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Piketty vu des États-Unis

Si le Capital au XXIème siècle est devenu un best-seller outre-Atlantique, avec plus de 400.000 exemplaires vendus et le soutien de prestigieux économistes comme Joseph Stiglitz ou Paul Krugman, tous les Américains sont loin d'adhérer au monde pensé par Piketty. En effet, la France et les États-Unis ont des visions de l'économie, de la politique et de la société bien différentes. Plus centré sur le « Big Data » que sur les mathématiques, le Capital au XXIème siècle ne se veut pas tant comme un ouvrage économique que comme un ouvrage historique sur le capital depuis le XIXème siècle. Le magazine en ligne Commentary, à travers un article de 12 pages regroupe les critiques et remarques des économistes américains faites à l'encontre de l'ouvrage. Nous vous en livrons ici une synthèse en 4 points.

#1 – Un bon timing

Commentary le souligne, toutes les décennies à peu près, est publié un livre événement proposant une vision générale, voire une solution, aux anxiétés et enjeux sociétaux de la période. En cela, le Capital au XXI siècle est un livre qui traite des inégalités pour un public large et qui arrive au bon moment. Plus que révolutionnant les modes de pensée, le succès de ces ouvrages s'expliquerait par le fait qu'ils tiennent un discours qu'une partie des intellectuels et des politiques de la période veulent entendre. Commentary compare alors le Capital du XIXème siècle à La Démocratie en Amérique d'Alexis de Tocqueville, puis à The Promise of American Life d'Herbert Croly, un ouvrage général sur le libéralisme dont les idées principales ont souvent été reprises par Théodore Roosevelt. Traité sur la démocratie, sur le libéralisme contre analyse soft marxism des inégalités, les trois livres ont, dans leurs contenus, peu de choses en commun, hormis le fait qu'ils répondent aux interrogations du moment. En effet, le thème des inégalités, thème récurent en France et en Europe, a été défini comme « le défi de notre temps » par Barak Obama en 2013 et continue, depuis, d'animer les débats aux États-Unis. En établissant une théorie générale sur un capitalisme générateur des inégalités de revenus et en proposant la mise en place d'une taxation mondiale sur la richesse comme solution, Piketty s'insère donc dans un créneau.

#2 – Le marxisme comme religion

Piketty est-il marxiste ? D'après lui, non, il se définit comme social-démocrate mais pour la plupart de ses critiques, la réponse serait : plutôt oui. Ils parlent néanmoins d'un « marxisme doux » (soft marxism) où Piketty, comme Marx, prêchent une vision du capitalisme caractérisé par l'accumulation infini des richesses dans les mains des déjà très riches. C'est d'après eux ce qui s'est passé au XIXème siècle (on pourra objecter comme argument que les riches du XIXe siècle ont disparu) et ce qui va se reproduire au XXIème siècle (on pourra objecter que les fortunes de ce début du XXIème siècle sont très différentes, rarement héréditaires et souvent le fruit d'une avancée technologique : Bill Gates ou Mark Zuckerberg….). Et si Piketty évite le messianisme scientifique de Marx, ni ne prône une suppression du capital ou une interdiction de la propriété, il reprend une partie de ses théories en énonçant que le système est un « casino truqué », où les riches gagnent lorsqu'ils jouent, et ce, avec des mises de départ qu'ils ne méritent pas. Sa principale affirmation est que le rendement du capital croît plus vite que le taux de croissance de l'économie (symbolisé par l'équation r>g) et que les détenteurs du capital accumulent et vont continuer d'accumuler de plus en plus de richesse au détriment des autres. « Une fois constitué, le capital se reproduit tout seul, plus vite que ne s'accroît la production. Le passé dévore l'avenir. » Cette accumulation indéfinie des richesses par une part minime de la population aurait été la tendance des 300 dernières années et n'aurait été bousculée que par les guerres mondiales et crises économiques du XXème siècle, avant de reprendre son cours à partir des années 1980. Son remède sera alors de créer un impôt mondial sur la fortune de 5 à 10% pour les milliardaires, de 2% pour ceux détenant 5 millions ou plus et de 1% pour ceux détenant moins de 5 millions. A cela, il souhaite ajouter un taux marginal d'imposition de 80% sur le revenu aux États-Unis…

