le Conseil de l'Union Européenne vient de publier sa « Recommandation concernant le programme national de réforme de la France pour 2012 ». Elle y insiste sur la nécessité de « veiller à ce que toute évolution du salaire minimum favorise l'emploi, en particulier des jeunes et des travailleurs peu qualifiés ». En outre, elle rappelle que « l'augmentation des coûts salariaux unitaires, en particulier, a pesé lourdement sur la rentabilité des entreprises françaises et a limité leur capacité à se développer, à procéder aux investissements nécessaires pour améliorer leurs performances et à innover ».
Il nous semble que la recommandation européenne est à prendre très au sérieux. Car la vie économique a évolué depuis l'institution du Smic, et ce dernier n'est plus l'outil adéquat pour les luttes sociales. D'abord parce que son évolution, notamment avec les 35 heures, l'a propulsé à un niveau tel qu'il menace à la fois l'emploi et les entreprises, coûte cher à l'État, et aussi parce qu'on dispose d'instruments plus efficaces pour lutter contre la pauvreté.
François Hollande vient de déclarer qu'il faut « permettre à des salariés qui sont payés au Smic, qui n'ont pas été revalorisés en termes de pouvoir d'achat depuis cinq ans, d'avoir un coup de pouce, et, en même temps, ne rien faire qui puisse déséquilibrer notamment les petites et moyennes entreprises qui sont aujourd'hui dans une difficulté de compétitivité ». Ce qui signifie en clair qu'il faut s'attendre à une revalorisation allant au-delà de l'automaticité de la formule légale (inflation plus moitié de la progression du salaire ouvrier moyen), mais restant faible : sûrement très en-deçà de ce que demandent le Front de Gauche, la CGT ou FO, à savoir 22% dans un premier temps.
Le Smic n'a pas besoin de « rattrapage »
En premier lieu, la déclaration du Président laisse à penser que le pouvoir d'achat du Smic aurait diminué, ce qui n'est pas exact.
Une étude de la DGTPE, fondée sur les statistiques publiques, montre que le Smic mensuel a évolué sur longue période comme le salaire moyen ouvrier (SHBO), mais nettement plus vite depuis 2003 (en partie en raison des 35 heures).
[(
source : INSEE, DARES - étude de P. Bouyoux )]La déclaration du Président supposerait donc que le Smic a pour vocation de se rapprocher toujours davantage du salaire médian, avec un effet d'écrasement des salaires. Or le Smic français est dans le monde le salaire minimum qui se rapproche le plus du salaire médian (63%). Le sujet partage d'ailleurs fortement les syndicats. FO demande ainsi que le Smic atteigne 80% du salaire médian, alors qu'au contraire François Chérèque pour la CFDT insiste sur le fait que ce n'est pas la « hauteur » du Smic qui pose problème, mais le « nombre » des salariés qui sont payés au Smic et qui y restent. Ce dernier se prononce donc à l'inverse des autres syndicats pour des incitations à l'évolution des plans de carrière. On remarque en effet que le nombre de salariés au Smic est une donnée très sensible à l'importance des augmentations : la hausse de 1,6% du Smic de début 2011 a concerné 10,6% des salariés (1,6 millions), alors que pendant les années antérieures à 2007 où un coup de pouce était donné, le Smic concernait plus de 15% de la population (même en 2008, 2,2 millions de salariés furent concernés pour une augmentation de 3,2% du Smic). De façon mécanique, plus le Smic est élevé, plus le nombre de salariés concerné est important. Il serait inquiétant que le Président de la République se rallie à une politique d'écrasement des salaires.
Les « coups de pouce » au Smic sont dangereux pour les entreprises, l'emploi et les finances publiques
**Pour les entreprises
Les grandes entreprises sont très peu concernées par les bas salaires : seulement environ 4% de salariés sont payés au Smic. En revanche il existe un véritable problème pour les entreprises petites et moyennes, surtout pour les TPE, dont 30% des salariés sont au Smic (jusqu'à 34% dans la branche hôtellerie restauration et tourisme). Or, si l'on prend comme hypothèse un coup de pouce de 3%, les conséquences sont loin d'être négligeables pour ces petites entreprises.
