Niches fiscales : indéfinissables, indispensables
La Commission des Finances du Sénat vient de publier, sous la direction de Philippe Marini, rapporteur général, un très utile rapport d'information sur les allégements de prélèvements obligatoires. La technicité et la longueur du document nous empêchent de faire l'analyse poussée que ce rapport mérite, et nous nous bornerons à en dégager deux conclusions principales. La première a trait à l'extrême difficulté, pour ne pas dire l'impossibilité, que l'on rencontre pour définir ce qu'est une « niche » et comment la calculer, la seconde, et peut-être la plus intéressante parce que nouvelle, insiste sur la nécessité, lorsque l'on veut tenter de réduire les niches pour améliorer le rendement de l'impôt, de prendre en compte le comportement des agents économiques, ce que certains appellent bâtir un budget dynamique.
Les allégements de prélèvements obligatoires ne sont pas des niches à supprimer.
« Dans chaque niche il y a un chien qui mord » dit le député Gilles Carrez. Il importe de ne pas traiter de ce terme péjoratif de niche tous les allégements de fiscalité. Le rapport Marini traite de façon générale des allégements de prélèvements obligatoires. A ce sujet il met le doigt sur deux difficultés essentielles auxquelles se heurtent les évaluations faites par Bercy : celle relative à l'absence de critère objectif et stable, d'où des oublis et des décisions de classement contestables, et celle concernant l'absence d'indication de la référence à retenir pour évaluer le montant de l'allégement, d'où des incertitudes et des décisions là encore contestables. Le résultat aboutit à une évaluation des « dépenses fiscales » par le Gouvernement de 190 milliards, tandis que le rapport Marini les chiffre à rien moins que 312 milliards d'euros (soit environ 40% des prélèvements obligatoires actuels). La Cour des comptes procède quant à elle à un chiffrage encore différent. A l'heure où l'on excite la gourmandise publique avec l'idée de supprimer les niches, c'est dire que le sujet n'est pas futile.
En encadré on a pris comme exemple typique des errements méthodologiques le cas de la « niche Copé » (imposition de la plus-value à long terme sur les titres de participation détenus par les sociétés), qui combine toutes les difficultés : la possibilité, si l'on considère qu'il s'agit véritablement d'une niche, d'utiliser trois taux de référence différents, le traitement de la mesure non comme une niche (dépense fiscale) mais une simple « modalité de calcul de l'impôt », et enfin un remarquable cas, sur lequel nous reviendrons, où la suppression de la prétendue niche conduirait à un effet pervers considérable une fois pris en compte le comportement prévisible des agents économiques.
Le cas d'école de la « niche Copé ».Il s'agit de l'imposition des plus-values à long terme sur titres de participations par les sociétés. Bref historique :
Dans un fort lointain passé, antérieur à 1965, le taux d'imposition était de 33 1/3%,
En 2004 le taux d'imposition de droit commun des plus-values à long terme est de 19%,
En 2005, ce taux de droit commun passe à 15%, cependant que celui applicable aux titres de participation est progressivement allégé jusqu'à l'exonération à partir de 2007. C'est cette dernière mesure qu'on appelle la niche Copé.
Question : comment évaluer cette niche ? Jusqu'en 2010, Bercy l'a chiffrée par référence au taux de 33 1/3%, ce qui a conduit à une évaluation de 12,5 milliards pour 2008, et aurait abouti à un calcul de 6 milliards en 2009 et 3,8 milliards en 2010 si entre temps Bercy n'avait changé sa référence en utilisant le taux de 19%, ce qui a réduit l'évaluation respectivement à 3,4 et 2,2 milliards. A partir de 2011 la mesure d'exonération n'est plus considérée comme une « dépense fiscale », mais comme une « modalité de calcul de l'impôt ».
La niche Copé a provoqué une polémique tout à fait inutile comme la qualifie le Sénat, certains ayant chiffré la mesure à 22 milliards sur 2 ans. Il s'agit en réalité d'une complète désinformation. D'une part en effet la référence au taux de 33 1/3% n'avait aucun sens, le taux en question n'ayant pas été pratiqué depuis au moins…45 ans ! D'autre part le chiffre exceptionnel de 12,5 milliards tient à ce que les holdings ont profité de la première année d'exonération pour céder leurs titres de participation à un niveau qui n'aurait bien entendu pas été atteint en l'absence de cette exonération, comme le démontre la chute des années suivantes. Rappelons enfin que la motivation de la mesure répondait au risque de délocalisation des holdings françaises, la Belgique, les Pays-Bas et l'Allemagne n'imposant pas les plus-values à long terme.
