La lutte contre la fraude sociale commence (enfin !)
Le rapport annuel de la Cour des comptes relatif à la sécurité sociale vient de mettre le doigt sur ce qui fait mal en matière de fraude sociale : il faut changer d’échelle ! Les magistrats listent d’ailleurs de façon particulièrement détaillée les lacunes des contrôles actuels effectués ex ante et ex post par les organismes de sécurité sociale et parfois le manque de volonté des caisses d’appliquer elles-mêmes l’ensemble du panel existant des diligences disponibles (sanctions, recouvrement). La Cour pointe par ailleurs les efforts et le chemin qui restent encore à parcourir pour interconnecter de façon efficace les organismes sociaux avec les bases de données bancaires, celles du ministère de l’intérieur, du ministère des affaires étrangères, de la DGFiP ou de la justice. Bref, un immense chantier vis-à vis duquel le Gabriel Attal, ministre de l’action et des comptes publics vient de prendre position de façon vigoureuse et partiellement inédite : fusionner à terme la carte d’identité (CNIe) et la carte vitale (comme en Belgique, au Portugal et en Suède), intensifier la lutte contre la fraude par un programme de recrutement de 1000 contrôleurs supplémentaires (soit près d’1/4 d’effectifs en plus (3.400 ETP en 2021), unifier la durée d’ouverture des droits aux prestations familiales, aides au logement et minima sociaux à 9 mois de résidence par an.
Un montant de fraude sociale aux prestations qu’il faut toujours affiner entre 8 et 10 milliards d’euros
La Cour des comptes avance plusieurs chiffres et en documente certains :
- « Selon l’estimation la plus récente, la fraude aux prestations légales versées par les CAF s’élevait en 2020 entre 2,5 et 3,2 milliards d’euros » ;
- « Pour les six estimations disponibles de l’assurance maladie, les préjudices liés à des fraudes et des fautes atteignent en cumul entre 1,1 et 1,3 milliard d’euros. » qu’il convient d’après la Cour d’extrapoler « au regard du poids financier des prestations pour lesquelles les fraudes et fautes ne sont pas encore estimées » entre 3,8 et 4,5 milliards d’euros[1].
- Enfin s’y ajoutent les fraudes estimées sur les retraites, soit entre 0,1 et 0,4 milliard d’euros.
Le bilan total de ces estimations de fraudes aux « prestations » s’élève d’après la Cour entre 6,4 et 8,1 milliards d’euros. Et sans doute plus comme Pierre Moscovici l’indique dans son allocution de présentation du rapport : « Et encore, cette fourchette ne tient-elle pas compte des erreurs fautives des assurés, dont l’intention frauduleuse ne peut être prouvée. » On pourrait atteindre ainsi les 10 milliards, soit un montant comparable à celui estimé de la fraude aux cotisations/contributions sociales[2].
Un arsenal de lutte contre la fraude aux prestations qui s’étoffe…
Clairement, on assiste en la matière à un renforcement des outils juridiques à disposition des organismes de protection sociale :
Ainsi, pouvoir est donné aux organismes « d’exiger une transmission dématérialisée des informations demandées », disposition qui elle aussi devrait permettre si elle était rendue obligatoire, un contrôle de cohérence massifié des factures. Ainsi que la possibilité pour les greffiers des tribunaux de commerce de signaler des informations permettant de lutter contre les sociétés éphémères frauduleuses. Enfin, certains agents des organismes de protection sociale se sont vu conférer des prérogatives d’officier de police judiciaire.
Cependant, si législateur n’est pas resté inactif dans la lutte contre la fraude sociale, citons « la possibilité de déroger au délai de droit commun pour le règlement des factures en tiers payant » disposition inscrite dans la LFSS 2021, le pouvoir réglementaire a parfois bien du mal à suivre : « le décret d’application n’a cependant pas été pris. » indique la Cour.
Idem pour le projet porté par l’Assurance maladie dénommé Fides, permettant de fiabiliser les facturations et établissements hospitaliers publics et privés non lucratifs : « Faute de décret d’application, la phase pilote, de deux années, prévue par la loi, avant une généralisation entre 2024 et 2027, n’a pas débuté ; les établissements publics volontaires n’ont pu se porter candidats. »
Il en est de même pour l’autorisation conférée par la loi du 23 octobre 2018 permettant aux organismes sociaux de « consulter les bases nationale Ficovie, BNDP (données patrimoniales) et Patrim (ventes immobilières) de l’administration fiscale » dont les possibilités de consultation « commencent à peine à être exploitées. »
Enfin, si les organismes sociaux ont désormais accès à compter de 2023 « aux pièces justificatives soumises à l’appui des demandes de titre de séjour » et si les données de l’application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers (Agdref) du ministère de l’intérieur ont été enrichies, l’accès direct aux données d’état-civil est toujours en chantier à l’initiative de la MICAF (Mission interministérielle de coordination anti-fraude) qui remplace désormais la DNLF (délégation nationale de lutte contre la fraude).
