Certification des comptes de la sécurité sociale : le constat choc de la Cour des comptes
Les comptes de la Sécurité sociale en 2020 ont été frappés de plein fouet par la crise sanitaire et économique, qu’il s’agisse du volet des recettes (baisses conjoncturelles), ou de celui des dépenses (dépenses exceptionnelles face à la crise). Il en résulte un déficit inédit du régime général à hauteur de 36,2 milliards d’euros auquel s’ajoute -2,5 milliards d’euros du solde du FSV (fonds de solidarité vieillesse) soit un total de 38,7 milliards d’euros pour 2020. Or face à la crise, la tenue des comptes de la sécurité sociale a failli, nous montre la Cour des comptes. Aussi, « la Cour constate qu’elle est dans l’impossibilité d’exprimer une opinion sur la régularité, la sincérité et l’image fidèle des comptes du recouvrement » et ce, pour 5 motifs et deux réserves (réseau des URSSAF et de l’ACOSS). Par ailleurs, les branches maladie et AT-MP ainsi que la CNAM voient la formulation à leur encontre respectivement 7 réserves (+2/2019), 6 réserves (+1/2019) et 2 réserves. La branche famille et la CNAF 4 réserves (+1/2019) pour la première et 2 pour la seconde. Pour la branche vieillesse et la CNAV, 5 (+2/2019) et 2 pour la seconde. Enfin la Cour est dans l’impossibilité de certifier les comptes du Conseil de la protection sociale des travailleurs indépendants (CPSTI). Bref, des incertitudes graves pèsent sur la présentation des comptes de la sécurité sociale en 2020, et ce, parce que la situation exceptionnelle de la Pandémie a fait office de révélateur des faiblesses structurelles du contrôle interne et de l’évaluation des risques des organismes de sécurité sociale.
Périmètre de contrôle et mesures exceptionnelles
Tout d’abord le périmètre de certification des comptes de la sécurité sociale augmente (+35,5 milliards d’euros) puisqu’au traditionnel périmètre du régime général et des produits apportés au régime général par l’Etat et les départements et par des transferts internes à la Sécurité sociale, s’ajoutent désormais les prestations versées pour le compte de l’Etat et des collectivités territoriales par la sécurité sociale elle-même.
Produits soumis à la certification de la Cour | 2019 | 2020 | Variation |
---|---|---|---|
Produits recouvrés par le réseau des URSSAF pour les branches du régime général | 374,4 | 363,6 | -10,8 |
Produits apportés au régime général par l'Etat et les départements et par des transferts internes à la sécurité sociale | 116,6 | 126,8 | 10,2 |
Produits recouvrés par le réseau des URSSAF pour d'autres attributaires (hors régime général) | 109,2 | 105,6 | -3,6 |
Total produits | 600,2 | 596,1 | -4,1 |
Charges soumises à la certification | 2019 | 2020 | Variation |
Charges des branches du régime général | 491,1 | 474,1 | -17 |
Prestations versées pour le compte de l'Etat et des collectivités territoriales (donc par des tiers) |
| 52,6 | 52,6 |
dont pour la branche famille |
| 51,5 | 51,5 |
dont pour la branche maladie |
| 1,2 | 1,2 |
Total charges | 491,1 | 526,6 | 35,5 |
Source : Cour des comptes, mai 2021
On constate donc que touchées par la crise, les recettes se replient de 4,1 milliards d’euros, significativement s’agissant des produits recouvrés par les URSSAF (-10,8 milliards d’euros) ainsi que par les produits recouvrés par le réseau pour le compte d’autres attributaires (-3,6 milliards d’euros), tandis que les financements issus de l’Etat, des départements et internes à la Sécurité sociale, limitaient cette baisse (+10,2 milliards d’euros).
Du côté des charges, on assiste également à une baisse de 17 milliards d’euros, compensée par une entrée périmétrique nouvelle (+52,6 milliards d’euros) de prestations versées pour le comptes de tiers par la sécurité sociale dont 51,5 milliards via la branche famille et 1,2 milliard via la branche maladie. Soit un solde périmétrique de +35,5 milliards d’euros.