Avec un Smic horaire brut à 9,22 €, et un coût du travail (incluant les charges patronales de 16% environ au niveau du Smic compte tenu des allègements de charges) de 10,69 €, le coup de pouce de 3% correspond à une augmentation du coût du travail de 0,32 € de l'heure par salarié (ce coût passe à 11,01 €), soit plus de 48 euros par mois. Si 30% des salariés sont au Smic, le coût du travail augmente de 0,9% au niveau de l'entreprise. Compte tenu des marges très faibles des TPE en général, ceci n'est pas du tout négligeable. Rappelons ce qu'indiquait l'INSEE le 28 mars dernier à propos du taux de marge des sociétés non financières (SNF) françaises en 2011 : « En moyenne sur l'année, l'accélération de la valeur ajoutée (+3,7 %, en valeur après +1,9 %), a été compensée par le dynamisme des rémunérations (+4,4 % après +2,1 %) et des autres impôts sur la production qui ont rebondi après la suppression de la taxe professionnelle en 2010 (+8,8 % après –2,5 %). Au total l'EBE augmente peu, bien moins que la valeur ajoutée, si bien que le taux de marge des SNF baisse, à 29,1 % en 2011 après 30,1 % en 2010, atteignant son plus bas niveau depuis 1985 ». Ces chiffres concernent la totalité des SNF, et les résultats des petites entreprises sont bien inférieurs, bien que le chiffre officiel fasse défaut. Il est évident dans ces circonstances que prélever encore 0,9% sur l'EBE n'est pas sans conséquence pour l'investissement des entreprises.
**Pour l'emploi
Une augmentation de 3% du Smic équivaut à la rémunération d'un salarié pour 33 salariés. En reprenant l'exemple des TPE avec 30% de leurs salariés au Smic la tentation sera forte pour elles de limiter leurs embauches, en particulier pour les jeunes et les personnes sans qualification. C'est un point sur lequel les économistes se sont souvent exprimés, comme l'iFRAP l'a aussi fréquemment rappelé. Une augmentation de 10% du Smic détruirait ainsi 290.000 emplois selon une étude datant de l'année 2000 mais toujours considérée comme valable. Selon la Direction du Travail, une augmentation du Smic de 1% entraînerait à moyen terme la disparition de 4.000 à 20.000 emplois.
**Pour les finances publiques
Les allégements généraux de charges patronales sur les bas salaires, qui ont commencé en 1993 et se sont accrus avec les 35 heures, coûtent actuellement une trentaine de milliards d'euros à l'État. Rappelons qu'au niveau du Smic ces allégements concernent entre 26% et 28% des cotisations patronales suivant que l'entreprise a plus ou moins de 20 salariés, et qu'ils décroissent jusqu'à disparaître au niveau de 1,6 Smic. Toute augmentation du Smic accroît mécaniquement le montant des allégements et corrélativement leur prise en charge par l'État, qui rembourse la Sécurité sociale. A cela il faut ajouter les coûts entraînés par les augmentations de salaires dans les 5,7 millions d'emplois publics [1]. Selon un rapport de l'Inspection Générale des Finances de 2010 révélé aujourd'hui par Les Echos, une hausse du Smic comprenant un coup de pouce de 1% coûterait 800 millions, ou 1,4 milliard d'euros pour un coup de pouce de 1,5%. Quant à la hausse de la masse salariale publique, elle coûterait 300 millions pour un coup de pouce de 1% (montant en concordance avec nos propres calculs, qui évaluent le coût à 315 millions d'euros [2]. ). Combien coûterait au total une hausse de 3% ? Le chiffrage n'est pas connu, mais il ne serait pas surprenant que ce coût dépasse largement les 3 milliards par an. Nos propres calculs montrent que pour le secteur public lui-même, celui-ci pourrait représenter près de 948 millions d'€.
Bien entendu, on voit régulièrement poindre l'idée de supprimer ou limiter ces allégements de charges. C'est impossible, car selon un consensus souvent rappelé des économistes, leur suppression détruirait 800.000 emplois. Le seul abaissement du point de sortie de ces allégements à 1,5 au lieu de 1,6 Smic induirait, toujours d'après l'IGF, une destruction de 40.000 emplois.
Les « coups de pouce » sont aussi inefficaces
Augmenter le Smic d'1% aurait pour effet d'augmenter le salaire net de charges salariales et avant impôt d'environ 11 euros par mois. La montagne accoucherait d'une souris si l'annonce présidentielle devait aboutir à ce résultat. Aussi avons-nous supposé que l'augmentation atteindrait 3%, mais nous avons vu les conséquences sérieusement défavorables d'une telle décision. En réalité, le saupoudrage d'une augmentation nécessairement faible sur la totalité des salaires au Smic est inefficace, car il coûte cher sans apporter un secours suffisamment sensible à ses bénéficiaires.
