Heures supplémentaires : le piège se referme
Le gouvernement veut mettre un terme au régime des heures supplémentaires instauré par la loi TEPA. En dehors d'avoir effectivement procuré des gains substantiels de pouvoir d'achat, il semble bien que ce régime ait manqué son objectif en n'incitant pas à « travailler plus ». Mais un piège va alors se refermer sur les entreprises, qui vont se retrouver en face des revendications de leurs salariés, alors même qu'elles n'ont pas directement profité du régime à la différence de ces derniers. Comment sortir de ce piège ?
Un résumé historique est nécessaire pour comprendre la situation.
[**Acte I*]
1999 Le recours de certaines entreprises allemandes à la semaine de 35 heures donne à la gauche française l'idée de l'imposer en France. Mais à la différence de l'Allemagne où les 35 heures ne sont jamais imposées par la loi mais négociées au sein de chaque entreprise ou branche entre partenaires sociaux (voir l'exemple de Volkswagen), la France les impose uniformément : ce sont les lois Aubry. Le passage aux 35 heures est compensé par des allègements de charges sociales variables suivant les années d'application.
2005 Le gouvernement Chirac-Villepin unifie les différents Smics précédents (résultant des différentes périodes de passage aux 35 heures) et le système des allègements de charges sur les bas salaires, qui s'étend jusqu'à 1,7 Smic, puis 1,6 Smic en 2006, ce qui signifie qu'au-delà de 1,6 Smic le passage aux 35 heures ne fait à partir de cette date l'objet d'aucune compensation.
[**Acte II*]
2007 Le gouvernement Sarkozy-Fillon fait voter la loi TEPA. Plutôt que de supprimer les 35 heures, et au nom du principe "travailler plus pour gagner plus", les entreprises qui recourent aux heures supplémentaires obtiennent des réductions de charges, et les salariés concernés, des exonérations de charges et des défiscalisations. Ces avantages profitent au total dans une proportion de 15% aux entreprises et 85% aux salariés (voir encadré).
Le nouveau régime des heures supplémentaires est axé sur l'augmentation du pouvoir d'achat. Elles sont maintenant toutes rémunérées à 125% des heures normales (au lieu de l'être de façon variable comme précédemment où un minimum de 10% était requis), ne supportent aucune cotisation salariale et sont totalement exonérées de l'IR. Les cotisations patronales des entreprises de moins de 20 salariés sont abaissées forfaitairement de 1,5 euro par heure supplémentaire (0,5 euro au-delà de 20 salariés).
2012 Le gouvernement sortant rabote les avantages liés aux heures supplémentaires et le calcul de la réduction des charges patronales (réduction Fillon) a été modifié : ce calcul prenant maintenant en compte la rémunération des heures supplémentaires dans le calcul de la réduction des charges patronales. De ce fait, pour un salarié payé au SMIC, le surcoût des heures supplémentaires est de 35% par rapport à une heure normale, et le dispositif est devenu dissuasif, financièrement parlant, pour les entreprises.
De 2007 à 2012 Le recours aux heures supplémentaires se situe de façon assez régulière aux alentours de 750 millions par an. Toutefois ce recours est dépendant du cycle économique, il a fortement baissé en 2009 et 2010, et est reparti à la hausse en 2011, mais baisse de nouveau à partir de la fin 2011. Ce sont surtout les grandes entreprises qui ont recours aux heures supplémentaires, mais aussi les secteurs de la restauration et du BTP.
[**Acte III*]
2012 Le programme du gouvernement Hollande_Ayrault prévoit la suppression des avantages liés aux heures supplémentaires. Il les trouve en effet très coûteux et même « absurdes » en période de récession et de recours au temps partiel [1]. Mais cette décision va se traduire par une perte importante de pouvoir d'achat pour les salariés, ce que le gouvernement veut éviter dans la mesure du possible. Ce dernier prévoit cependant de ne pas appliquer la suppression des exonérations de charges sociales dans le cas des entreprises de moins de 20 salariés, afin de ne pas porter préjudice aux TPE, qui font particulièrement l'objet de ses sollicitudes. Surtout, il est aussi dans l'intention du gouvernement de compenser le manque à gagner pour les salariés résultant de la perte des exonérations… en mettant cette compensation à la charge des entreprises par une augmentation de la rémunération des heures supplémentaires.