…mais des marges de progressions importantes
En effet, les cadres de contrôle sont loin d’être hermétiques même en dehors des champs à contrôler. Plusieurs pratiques doivent être neutralisées :
- Les surfacturations commises par les professionnels et les établissements de santé : La Cour relève que pour régler les professionnels et les établissements, l’Assurance maladie « utilise une application ancienne » au paramétrage insuffisant. Afin de renforcer son contrôle automatisé des factures, la CNAM a lancé en 2021 le projet METEORe, important l’outil de contrôle de la MSA… en 2024 les doubles paiements devraient pouvoir être empêchés. La base Fides (voir supra) n’a pas été encore lancée car elle « remettrait en cause des facilités de facturation des hôpitaux publics » alors même que les hôpitaux privés eux, facturent directement à l’assurance maladie, « sans difficulté notable ».
- Le suivi des fraudeurs récidivistes : en dehors de la branche famille, « les organismes sociaux ne suivent pas la récidive des auteurs de fraudes. » En clair ni la CNAM, ni la CNAV ne disposent d’outils permettant de suivre les fraudeurs réitérant. La prévention, le contrôle et la sanction ne sont donc pas pleinement articulés.
- La non-activation de l’Agrasc est préoccupante : l’Agrasc (agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués) peut être utilisée depuis 2011 par les organismes de sécurité sociale. Il faudra attendre 2022 pour qu’une expérimentation soit tentée, mais « aucune action de recouvrement par l’intermédiaire de l’Agrasc n’est cependant intervenue à ce jour ». Il faut donc d’urgence mieux l’utiliser afin que la Sécurité sociale puisse faire valoir ses droits sur le patrimoine de fraudeurs (aux prestations comme aux cotisations).
- Mieux agir sur le déconventionnement des personnels de santé : c’est théoriquement possible, mais rarissime indique la Cour : 45 cas en 2022. Or ces prérogatives sont déjà théoriquement mobilisables et selon plusieurs modalités : le décret du 27 novembre 2020 donne la possibilité aux CPAM de « déconventionner d’urgence à titre conservatoire (…) en cas de violation particulièrement grave des engagements des professionnels (…) dépôt de plainte ou préjudice financier pour l’assurance maladie. » Désormais, depuis la LFSS 2023, le professionnel peut être placé d’office hors convention et n’y être réadmis qu’une fois avoir acquitté sa dette et un plan d’apurement. Une disposition qui n’est pas facilité puisque la CNAM et les CPAM ne suivent pas les récidivistes.
- Constater les indus sur la totalité des périodes non prescrites : ce n’est pas encore le cas. Et les services de contrôle ont tendance à traiter les indus frauduleux comme les indus non frauduleux et à leurs appliquer une durée de 2 années aux lieux des 5 légales. Or cette pratique relève d’un problème de bases de données : les données de facturation par assuré sont conservées sur deux années un 1 trimestre alors qu’il est possible (mais c’est beaucoup plus lourd) de les récupérer sur une durée plus longue, mais elles ne sont pas directement accessibles). Il faut donc développer une base de données récupérant l’ensemble des indus sur cinq ans.
- La sécurisation des données bancaires n’est pas totale : en novembre 2022 le dispositif technique permettant une vérification automatisée des données Ficoba nouvelles en anciennement acquises n’a été mise en place que pour la CNAV et la DGFiP. Il n’y a pas à ce jour de démarche identique pour la CNAM et les CAF. Une extension rapide à l’ensemble des organismes sociaux doit intervenir rapidement.
Un nombre toujours persistant de droits ouverts surnuméraires à l’assurance maladie
Il importe que les flux migratoires soient mieux appréhendés par les organismes sociaux, surtout quand ceux-ci ont un incidence financière importante pour les finances publiques. Les flux peuvent être multiples :
- Les départs non déclarés à l’étrangers qui aboutissent à un surnombre de droits ouverts à l’assurance maladie : sur ce volet la CNAM estime leur nombre à 0,4 million, mais « malgré les demandes de la Cour, la CNAM n’a as estimé à ce jour les montants de règlements injustifiés de frais de santé au titre de ces situations. »
- La fiabilisation des assurés d’âge actifs résidents ou détachés à partir ou vers le territoire national, voir transfrontaliers pourrait être réalisée via l’accès de la CNAM à la base CLASS en cours de déploiement entre l’ACOSS et le ministère du Travail qui « centralisera l’ensemble des informations recueillies par les administrations françaises » sur l’ensemble des mobilités internationales intéressant le droit du travail.
