Entretien avec Elie Cohen : Changer de modèle
Elie Cohen, directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po, répond aux questions de la Fondation iFRAP sur son dernier ouvrage, Changer de modèle, co-écrit avec Philippe Aghion et Gilbert Gette (Odile Jacob avril 2014).
Fondation iFRAP : Dans votre récent ouvrage « Changer de modèle », vous évoquez le « keynésianisme primitif », comment décririez-vous ce keynésianisme et ses idées fausses ?
Elie Cohen : Depuis 40 ans l'État, sous toutes ses formes, dépense plus qu'il ne prélève ce qui signifie qu'il ne sait pas gérer le cycle d'activités en accumulant des ressources en phase haute du cycle et en pratiquant, quand c'est nécessaire, des politiques contra-cycliques. Depuis 40 ans, chaque fois que l'on assiste à un retournement conjoncturel récessif le diagnostic est le même : on incrimine un ralentissement de la demande intérieure et la solution est la même, on accroît la dépense publique en creusant le déficit et on assiste, impuissant, au creusement du déficit extérieur. Facteur aggravant, comme il faut parfois combler les déficits, on augmente les impôts et les charges payées par les entreprises, pour préserver la consommation et on aggrave la crise d'offre qui était à la base du retournement conjoncturel. Le keynésianisme primitif consiste en une lecture pauvre de la théorie keynésienne puisqu'elle généralise des prescriptions qui devraient être réservées aux équilibres de sous-emploi. Depuis 15 ans l'appartenance de la France à la zone Euro nous a privés de l'arme de la politique de change et nous contraint à respecter des règles strictes de gestion des finances publiques : un déséquilibre durable passe nécessairement par la dévaluation fiscale, elle peut prendre la forme d'une baisse de coût du travail par transfert d'assiette fiscale vers le consommateur or nos keynésiens primaires s'y refusent alors même que Keynes dans Les Conséquences économiques de Mr Churchill (1925) avait explicitement prévu le cas où une politique fiscale pouvait répliquer les effets d'une dévaluation monétaire. La question devient alors pourquoi ce keynésianisme primitif a-t-il triomphé en France ? L'explication en est simple : la croissance continue de la dépense publique est légitimée par la théorie, elle sert donc les élites politiques, syndicales et administratives.
Vous mettez aussi en exergue la réussite des ajustements budgétaires pratiqués par l'Australie, le Canada et la Suède. Quelles stratégies convergentes ou divergentes ces trois pays ont-ils adoptées pour rétablir leurs comptes publics ?
Il est frappant de constater que la thématique de la réforme de l'État est ancienne en France, il y eut même des Premiers ministres pour la mettre en exergue. Il est également notable que toutes les techniques du new public management, de la constitution d'agences, de l'individualisation des rémunérations, de la gestion prévisionnelle des compétences, de la privatisation d'entreprises publiques à vocation commerciale, ont été pratiquées en France. Enfin les réformes de la protection sociale et la rationalisation du millefeuille territorial sont des thèmes récurrents de la politique Française qui débouchent périodiquement sur des demi-réformes. A l'arrivée tout finit par de l'échenillage de dépenses ou des coups de rabot et la réforme est renvoyée à plus tard ou émasculée. Peut-on pour autant transposer les règles qui ailleurs ont permis de réussir. La France s'est jusqu'ici refusée à un débat national sur le périmètre de l'État et de l'action publique, elle n'a pas mené de manière rigoureuse et contradictoire de « spending review », elle n'a pas réussi à faire partager un diagnostic par les forces politiques et syndicales, elle n'a pas été capable de mener sur la durée une action conséquente, elle n'a pas été capable de créer la bonne structure d'incitations et de rétributions pour atteindre ses objectifs. La France ne sait pas pratiquer les compromis de réforme en amont, elle ne sait pas davantage pratiquer les compromis de crise. L'actuel gouvernement tente d'acclimater, en France, le mode négocié et apaisé de la réforme, sans grand succès jusqu'ici. Notre mode de réforme est plus convulsif, il suppose une dramatisation extrême, une contrainte extérieure incontournable, la mobilisation des thématiques de la patrie en danger, du risque du déclin …. Nous n'y sommes pas encore.
Vous proposez des pistes pour s'attaquer en France durablement à la dépense publique. A quelles conditions et dans quels secteurs, selon vous, les 50 milliards d'euros d'économies annoncés par le gouvernement seront-ils véritablement efficaces ?
Il faut bien comprendre l'équation impossible dans laquelle s'est laissé enfermer le gouvernement actuel. Au départ François Hollande s'engage à résorber les déficits, pour cela il fait un pari, celui de taxer fortement les Français et il compte sur la sortie de crise mondiale pour soutenir la conjoncture française. Il va échouer car d'une part la contraction de la dépense publique partout en Europe et la stratégie de désendettement de l'ensemble des acteurs dépriment l'activité, par ailleurs la surtaxation bute sur la courbe de Laffer le rendement de l'impôt baisse, la baisse des déficits programmée n'est pas au rendez-vous. D'où le deuxième pari, celui des 50 milliards, le président entend le respecter mais il ne permettra pas de descendre en dessous des 3% en 2015. Faut-il faire davantage de coupes et faire replonger la France en récession ? Je crois qu'on ne peut pas bloquer tous les canaux de l'action conjoncturelle en même temps, c'est ce qui explique l'attitude critique du FMI de Washington et de Manuel Valls à l'égard de la BCE et de la Commission européenne. Quant à la ventilation des 50 milliards de baisses de dépenses, je la crois équilibrée 10 sur la santé, 11 sur les prestations sociales, 10 sur les territoires et 19 sur l'État et ses appareils.