Or le montant de ces comptes intègre déjà des mesures spécifiques en recettes et en dépenses liées à la gestion de la crise du Covid-19, soit des mesures de baisse de recettes de 27,7 milliards d’euros, ainsi que des charges supplémentaires de 21,6 milliards d’euros dont 18,5 milliards d’euros sur la branche maladie et 3,1 milliards sur la branche famille :
Mesures en recettes | Montants | Mesures en charges | Montants |
---|---|---|---|
Total recouvrement | 27,69 | Maladie | 18,5 |
Reports du versement des cotisations, délais de paiement et plans d'apurement : augmentation des créances de l'exercice sur les cotisations | 14,1 | Dotation exceptionnelle de l'assurance maladie à Santé publique France | 4,8 |
Changement d'échelle de l'activité partielle, dont les allocations sont exonérées de cotisations et soumises à un taux réduit de CSG (6,2% au lieu de 9,2%) | 1,07 | Mise en place d'une garantie de financement des établissements de santé > 3 Mds € | 3 |
Dispositif d'activité partielle pour les particuliers employeurs gérés par les URSSAF | 0,24 | Prise en charge des surcoûts et de pertes de recettes liées au reste à charge dans les établissements de santé | 3,2 |
Abattement de 50% du revenu retenu par le calcul des prélèvements sociaux des travaux indépendants | 7,9 | Prime exceptionnelle pour les personnels des établissements de santé | 1,3 |
Exonérations et aides au paiement aux entreprises des secteurs particulièrement touchés (compensées par le budget de l'Etat) | 3,4 | Instauration d'un dispositif d'indemnisation pour perte d'activité des professionnels de santé | 1,4 |
Aides exceptionnelles attribuées par les URSSAF aux travailleurs indépendants (pour le compte du CPSTI) | 0,98 | Avances versées aux établissements de santé afin de compenser des recettes provenant des assurances maladie complémentaires (ticket modérateur, forfait hospitalier, etc.) | 1,3 |
Total recettes en moins | 27,69 | Indemnités journalières dérogatoires dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire | 1,5 |
Prise en charge des tests de dépistage "covid" en ville et en établissement de santé, >2 Mds € | 2 | ||
Famille | 3,1 | ||
Majoration de l'allocation de rentrée scolaire | 0,5 | ||
Versement d'aides exceptionnelles aux ménages à bas revenus (financées par le budget de l'Etat) | 1,9 | ||
Dispositif exceptionnel de soutien aux structures intervenant dans le domaine de l'action sociale des CAF | 0,7 | ||
Total des charges supplémentaires | 21,6 |
Le refus de certification des comptes du recouvrement
Face à la crise, l’activité de recouvrement a adapté ses process traditionnels : allègement des modalités de mise en œuvre de certains plans de contrôle (fréquence, taille des échantillons…), absence ou insuffisance des contrôles des risques engendrés par la crise, réduction des objectifs de cotation des risques, allègement des programmes de travail et des audits internes. Ces évolutions sont la conséquence de mesures de reports massifs de prélèvements sociaux et « de la suspension de toute activité de recouvrement amiable et forcé du mois de mars jusqu’à la fin de l’année. » Il en a résulté une modification des méthodes d’estimation des dépréciations de créances sur les cotisants, qui a été appliquée « sans justification suffisante, à une partie seulement des créances avec des taux conventionnels, choisis au sein d’un large éventail. » Corrélativement, des travaux structurels engagés afin d’améliorer la maîtrise des risques ont été réduits. Ils sont au mieux reportés à 2021.
Il en résulte une estimation par l’ACOSS d’un manque à gagner de prélèvements sociaux de 3,6 à 4,8 milliards d’euros pour les employeurs du secteur privé et de 0,6 milliard à 0,9 milliard d’euros pour les micro-entrepreneurs. « Pour autant, le périmètre et la méthodologie de ces estimations conduisent à minorer la mesure. » Aussi « dans ce contexte particulier de l’année 2020, la Cour constate qu’elle est dans l’impossibilité d’exprimer une opinion sur les comptes de l’activité de recouvrement… »
Très concrètement, l’audit de la Cour a porté sur 22 URSSAF, ainsi que sur 4 caisses générales de sécurité sociale (CGSS) propres aux DOM[1] soit 9,8 millions de cotisants. Les comptes combinés faisant ressortir 490 milliards de produits en 2020, au bénéfice du régime général, de la CADES, de l’Unedic et de « plus de huit cents autres organismes tiers. »
En 2019 la Cour avait « certifié les états financiers à l’activité de recouvrement (…) en assortissant sa position de quatre réserves relatives » dont une seule a été levée (affectation de la taxe sur les salaires), tandis que « six constats nouveaux ont été introduits ou réintroduits » en 2020.