- Même démarche s’agissant des cartes vitales puisque si les effectifs surnuméraires ont été apurés depuis 2018 (-2,4 millions), soit 1000 cartes vitales surnuméraires fin septembre 2022 (résiduelles) « malgré sa demande, la Cour n’a cependant pas été destinataire des données par âge des porteurs de cartes Vitales en cours de validité, tous régimes d’assurance maladie confondus, qui permettrait d’apprécier la cohérence des nombres de cartes en cours de validité par rapport à la décomposition par âge de la population française estimée par l’INSEE. » Il est important de rectifier cet oubli.
- Enfin la sécurisation des prestations versées à des ayant-droit étrangers repose sur plusieurs dispositifs :
- La sécurisation de l’immatriculation des bénéficiaires de prestations dépend d’un NIA (numéro d’immatriculation d’attente) a été généralisée pour l’ensemble des organismes sociaux par la LFSS 2021 « en revanche l’assurance vieillesse ne l’utilise pas pour les attributions de pensions de réversion à des personnes veuves non immatriculées à la sécurité sociale française » ce qui constitue un point de fuite important.
- Par ailleurs la vérification de l’existence de retraités résidant à l’étranger se professionnalise. Les montants sont importants 3,8 milliards d’euros pour 1,1 millions de retraités à l’étranger. La réponse graduée actuelle sépare le traitement des étrangers intra-européens avec qui la coopération monte en puissance (échanges informatisés), d’avec les pays tiers (500.000 retraités hors d’Europe dont 300.000 en Algérie[3]). Pour ces derniers, des convocations auprès des autorités bancaires sont prévues avec recours à la reconnaissance faciale sur base volontaire et fourniture d’une pièce d’identité.
Les dispositions annoncées par le Plan anti-fraude Attal
Gabriel Attal, ministre de l’Action et des comptes publics vient de donner une impulsion nouvelle à la lutte contre la fraude sociale[4]. Les principaux points en sont les suivants :
- Mise en place à terme d’une fusion entre la carte d’identité et la carte vitale. Ce dispositif devrait permettre de régler les problèmes liés à la biométrie et à l’identification des individus sans doute en lien avec France Connect. Pour cela une mission de préfiguration a été lancée[5]. D’autres pays ont d’ores-et-déjà sauté le pas, comme le Portugal, la Belgique et la Suède[6]. En 2022 près de 9 millions de demandes de renouvellement ont été enregistrées. Elles se porteraient à 14 millions en 2023. Cela veut dire qu’une fusion des deux titres pourrait intervenir dans un délai de 5 à 8 ans si le dispositif était déjà opérationnel aujourd’hui. Il est fort probable que son temps d’élaboration requerra entre 5 et 7 ans, portant le déploiement total à horizon 10/15 ans.
- A partir du 1er juillet, aucune prestation sociale soumise à condition de résidence sur le territoire français ne pourra être versée sur un compte bancaire non européen. Pour cela, les caisses pourront avoir accès aux données de voyage des compagnies aériennes (Passenger Name Record) et au fichier des comptes bancaires (afin d’éviter tout contournement par virements de compte à compte).
- Les conditions de résidence pour ouverture des droits sont majorées à 9 mois et harmonisées entre toutes les prestations[7].
- Afin de limiter les erreurs de calcul les CAF dès 2025 prérempliront les formulaires de demande de RSA et de prime d’activité.
- Pour mieux documenter statistiquement les fraudes fiscales, sociales, douanières, le ministre institue un conseil de l’évaluation des fraudes fiscales et sociales (été 2023). Celui-ci devrait pouvoir se voir transmettre les synthèses trimestrielles relatives aux fraudes à enjeux, ce qui n’est toujours pas le cas à l’endroit de la direction de la sécurité sociale.
- La Cour notait dans son rapport le manque d’ambition en matière d’objectifs de contrôle de la fraude sociale. Le ministre propose un doublement des objectifs de 2022 d’ici 2027, soit : 1,5 milliard de redressement aux cotisations et contributions (5 milliards sur cinq ans en cumulé) ; 500 millions d’euros à atteindre dès 2024 en matière de prestations de santé ; 3 milliards de préjudice détecté et évité par les CAF et les caisses de retraites sur le quinquennat.