Pour un ajustement budgétaire réussi, il faut créer les ingrédients de la croissance. Or celle-ci repose pour partie sur un marché du travail plus flexible. Vous évoquez à ce propos la possibilité de « territorialiser » le Smic. En quoi consiste cette réforme ?
Le Smic en France est parmi les plus élevés dans le monde, il représente 65% du salaire médian. Le Smic produit deux effets bien documentés, il écrase la pyramide des salaires, on peut faire une carrière de smicard, et il dissuade l'embauche des moins qualifiés. C'est tellement vrai que tous les gouvernements pratiquent la même politique : une baisse massive de charges au voisinage du Smic, ce qui signifie que l'emploi non qualifié doit être subventionné à hauteur de 22 milliards aujourd'hui et de 27 demain pour être solvabilisé. Alors que faire ? Nul ne songe à baisser le Smic mais nous proposons de remettre à plat le dispositif en dissociant politique salariale et lutte contre la pauvreté et en privilégiant l'emploi, pour cela il convient 1/ de cesser la politique des coups de pouce pour redonner de l'oxygène à la gestion des carrières, 2/ de revenir éventuellement au Smig qui était régionalisé pour tenir compte des différentiels de coût de la vie 3/ de prévoir comme en Allemagne avec le nouveau Smic des dispositifs d'accompagnement pour les jeunes non qualifiés et les chômeurs de longue durée.
Changer de modèle, c'est également s'interroger sur une remise à plat de notre fiscalité. Vous optez pour un retour à une fiscalité duale entre imposition du travail et imposition du capital, avec un prélèvement proportionnel de 30% sur le second. Pensez-vous qu'il s'agisse uniquement d'un objectif de concurrence par rapport à nos voisins européens ou est-ce la reconnaissance légitime de la prise de risque (impôt risque) ?
Nous sommes le pays des paradoxes : nous avons à la fois l'une des fiscalités du capital la plus lourde (taxation du stock –ISF-, des revenus -au barème de l'IRPP-, des transactions, des plus-values, des successions, ….) et en même temps des responsables du parti au pouvoir s'étonnent qu'on ne se décide pas à enfin taxer le capital !
Notre argument est triple 1/ l'épargne, c'est-à-dire la fraction non consommée du revenu est taxée au titre des revenus, 2/l'épargne qui s'investit produit des externalités positives en termes de croissance et d'innovation, elle ne doit pas être pénalisée, 3/dans un univers de concurrence fiscale au sein d'un marché unique régi par une monnaie unique des systèmes fiscaux violemment contrastés sont source d'inefficacités allocatives. Un exemple : selon que vous être du côté belge ou français de la frontière vous payez sur les plus-values mobilières à court terme 0% de taxe ou 62%. Pour toutes ces raisons nous combattons l'idée qu'il faut appliquer la même règle pour les revenus du travail et du capital. Mais nous allons au-delà l'expérience de pays pratiquant la stratégie de la taxation duale comme la Suède nous semblent probants, en témoignent les résultats des politiques menées au sortir de la grande crise du début des années 1990 tant en termes de croissance, d'innovation et d'emploi.
Par ailleurs, vous plaidez pour une réforme de l'Éducation nationale. Quelles en seraient, selon vous, les grandes lignes ?
Le point de départ de notre réflexion est que l'Éducation, la mobilité sociale au même titre que l'organisation du marché du travail ou la qualité des outils de recherche sont des vecteurs de croissance. Notre surprise est de constater à quel point nos élites se satisfont de la piètre performance de notre système éducatif tant du point de vue des apprentissages fondamentaux que de la correction des inégalités initiales. Notre colère vient du débat très Français sur la qualité de l'instrument (PISA) plutôt que sur les résultats alarmants qu'il livre.
Nos idées sont simples 1/ assurer l'égalité d'accès à l'école, cela peut paraître banal dans le pays de Jules Ferry mais, ça ne l'est pas quand l'école exclut et rejette 150.000 élèves sans formation réelle au terme du cursus obligatoire. L'exemple finlandais montre qu'on peut concilier apprentissages de base, correction des dotations initiales sans rejet et par une stratégie inclusive réussie ; 2/accorder un soutien scolaire à chaque élève dès l'école primaire, identifier très tôt les lacunes, mettre en place un suivi personnalisé, programmer au sein de l'école le suivi pour que nul ne soit pris dans la spirale de l'échec et de l'exclusion, … 3/ promouvoir des enseignants qualifiés et responsabilisés : la valorisation du métier, la considération accordée aux enseignants leur formation continue leur organisation au sein de l'établissement permettent de les responsabiliser et de leur faire porter l'enjeu de la réussite éducative pour tous ; 4/ instaurer une structure de décision flexible et décentralisée : la centralisation, la réforme par le haut, l'instabilité normative infantilisent les responsables des écoles, l'organisation autonome de communautés éducatives, à l'inverse, a fait la preuve de son efficacité.