On ne soulignera jamais assez que la question de la pauvreté des personnes bénéficiant d'un emploi tient à l'importance du travail partiel, que ce soit le résultat d'un temps partiel ou de périodes sans travail. Une étude de la DGTPE [3] montre que « un salarié au Smic, à temps complet, ayant travaillé 12 mois dans l'année, est proche de la rémunération médiane », cependant que « les travailleurs les plus pauvres sont des personnes travaillant à temps partiel et/ou seulement une partie de l'année ». Par ailleurs la pauvreté est une notion maintenant reconnue comme collective au niveau du foyer et non pas individuelle. Cette notion tient compte en particulier à juste titre de la situation des foyers mono-parentaux qui sont très souvent dans une situation de pauvreté même avec une rémunération proche du Smic.
Or les réformes récentes ont tenté de répondre à cette question. Il en est ainsi de la PPE (prime pour l'emploi) ou du RSA, qui tient compte de la situation familiale de façon assez efficace de ce point de vue. Dès 2009, le rapport du comité d'experts installé par le Président Sarkozy pour donner son avis sur l'opportunité des coups de pouce au Smic, insiste sur l'importance de la contribution de la politique de soutien aux bas salaires comparativement aux hausses du Smic. C'est ainsi qu'entre 1999 et 2009 l'augmentation du Smic en termes réels a été de 6%, alors que, du fait de la PPE et du RSA, les revenus disponibles des personnes concernées ont augmenté de 14% pour un célibataire, de 29% (dont 21% en raison du RSA) pour un couple monoactif au Smic avec deux enfants et de 39% pour un célibataire à mi-temps.
La politique économique a donc évolué, et des outils beaucoup plus efficaces et ciblés sont disponibles pour améliorer la situation financière des personnes les plus en état de précarité. Dans une récente note [4], Pierre Cahuc, par ailleurs membre du comité des experts cité ci-dessus, et Stéphane Carcillo ne mâchent pas leurs mots : une politique de coups de pouce systématiques est « une machine à fabriquer du chômage… C'est une politique du passé, qui n'est plus adaptée à la situation de la France. Les pays du nord de l'Europe, où la pauvreté est moins fréquente que chez nous, l'ont bien compris et ils n'ont tout simplement pas de salaire minimum légal ».
[1] 5,7 ne correspond pas aux statistiques officielles, il s'agit plutôt de 5,6 millions. Ceux-ci se définissent comme suit : on tient compte de l'emploi dans les trois fonctions publiques 5,298 hors emplois aidés + emplois public dans les DOM et organismes marchands (au sens de la comptabilité nationale) soit 5,4 millions et autres organismes compris dans le périmètre des administrations publiques +120 000 soit entre 5,5 et 5,6.
[2] Les calculs effectués par la Fondation iFRAP partent de l'évaluation du minimum de traitement de la fonction publique évalué à 1.172,94 euros net/mois suivant nos extrapolations à partir des chiffres connus au 1er janvier 2011 (voir Rémunérations et pouvoir d'achat dans la Fonction publique, éléments statistiques de référence pour le rendez-vous salarial du 19 avril 2011, p.21). Nous considérons que l'effet devrait raisonnablement se propager tout au long de la grille indiciaire des catégories C dans les trois fonctions publiques. La population cible totale de 2,4 millions de fonctionnaires (consulter, Rapport sur l'État de la fonction publique et les rémunérations 2012, p.17). Précisons que cet effet devrait être sensible jusqu'à 1,3 fois le minimum de traitement soit un peu plus de 1,3 SMIC avec effet diffusif et cohésif (les fonctionnaires aux traitements immédiatement supérieur se retrouvant rejoints par leurs collègues, devraient demander eux aussi un coup de pouce, hors réévaluation du point de fonction publique, et ce, de proche en proche (sous la forme de revalorisation de la grille indiciaire (attribution de points supplémentaires à grade inchangé etc...)
[3] Philippe Bouyoux, Les salaires en France, 8 janvier 2008.
[4] Slate.fr, 1er mai 2012.