Réforme de l’abus de droit : le transfert en nue-propriété menacé
Doit-on tuer une mouche avec un fusil à éléphant ? C’est un peu l’impression que donne la rédaction du nouvel « abus de droit à deux étages » que nous propose la loi de finances 2019. En effet, alors que son but affiché vise à mettre à niveau l’abus de droit (général) sur celui des clauses anti-abus réservées aux entreprises et à l’IS, sa rédaction très large risque de s’en prendre à des situations juridiques acquises dans la mesure où l’opération les générant aurait un motif non plus seulement « exclusivement fiscal », mais seulement « principalement ». Une lecture « littéraliste » du texte pourrait menacer certaines opérations comme les transferts en nue-propriété. Une rédaction qu’a laissé passer le Conseil constitutionnel qui l’avait censurée en 2013 au motif que des garanties supplémentaires en matière de pénalité ont été apportées. Nous y voyons plutôt un risque de renforcement des risques contentieux et de la doctrine fiscale afin d’en encadrer discrétionnairement l’exercice. Un choc de complexité à attendre pour les contribuables.
La mise en place d’un abus de droit « attrape tout » à deux niveaux
La loi de finances pour 2019 (article 109) vient de créer un nouvel article L.64 A du livre des procédures fiscales, qui s’insère entre les articles L.64 et L64B (rescrit). L’enjeu ? Mettre en place un abus de droit fiscal à deux niveaux.
En effet l’article L.64 du LPF vise l’abus de droit « classique » c’est-à-dire composé de deux branches :
- L’abus de droit par simulation « … soit que ces actes ont un caractère fictif » précise l’alinéa 1 ;
- L’abus de droit par fraude à la loi « …soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes (…) à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs ».
Il est traditionnellement attendu que l’abus de droit pour fraude à la loi ne constitue pas en tant que tel une fraude fiscale, puisqu’il s’agit d’une application littérale du texte par le contribuable (condition objective) ; l’intention de l’auteur découverte par l’administration fiscale étant elle-même enserrée dans une condition subjective particulièrement étroite : la motivation exclusivement fiscale des opérations réalisées[1].
C’est de cette condition « exclusivement fiscale » que l’article L.64A du LPFP permet de s’affranchir. L’exposé des motifs du nouvel article[2], introduit par amendement, précise d’ailleurs qu’il s’agit d’étendre les effets de la clause anti-abus générale introduite à l’article 48 du projet de loi de finances 2019 (et désormais article 108 de la LFI 2019) qui transpose en droit français l’article 6 de la directive (UE) 2016/1164 du 12 juillet 2016 établissant des règles pour lutter contre les pratiques d’évasion fiscale « directive ATAD » au-delà du champ étroit des entreprises et de l’impôt sur les sociétés : « cette clause [anti-abus] ne concerne en effet que l’impôt sur les sociétés, là où l’abus de droit concerne toutes les impositions et a un champ beaucoup plus large. »
Le nouvel article L.64A dispose que « l’administration fiscale a le droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes qui, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes (…) ont pour motif principal d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales… »
Sont donc menacés pour abus de droit les opérations à motivation fiscale non plus seulement exclusives mais désormais « principales ». Ce qui potentiellement pourrait déclencher un contentieux beaucoup plus inflationniste et contribue à « subjectiviser » encore un peu plus l’usage de l’abus de droit pour fraude à la loi ; A la limite, cette nouvelle rédaction pourrait déboucher sur un renversement pur et simple de la charge de la preuve au détriment du contribuable, celui-ci se voyant contraint de prouver auprès de l’administration que l’opération visée n’avait pas un motif principalement fiscal.
Le contournement de la jurisprudence du Conseil constitutionnel de 2013
La tentative de modification de la définition classique de l’abus de droit n’est pas nouvelle. Elle a déjà été une première fois évoquée dans un rapport Woerth/Muet de 2013[3], visant l’optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international. Un rapport qui a eu une traduction concrète dans le cadre de la loi de finances pour 2014 (article 100), à l’époque censuré par le Conseil constitutionnel dans sa décision 2013-685 DC du 29 décembre 2013. A l’époque les magistrats de la Haute assemblée avaient précisé que sa censure s’expliquait par (considérants 114 et 115) :
- Les insuffisances de la rédaction qui avaient abouti « à donner une importante marge d’appréciation à l’administration » ;
- D’autre part « les conséquences sur le plan pécuniaire » que cette insuffisante définition de l’acte constitutif d’abus de droit faisaient porter sur le contribuable ; à savoir, très prosaïquement, le rétablissement de l’impôt dû plus les intérêts de retard (article 1727 du CGI) ainsi que la majoration légale (pénalité) prévue à l’article 1729 du CGI de 80% des impôts dus, ramenée à 40% en cas de non établissement de l’initiative du contribuable dans l’opération projetée ou qu’il n’en est pas le principal bénéficiaire.