La Fondation iFRAP estime qu’un doublement des objectifs de fraude sociale d’ici 2027 est ambitieux mais crédible. Il faudrait cependant bien dissocier ce qui relèvera des sommes à recouvrir, encaissées et de la fraude évitée. Par ailleurs, le ministre ne communique pas sur les périmètres des prestations/contributions à contrôler. Or cet élément est essentiel. La Cour a pu montrer ainsi que bien souvent dans l’ensemble des caisses, bien que les produits soient en hausse en 2022, l’activité de contrôle elle-même (nombre d’actes ou de versements contrôlés, périmètre) était en régression par rapport à 2019 (dernière année de référence). Il faudra bien veiller à ce que les objectifs en matière de contrôle soient clairement établis.
Pour renforcer les capacités opérationnelles de contrôle des organismes sociaux, Gabriel Attal annonce la création de 1000 ETP d’ici 2027. Alors que les effectifs étaient de 3400 agents en 2021, il s’agit d’une progression de 30% en cinq ans. Le big data et le datamining devraient par ailleurs être renforcés via un plan d’investissement dans la modernisation des systèmes d’information des caisses de sécurité sociale de 1 milliard d’euros (AE). Il permettra « par exemple aux CAF de recouvrer jusqu’à 5 ans de versements indus en cas de fraude. » ce qui correspond à l’augmentation capacitaire des bases de données que la Cour des comptes appelait de ses vœux supra. Les contrôles jusqu’à présent pour des raisons de commodités ne s’effectuant sur les factures disponibles dans la base actuelle (soit 2 ans).
Conclusion
Le ministre de l’action et des comptes publics adopte une approche très volontariste par rapport aux recommandations de la Cour des comptes en matière de fraude sociale. Cette intensification va de pair avec le renforcement de la lutte contre la fraude aux finances publiques dans son ensemble (avec la fraude fiscale et douanière). Afin de fusionner la carte d’identité et la carte vitale, il faudra surmonter les résistances administratives (ministères différents) mais aussi techniques (GIE Sésam-Vitale d’un côté, ANTS et Imprimerie Nationale de l’autre[8]).
Cependant d’autres leviers n’ont pas encore été activés :
- Mise en place d’un revenu social de référence, point d’entrée d’une allocation sociale unique (retour du revenu universel d’activité ?) ;
- Mise en place d’aviseurs sociaux sur le modèle des aviseurs fiscaux ;
- Moissonnage des réseaux sociaux à des fins de lutte anti-fraude par exemple s’agissant des durées de résidence effective et de situation matrimoniale (parents isolés ou concubins) voir d’activités professionnelles occultes ;
- Liens à renforcer avec l’Agrasc (afin de mieux sécuriser les recouvrements)
- Unification du recouverment avec la DGFiP dans le cadre de France recouvrement à horizon 2030.
[1] Le champ non couvert actuellement par les contrôles est en effet très vaste : « facturations réglées à certains professionnels libéraux de ville (médecins spécialistes, chirurgiens-dentistes, fournisseurs de dispositifs médicaux et laboratoires d’analyses biologiques), règlements de séjours aux établissements de santé public et privés, droits à l’assurance maladie obligatoire de base et ensemble des prestations monétaires (indemnités journalières, pensions d’invalidité et rentes AT-MP). »
[2] Pour deux estimations à 8 milliards, voir https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/05/30/fraude-sociale-gabriel-attal-annonce-des-mesures-pour-doubler-les-redressements-d-ici-a-2027_6175406_823448.html
[3] https://www.leparisien.fr/politique/on-va-renforcer-les-sanctions-le-plan-de-gabriel-attal-contre-les-fraudes-sociales-29-05-2023-JWVFDA3TIJBKNNTWMRPHQV53AQ.php
[4] https://presse.economie.gouv.fr/30052023-gabriel-attal-ministre-delegue-charge-des-comptes-publics-annonce-un-plan-de-lutte-contre-la-fraude-sociale/
[5] https://presse.economie.gouv.fr/881-lancement-dune-mission-commune-sur-la-fusion-de-la-carte-nationale-didentite-et-de-la-carte-vitale/
[6] https://www.ifrap.org/etat-et-collectivites/identite-numerique-la-france-toujours-la-traine
[7] https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/05/30/fraude-sociale-gabriel-attal-annonce-des-mesures-pour-doubler-les-redressements-d-ici-a-2027_6175406_823448.html
[8] Sachant que les différents entre les deux structures expliquent en partie la lenteur de délivrance des titres d’identité, voir https://www.lefigaro.fr/actualite-france/la-prestigieuse-imprimerie-nationale-dans-le-viseur-de-l-agence-francaise-anticorruption-20220217