Stefan Homburg de l'université de Leibnitz fait alors ce calcul : « En suivant l'hypothèse de Piketty d'un taux de retour sur capital de 4% au XXIème siècle, un impôt sur la fortune de 10% équivaut à une taxation de 250% du revenu du capital. Combiné à un impôt sur le revenu de 80% du revenu du capital, le contribuable se retrouverait face à un taux de prélèvements de 330% du revenu du capital » [1]. Piketty reconnait d'ailleurs lui-même que le niveau et la forme de taxation qu'il préconise sont utopiques (même s'il revient à la charge dans un récent entretien avec Les Échos, en demandant qu'on profite des négociations sur le traité transatlantique pour mettre en place un impôt « États-Unis-Union-européenne » sur la fortune). Il reste cependant toujours très vague sur les modalités de prélèvement. Piketty concède même, à la fin de son ouvrage, qu'avant de mettre en application sa théorie, il serait bon d'améliorer l'organisation et la gestion des organismes publics existants. On aurait pu commencer par là…

#3 – Données et méthodologie

  • Une vision simplifiée du capital.

Là où se fait un consensus général sur l'ouvrage de Piketty, c'est sur l'incroyable travail de collecte de données effectué par l'économiste et ses équipes, qui permettent de décrire une tendance du capital sur trois siècles pour 6 pays (France et Royaume-Uni, États-Unis depuis le milieu du XIXème siècle et Japon, Allemagne et Italie à partir de la Première Guerre mondiale). D'autant plus que toutes ces données ont été rendues publiques sur le site web de Piketty.

Grâce à la publication des données, le Finantial Times est le premier grand média à isoler une série d' « erreurs », ou plutôt de sélection de données discutable. Et c'est sur cette sélection des données que les critiques reprennent. Piketty a, en effet, choisi de donner une vision unifiée du capital en réduisant l'ensemble du capital à un taux de rendement homogène et sans différencier les différents types de rendements existants : immobilier, action, obligation… Ainsi, pas de distinction par exemple, entre la détention de bons du trésor américain qui ont un taux de rendement de 1%, ou d'actions capital où il y a une possibilité de perte de capital, et des rendements à 7%. Cela lui permet de réduire à la plus simple expression le taux de rendement du capital, en oubliant notamment le facteur risque du revenu, ce qui a pour effet de peindre une fausse image de la montée de l'enrichissement des individus et donc des inégalités.

Enfin Feldstein et Scott Winship, du Manhattan Institute, soulève plusieurs points méthodologiques qui font débat dans le travail de Piketty. Premièrement, son étude se concentre quasi exclusivement sur les déclarations de revenu avant impôt et ne tient pas compte ni des éléments fiscaux, ni des éléments de redistribution des systèmes étudiés. Concernant les États-Unis, Commentary rappelle qu'un tiers des américains perçoivent une aide du gouvernement sous conditions de ressources. Deuxièmement, Piketty considère les plus-values, comme le gain d'une année, alors que c'est une accumulation de gains passés, sur une longue période débloquée à un instant T. Ainsi, dans le cas de la vente de parts d'un fonds de placement acheté il y a 25 ans, les gains sont enregistrés sur une année quand ils auront, en réalité, été accumulés pendant près d'un quart de siècle. L'économiste suisse Beat Kappeler rappelle également que ces 30 dernières années, la durée de détention d'une action est passé, en moyenne, de 7 ans à 7 mois. Beaucoup de variables qui sont perdues dans la réflexion de Piketty.

  • r>g ?