[**Épilogue*]
En une dizaine d'années, les entreprises et leurs salariés auront été soumis à une série ininterrompue de modifications législatives sur le sujet des heures supplémentaires, qui est directement lié à celui des 35 heures. C'est effectivement le désir de revenir à la flexibilité de la durée du travail perdue avec les 35 heures, qui a provoqué la modification par la loi TEPA du régime des heures supplémentaires. Mais le résultat pour les entreprises de la suppression du régime risque de se traduire par une absurdité d'autant plus amère qu'elles se trouveraient dans une situation pire que si la loi TEPA n'avait pas existé, alors même qu'elles n'en ont pas été bénéficiaires ! C'est en effet ce qui se passera si les entreprises doivent compenser la perte de pouvoir d'achat pour leurs salariés résultant de la perte des avantages liés aux heures supplémentaires [2]. L'État étudierait comme nous l'avons dit la question d'une augmentation du complément de rémunération, donc au-delà de 125% des heures normales, en plus de la perte des avantages de réduction des charges patronales. Avant la loi TEPA, la souplesse régnait, le minimum exigé légalement étant de 110%. Et même en l'absence d'une telle obligation légale, comment feront les employeurs lors des négociations annuelles de salaires, pour résister aux revendications des salariés ayant perdu une partie substantielle de leur salaire – même si l'employeur n'était pour rien dans cette perte ?
Que préconiser ?
Tout d'abord, une leçon qui se renouvelle une fois encore : Que les politiques cessent de prendre les entreprises comme terrain de jeu pour régler leurs querelles idéologiques ! Quand parviendrons-nous à l'indispensable stabilité législative ? [3]
Mais ce souhait jamais exaucé arrive trop tard. Il aurait fallu défaire les 35 heures dès le changement de majorité intervenu en 2002. En 2007 il était déjà trop tard, les entreprises s'étaient adaptées de différentes façons, et notamment par la hausse de productivité et la négociation de certaines flexibilités. Et maintenant le piège se referme sur les heures supplémentaires : comment y échapper ? Certains évoquent la hausse du seuil de 20 salariés, par exemple à 50 salariés. Mais ce serait renforcer encore le caractère d'usine à gaz de la réglementation, ainsi que les effets pervers d'un nouveau seuil, ajouté à tous ceux qui existent déjà, particulièrement au niveau de 50 salariés, et qui ont pour résultat de dissuader encore davantage les entreprises de grandir.
Nous ne défendons pas le maintien du régime institué par la loi TEPA, qui a manqué son objectif. Sans se faire toutefois d'illusion sur le gain que procurera sa suppression. En théorie le régime faisait perdre 3 milliards à l'État (concernant les entreprises à partir de 20 salariés). Mais il ne s'ensuit pas que la suppression du régime fera rentrer ces 3 milliards dans les caisses publiques, car les entreprises, déjà dissuadées de recourir aux heures supplémentaires, le seront encore plus dans le projet actuel. De toutes façons cela se traduira par une hausse du coût du travail, très mauvais signal dans l'époque actuelle. Il n'y a guère qu'une solution possible de sortie, qui consiste pour le patronat à obtenir des avancées substantielles de flexibilité des contrats de travail en compensation… de cette augmentation quasi-inéluctable du coût du travail. La tâche ne manquera pas d'être ardue lors de la conférence sociale qui va bientôt s'ouvrir.