- Cela se traduit par des incertitudes au titre des enregistrements comptables liés à des mesures en faveur des cotisants, notamment s’agissant des contributions sociales des travailleurs indépendants (report des échéances de mars à août) ; réduction des échéances de septembre à décembre (assiette du dernier revenu déclaré diminué de 50%) ; neutralisation des échéances de novembre à décembre 2020. Ainsi « le montant maximal de la sous-estimation des produits non-salariés (…) peut être estimé à 7,9 milliards en valeur brute. » Le montant net de la sous-estimation étant évalué par l’ACOSS entre 1,9 milliard et 3 milliards d’euros ;
- Les produits comptabilisés au titre des dispositifs d’accompagnement des employeurs de salariés est estimée à 1,2 milliard d’euros pour les dispositifs d’exonération et pour 2,2 milliards pour les aides au paiement… mais la Cour considère que ces chiffrages ne sont pas exhaustifs. La Cour estime que le montant « directement rattachable (…) et non comptabilisé atteint a minima 1,2 milliard d’euros » et concerne d’abord le 2nd confinement ;
- Les créances détenues par l’ACOSS sur les employeurs et travailleurs indépendants en 2020, soit 19,1 milliards d’euros ont conduit cet organisme a appliquer une méthode de dépréciation « insuffisamment documentée » engendrant « une incertitude sur le montant total des dépréciations de ces créances » (10,6 milliards d’euros) ;
- La Cour constate en outre que les dispositifs généraux de contrôle interne sont insuffisants : « une partie des contrôles sur le processus de recouvrement amiable et forcé a été suspendue » tandis que les autres contrôles ont été « allégés ou amendés. » Le bilan national de la cartographie des risques « fait donc apparaître une baisse du niveau de maîtrise des risques sur l’exercice. » ;
- Enfin, des limites structurelles déjà présentes avant crise continuent de se manifester : ainsi l’ONMR (outil national de maîtrise des risques) « n’alerte pas l’ACOSS sur une diminution par les organismes de leurs échantillons de contrôle ». Par ailleurs « au niveau local, le suivi et la mise à jour du cadre procédural sont hétérogènes et l’efficacité (…) contrastée dans les URSSAF auditées. » Ainsi près de 30% des risques cartographiés ne sont pas couverts par des éléments de maîtrise des risques définis à l’échelon national. La fusion de la cartographie en vigueur dans les URSSAF et celles des travailleurs indépendants n’est pas réalisée. Il n’y a pas d’outil intégré permettant de suivre en temps réel les anomalies constatées dans le cadre des contrôles…
Bien d’autres difficultés sont en outre relevées : s’agissant de la gestion de la dette de l’ACOSS, ainsi « le dispositif de contrôle interne de la gestion financière ne couvre pas la totalité des risques et la formalisation des contrôles portant sur la gestion des titres de créances négociables (…) reste perfectible », et ce, alors que l’encours a été multiplié par 2,5 entre 2019 et 2020 pour atteindre 62,5 milliards d’euros de créances à moins d’un an fin 2020. Enfin, le flux des recettes recouvrées par d’autres collecteurs que les URSSAF et centralisées par l’ACOSS (121,5 milliards d’euros) ne sont pas traités par un applicatif informatique spécifique, mais « demeurent répartis entre leurs attributaires à l’aide d’outils bureaucratiques »… et ne sont pas intégrés au sein de l’ONMR (voir supra). Par ailleurs les dispositifs anti-fraude internes comme « le contrôle des comptes cotisants des membres du conseil d’administration de l’établissement public » ne sont toujours pas effectifs. Ainsi plusieurs membres de conseils d’administration d’URSSAF ne sont, soit pas contrôlés, soit pas de manière homogène.