Le rapport rendu par Bénédicte Peyrol relatif à l’évasion fiscale internationale des entreprises, publié en septembre 2018[4], propose de contourner cette difficulté constitutionnelle pour parvenir à même fin. En conséquence de quoi l’amendement déposé « ne modifie pas le champ de la majoration de 80% prévue au b de l’article 1729 du CGI » en n’y renvoyant pas. Elle demeure donc uniquement pour les abus de droit « exclusivement fiscaux » en cas de fraude à la loi ou de fictivité des opérations réalisées.
Par ailleurs, la loi de finances 2019 limite le « renversement » de la charge de la preuve au détriment du contribuable en modifiant les conséquences fiscales qui s’attachent à l’avis du comité de l’abus de droit fiscal dans un sens plus favorable au contribuable. Désormais, quel que soit le sens de l’avis, la charge de la preuve pèsera uniquement sur l’administration. Cet amendement adopté en 1ère lecture en commission des finances de l’Assemblée nationale[5] est devenu l’article 202 de la LFI 2019[6]. Rappelons pour mémoire qu’auparavant l’avis défavorable au contribuable adressé par le comité valant renversement de la charge de la preuve en sa défaveur, ce qui constituait un paradoxe : « l’intervention du comité de l’abus de droit fiscal, pourtant conçue comme constituant une garantie au profit du contribuable » pouvait se retourner contre ce dernier alors même que sa création visait à le protéger. La mise en palace d’un abus de droit « attrape tout » semble donc à première vue équilibrée par un recours plus neutre à l’avis consultatif du comité de l’abus de droit fiscal et par l’absence de pénalités particulières exorbitantes.
Procédure de l'abus de droit à compter de la réforme au 1er janvier 2020 | ||
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| Motifs | Pénalités |
L64 LPF | - Motif : simulation | Article 1729 CGI: 40%/80% |
| - Motif : fraude à la loi "exclusivement fiscal" | Article 1729 CGI: 40%/80% |
L64.A LPF | - Motif : fraude à la loi "principalement fiscal" | Pas de pénalité spécifique |
Une évolution qui pourrait déstabiliser des stratégies fiscales simples et acquises
Avec une ouverture aussi large de l’abus de droit, même sans pénalités de 40 ou 80%, le dispositif imaginé ne risque-t-il pas de remettre en cause des stratégies patrimoniales bien acquises comme la transmission en nue-propriété (qu’il s’agisse de parts sociales ou de biens immobiliers) ? La question mérite d’être posée[7]. Interrogée, l’auteur de l'amendement, Bénédicte Peyrol, s’en défend : « ce texte ne vise en aucun cas les donations de bien en nue-propriété qui répondent de la volonté première de transmettre de son vivant. » Une approche conciliante mais que rien ne permet d’anticiper à la vue de la nouvelle rédaction du LPF : « il sera possible aux familles de prouver dans quel but la succession est organisée, en informant l’administration a priori via des rescrits fiscaux ».
En clair, le risque de contrôle pour abus de droit extrêmement large prévu par le nouvel article L.64A du LPF va induire sans doute un recours nécessaire accru à l’article L.64B. Une situation à laquelle l’administration va devoir se préparer. Mais comme le reconnaît la députée, « peut-être faudra-t-il dans les prochains mois préciser la position de l’administration sur cette question du démembrement de propriété. »
Un comble. La réforme risque de déboucher sur une avalanche de « doctrine administrative » nouvelle chargée de rassurer les contribuables sur les montages « licites » dont les motifs ne sont pas « principalement fiscaux » et les autres… Ainsi va-t-on tuer après la fiducie, les holdings animatrices de groupes ? La multiplication des pactes Dutreil ? Afin de s’attaquer discrètement à la question des successions ? Dans ces conditions et à moins d’une alternative claire et précise sera-t-il toujours possible de choisir la voie fiscale la moins imposée ? Rien n’est moins sûr.
[1] Le LPF précise : « ces actes (…) n’[ayant]t pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales des intéressés. »
[2] http://www.assemblee-nationale.fr/15/amendements/1255C/AN/1949.asp sous amendé pour les dates d’entrée en vigueur soit 1er janvier 2020 pour des contrôles intervenant à compter du 1er janvier 2021, http://www.assemblee-nationale.fr/15/amendements/1255C/AN/2542.asp
[3] http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rap-info/i1243.pdf
[4] http://www.assemblee-nationale.fr/15/pdf/rap-info/i1236.pdf#page=100
[5] http://www.assemblee-nationale.fr/15/amendements/1255C/CION_FIN/CF1403.pdf
[6]https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000037882341&dateTexte=&categorieLien=id
[7] Voir en particulier, Le Figaro, Un nouveau risque fiscal sur le transfert de la nue-propriété, 7 janvier 2019, ou Abus de droit fiscal : inquiétude autour de la nue-propriété.