[( Le bilan des heures supplémentaires :
« Du travailler plus pour gagner plus » au « Gagner plus sans travailler plus »…Deux conclusions s'imposent :
1. D'un point de vue financier, les bénéficiaires de la loi TEPA n'ont pas été directement les entreprises, mais les salariés. En effet, en se fondant sur les chiffres de 2010, les exonérations dont ont bénéficié les salariés se sont montées à 2,392 milliards au titre des charges salariales et 1,390 milliards au titre de la défiscalisation, soit au total 3,782 milliards, alors que le chiffre ne dépasse pas 700 millions au titre des charges patronales. C'est donc un avantage très limité dont ont bénéficié les entreprises, surtout celles à partir de 20 salariés pour lesquelles la réduction n'est que de 0,50 euros par heure (1,50 en-dessous de 20 salariés), sans compter les entreprises pour lesquelles le minimum de rémunération était inférieur à 125% des heures normales). Si les entreprises sont très favorables au maintien des exonérations, c'est que le système permet d'améliorer de façon importante le pouvoir d'achat de leurs salariés et de faciliter ainsi les négociations sur les salaires. C'est un point que l'on retrouve lorsqu'il s'agit de mesurer les conséquences d'une suppression des avantages.
2. Du point de vue de l'efficacité économique de la mesure, et s'il faut se placer dans le cadre du slogan « Travailler plus pour gagner plus », il semble qu'on doive tirer un bilan franchement négatif. L'Institut des Politiques Publiques a réalisé une étude à partir de l'observation d'un groupe de populations, dont la conclusion peut s'exprimer ainsi : « Gagner plus sans travailler plus » [4]. La mesure n'aurait pas « significativement accru la durée du travail. En outre, elle a suscité une optimisation fiscale ». En bref l'augmentation des heures déclarées ne correspondrait pas à une hausse des heures travaillées et serait surtout due à un effet d'aubaine, entreprises et salariés ayant intérêt à déclarer des heures supplémentaires qui étaient déjà réalisées auparavant. Au total, la mesure apparaît donc essentiellement comme une augmentation du pouvoir d'achat payée par l'État – ce qui pour autant ne la condamne pas nécessairement…]
)]
[1] Ce dernier motif est parfaitement contestable, car ce ne sont pas les mêmes emplois qui nécessitent le recours au temps partiel que ceux qui justifient l'usage des heures supplémentaires. Ces dernières constituent un des moyens de flexibilité dont les entreprises ont besoin pour faire face aux à-coups de l'économie, à-coups qui ne justifient pas des embauches supplémentaires, et ce d'autant moins que la période de récession actuelle contraindrait les entreprises à licencier.
[2] Cette perte est importante : pour 4 heures supplémentaires par semaine, la réduction du salaire dépasse 3% et l'augmentation du salaire imposable excède 14%.
[3] Voici ce que nous écrivions déjà en décembre 2007 dans le dossier consacré aux exonérations (Société Civile No 75) : « Le succès des politiques quelles qu'elles soient suppose qu'on n'en change pas tous les deux ans. Les employeurs en particulier ont besoin de stabilité sur une longue période et à ce sujet la politique d'aller et retour constatée à propos des 35 heures et des heures supplémentaires est la caricature de l'instabilité. Le nouveau gouvernement n'est pas revenu en arrière sur les 35 heures, mais essaye d'en corriger les effets par des mesures compliquées et d'un effet incertain qui, en tout état de cause, se traduiront par de nouveaux allègements de charges et d'impôts pénalisant les finances publiques. C'est une politique de "cliquet" allant de mesures en corrections sans abolir le dispositif précédent. Malheureusement, les employeurs et l'économie doivent s'adapter à chaque fois sans pouvoir, comme dans l'armée, attendre le contre-ordre avant d'exécuter l'ordre ». Nous n'imaginions pas que cinq ans plus tard cette note serait encore plus justifiée.
[4] Cahuc et Carcillo, mars 2012, www.ipp.eu.