Des difficultés statistiques perdurent. Ainsi la gestion administrative des cotisants fait apparaître des écarts toujours inexpliqués entre le RCD (référentiel commun des déclarants) et les données de l’INSEE : 120.000 établissements en écart pour le code « commune », et 150.000 établissements en écart pour la forme juridique, la catégorie d’établissement et la raison sociale. Ainsi « les actions visant à fiabiliser les comptes actifs de cotisants ne s’accompagne pas systématiquement de radiations et les comptes suspendus ne font pas l’objet d’un suivi régulier. » Par ailleurs « près d’une DSN [déclaration sociale nominative] sur dix fait encore l’objet d’un rejet et les suivis réalisés de la qualité des DNS sont incomplets en l’absence d’analyse des causes (…) des évolutions constatées. »
Les comptes combinés de la branche maladie
S’agissant de la branche maladie et de ses comptes combinés avec celle relative aux AT-MP (accidents du travail et maladies professionnelles), les charges comptabilisées pour ces deux entités représentent respectivement 264,7 milliards d’euros et 13,4 milliards d’euros en 2020. Les comptes combinés intègrent la CNAM, les 101 CPAM, la CRAMIF (Ile-de-France), 16 directions régionales (DRSM) et 8 centres de traitement informatique. Enfin les comptes des 15 CARSAT (caisses d’assurance retraite et de la santé au travail) font l’objet d’une répartition entre les branches famille, AT-MP et vieillesse. Le périmètre 2020 s’élargit puisque la suppression du régime social des indépendants en 2018 effectif au 1er janvier 2020 conduit à l’intégration aux comptes maladie-AT-MP des opérations effectuées par les ex-caisses déléguées CNDSSTI.
La Cour émet les réserves suivantes :
- Révision à la baisse des objectifs de la lutte contre la fraude (115 millions d’euros contre 260 millions d’euros en 2019) ;
- Suspension des contrôles sur la facturation des séjours par les établissements de santé et des contrôles sur personnes par le service médical ;
- Etalement sur deux ans du programme de contrôles ciblés de facturation de certaines professions (176.000 contrôles en 2020 contre 518.000 contrôles en 2019, soit une quasi division par trois) ;
- Réduction du nombre de contrôles automatisés et dé-priorisation des activités de contrôle ;
- Dispense d’envoi de pièces justificatives par les professionnels de santé, pour un montant total de près de 3,3 milliards d’euros.
Ainsi par rapport à 2019 « plusieurs constats ont été renforcés du fait de l’incidence de mesures prises en 2020 », tandis que « quatre constats nouveaux ont été introduits. »
Si la CNAM diversifie progressivement ses contrôles en direction des mesures nouvelles, ses plans de contrôle « demeurent incomplets ou non mis en œuvre. » En matière SI (systèmes d’information), le projet de mise en œuvre des exigences liées au statut d’opérateur essentiel dans le cadre du RGPD connaît un retard d’environ 6 mois et l’avancement des actions nécessaires n’est pas correctement retracé. L’application ARPEGE développée pour gérer les indemnités journalières des travailleurs indépendants a été mise en service sans avoir été testée suffisamment. « Son déploiement a occasionné un grand nombre d’anomalies, notamment, des paiements multiples d’indemnités. » Fin 2020 plus de 500 incidents de paiement n’étaient pas résolus pour un impact financier inconnu.
Les dispositifs de lutte contre les fraudes « sont inadaptés au regard des enjeux (…) et ont une portée encore plus limitée en 2020 ». Ainsi, seulement 127 millions d’euros de préjudices financiers ont été détectés en 2020 soit -56% par rapport à 2019. Une somme ridicule – 0,6% – des prestations versées (208 milliards d’euros pour les 2 branches maladie et AT-MP). Soit 103 millions d’euros de préjudice subi et 24 millions d’euros de préjudice évité. Par ailleurs « le rapprochement des montants valorisés au titre des préjudices financiers subis » des « indus notifiés (…) et comptabilisés » (objectifs de la fraude supra) « fait apparaître des anomalies qui affectent l’exhaustivité des créances enregistrées. »
La CNAM n’évalue pas encore le montant des fraudes commises par les établissements, les professionnels et les assurés, ce qui ne lui permet pas une référence permettant d’évaluer l’efficacité de son dispositif de lutte contre la fraude. Ce point est d’autant plus critique que des anomalies interviennent alors que le contexte de la crise sanitaire a induit une réduction des contrôles effectués par les caisses. Enfin « les indus relatifs aux fraudes sont constatés et mis en recouvrement sur deux années seulement » alors qu’ils devraient l’être sur la durée légale de 5 ans, ce qui minore les chances de recouvrement. Par ailleurs des trous dans la raquette de l’audit interne persistent (voir encadrés).