Pour revenir à l'équation principale de l'ouvrage, Stephan Homburg dénonce l'utilisation abusive de r>g. S'il reconnaît qu'un consensus économique s'est bien fait autour de l'idée que le rendement du capital croît plus vite que le taux de croissance de l'économie, la majorité des économistes contestent le fait que l'accumulation du capital soit indéfinie. Ils affirment même que sa répartition est plutôt constante. Une constance démontrée au sein même de l'ouvrage de Piketty qui prouve que le rapport patrimoine/revenu est resté stable aux États-Unis et au Canada au XXème siècle. Une donnée importante puisque ni les États-Unis, ni le Canada n'ont été dévastés par les guerres mondiales successives comme l'Europe ou le Japon dont l'économie et la répartition du capital ont été complètement bouleversées.

Kevin Hassett de l'American Enterprise Institue et une équipe de Sciences Po à Paris font également valoir que l'écart de richesse sur le revenus constaté aux États-Unis, ces 30 dernières années, est principalement causé par le boom de l'immobilier. Un boom de l'immobilier qui a, certes, bénéficié aux plus riches mais qui a également permis aux classes moyennes et inférieures d'accéder à la propriété. Ils affirment également que si l'on exclut le logement des autres formes de richesse ou de capital, le rendement des capitaux du logement est égal à celui de 1770.

Enfin Emmanuel Suez, l'un des collaborateurs de Piketty énonce, quant à lui, une théorie alternative. Selon lui, la plus grande partie de la richesse serait due à l'épargne pour les retraites. Ce qui est une bonne chose puisque l'épargne retraite est désormais détenue par une large couche de la population et qu'elle n'est pas héréditaire puisque destinée à être dépensée.

#4 – Un parti pris

Le quatrième reproche fait à Piketty risque de surprendre côté français… en effet, ce que reproche certains critiques américains à Piketty, c'est de prendre pour acquis idéologique que les inégalités sont à combattre (why soaring inaquality… matters ?). Il n'est, en effet, pas particulièrement expliqué pourquoi Piketty se focalise exclusivement sur les inégalités de revenus et non pas, sur la pauvreté, la maladie, la liberté ou les droits de l'homme ? Piketty estime simplement que les inégalités de revenus sont le problème principal de notre période et part, certainement, du principe que tous partagent son avis. Un positionnement qui déconcerte une partie de ces critiques américains, notamment Nicholas Eberstadt, pour qui comparer les inégalités de revenus sur trois siècles n'a pas de sens. Il explique, pour Weekly Standart, que les conditions de vie des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté sont très différentes selon les pays étudiés et que, concernant les États-Unis, leurs conditions de vie actuelles sont bien meilleures qu'en 1965 (date de la première estimation du seuil de pauvreté aux États-Unis).

Conclusion

Pour conclure, l'impact médiatique du Capital au XXIème n'est pas égal à l'immuabilité des théories défendues dans l'ouvrage… et Piketty est le premier à le reconnaître : « les sources rassemblées dans le cadre de ce livre sont plus étendues que celles des auteurs précédents, mais elles sont imparfaites et incomplètes. Toutes les conclusions auxquelles je suis parvenu sont par nature fragiles et méritent d'être remises en question et en débat ». Sa solution qui consisterait à mettre en place un impôt mondial sur la fortune est, il le concède lui-même, "utopique" et semble plus dériver de ses propres convictions idéologiques que basée sur son étude, et surtout, ne traite pas le problème qu'il dénonce à la base. La mise en place d'une taxation intervenant après la répartition des revenus et du capital, Piketty ne propose donc pas de traiter les conséquences de r>g, c'est-à-dire l'accumulation infinie des richesses par les plus riches.

[1] Stephan Homburg donne cet exemple numérique : Pour un contribuable d'une fortune égale à 100.

  • Le taux de rendement du revenu du capital avant impôt sera de 4.
  • L'impôt sur le fortune de 10 (soit 250% du revenu du capital).
  • L'impôt sur le revenu de 3,2 (soit 80% du revenu du capital)
  • L'impôt total de 13,2 (soit 330% du revenu du capital).