A vrai dire l'évaluation à 312 milliards du rapport Marini sonne comme une sorte de provocation, qui a l'avantage d'attirer l'attention sur le flou méthodologique et la nécessité d'y remédier, au besoin en publiant plusieurs estimations à partir de critères différents. Le chiffre de 312 milliards correspond à une estimation maximale combinant les dépenses fiscales (par exemple la prime pour l'emploi qui est un revenu expressément exonéré) et ce qu'on appelle les modalités de calcul de l'impôt, deux notions d'ailleurs très difficiles à distinguer. Pour prendre un exemple de ce parti pris maximal, tous les taux réduits de TVA, le taux de 5,5% applicable notamment aux travaux de rénovation des locaux d'habitation mais aussi celui de 2,1% applicable notamment aux produits alimentaires ou aux médicaments remboursés, sont comptabilisés comme des allégements calculés par référence au taux de droit commun de 19,6%. Difficile dans ces conditions de faire comprendre aux Français qu'augmenter de 17,5% le prix de la bouteille de lait pourrait correspondre à la (légitime ?) suppression d'une niche ! D'où la nécessité d'éviter d'utiliser le terme de niche à tout propos. Le problème des allégements fiscaux est de devoir les examiner un par un sans en faire l'objet d'une polémique générale comme c'est trop souvent le cas.
L'innovation remarquable du « budget dynamique ».
Le rapport Marini introduit une nouveauté méritant d'être applaudie. Il se prononce en effet sur la nécessité de chiffrer les allégements « en prenant en compte l'impact économique de leur suppression », et ce afin d'éviter que « les débats ne soient faussés par des chiffres déconnectés de tout lien avec le supplément de recettes que l'on peut attendre de la suppression d'un allégement donné ».
C'est peut-être un vœu pieux car l'exercice est difficile. Bien entendu on ne fera pas l'injure à Bercy de penser qu'il ne s'y livre pas lorsqu'il s'agit d'introduire une modification fiscale. Mais l'important ici est d'ordre pédagogique : faire rentrer cette préoccupation dans le débat public. Il s'agit de prévenir les polémiques inutiles et d'orienter systématiquement la discussion sur le résultat économique d'une mesure et l'éventualité d'effets pervers.
La « niche Copé » (voir encadré) constitue un parfait exemple. Alors que trois de nos voisins n'imposent pas les plus-values sur titres de participation, il est plus qu'évident que toute imposition française aurait un impact défavorable et grave sur la localisation en France des holdings. Pour preuve de la sensibilité des acteurs économiques, l'année où les plus-values ont été exonérées, les cessions de participations ont littéralement bondi pour retomber ensuite.
Les exemples peuvent être multipliés. Le plus connu est celui de l'ISF, que contre toute évidence certains persistent à ne considérer que comme un phénomène négligeable. En voici d'autres : que deviendrait la collecte du Livret A, orientée vers la construction de logements sociaux, si les intérêts versés devenaient imposables ? Que deviendrait la collecte de l'assurance-vie, orientée vers la souscription des dettes de l'État, en l'absence de fiscalité favorable sur les plus-values ?
En 1986, le Président américain Ronald Reagan, en échange d'une baisse spectaculaire des impôts sur le revenu, supprima les niches fiscales, et particulièrement le « Subchapter S » permettant la déduction des pertes subies par les sociétés du revenu des actionnaires (un cas de transparence fiscale). Le résultat fut une chute considérable des créations d'entreprises, qui étaient jusque là sur une pente fortement ascendante. Lorsque le Président démocrate Bill Clinton prit le relais, il rétablit en 1992 la situation antérieure, et les créations d'entreprises reprirent immédiatement leur élan. Les allégements de prélèvements sont un élément essentiel de la politique économique.
Plus généralement, la loi des rendements décroissants, dite loi de Laffer, constitue un obstacle mondialement reconnu à l'augmentation de la pression fiscale. En France on en fait un casus belli politique pour se refuser à prendre cette loi en considération. Il serait temps de changer d'attitude, et l'initiative du rapport Marini doit très utilement contribuer à la prise de conscience.