Le contrôle très perfectible de la « protection maladie universelle » Par ailleurs des trous dans la raquette de l’audit interne persistent : ainsi s’agissant de la PUMa (Protection maladie universelle), la Cour a estimé qu’au moins 3 millions d’assurés avaient des droits ouverts à tort à une prise en charge de leurs frais de santé par l’Assurance maladie[2]. Or la CNAM n’évalue pas par elle-même cette population, ce qui affecte ses états financiers d’une incertitude significative. Or vérifier le respect des conditions de la PUMa – activité ou résidence stable et régulière en France – nécessite le croisement des données des assurés avec celles de la DGFiP (contribuables) et le Ministère de l’Intérieur (ressortissants étrangers en France) et en cas d’impossibilité de corroboration via ces vecteurs, par des contrôles sur place. Or la CNAM n’a procédé qu’à 69.500 fermetures de droits en 2020 après contrôle. Cependant les premières évaluations croisées avec la DGFiP font état d’une population dont le maintien des droits ne devrait pas être assuré à près de 15% des assurés (sans revenus déclarés à la DGFiP voire même inconnus de cette dernière). Par ailleurs les croisements ne prennent toujours pas en compte les assurés indemnisés par Pôle Emploi au titre du chômage, et symétriquement Pôle emploi fait de même puisqu’il « ne rapproche pas son propre fichier d’allocataires de celui de la DGFiP afin de vérifier le respect de la condition de résidence stable en France pour bénéficier d’une allocation chômage.[3] » Il en résulte une explosion des situations individuelles à contrôler sur pièces soit 609.900, sans même intégrer les travailleurs indépendants. Par ailleurs « ses modalités conduisent toujours à différer la fermeture des droits maintenus à tort. [4]» |
Des lacunes s’agissant de la C2S, des ALD et de l’AME Le contrôle interne de l’instruction des demandes d’attribution de la complémentaire santé solidaire (C2S) reste défaillant. Il en a résulté des « mesures dérogatoires de prolongation de 3 mois des droits à la C2S » ; cela a pu accroître la portée des erreurs liées à son attribution à tort ou à l’absence de participation financière des bénéficiaires. Or les volumes en jeu ne sont pas minces puisque sur 2,3 millions de bénéficiaires, seuls 81.500 sont identifiés comme en situation de participation. La complémentaire santé solidaire constitue donc pour le moment essentiellement une prestation non contributive. S’agissant des ALD (affections de longue durée), celles-ci ouvrent droit à une exonération du ticket modérateur et en conséquence aboutissent à des majorations de charges de prestation. Or la CNAM recense en septembre 2020 près de 278.300 assurés toujours en ALD sans limitation de durée depuis plus de 10 ans, en violation de la réglementation. 281.500 bénéficient également d’extension de la période d’exonération au-delà de la mesure dérogatoire prise à la mi-avril 2020. Les effets budgétaires de ces prolongations ne sont pas estimés. Par ailleurs « en l’absence d’instructions nationales en ce sens, les caisses ne notifient toujours pas d’indus au titre des périodes pour lesquelles les assurés concernés ont cessé de répondre aux conditions d’attribution d’un droit à la prise en charge de leurs frais de santé. » S’agissant de l’AME (l’aide médicale d’Etat), les risques sont toujours mal anticipés dans l’attente de l’application effective de l’outil informatique VISABIO permettant de détecter les détenteurs n’ayant pas le droit à l’aide (visa tourisme). Il y a donc aujourd’hui une incertitude sur des montants facturés à l’Etat à hauteur de 0,8 milliard d’euros en 2020. Par ailleurs il y a un risque de prolongation indue de l’aide pour 6 bénéficiaires sur 10, soit 228.150 personnes. |
Les comptes combinés de la branche famille
Les comptes combinés de la branche famille retracent les comptes de la CNAF ainsi que de 99 CAF territoriales, de la caisse commune de sécurité sociale de la Lozère, de 5 fédérations CAF et des caisses de la MSA, soit 82,7 milliards d’euros de prestations légales et 5,6 milliards de prestations d’actions sociales (extralégales). La Cour formule sur ces comptes les observations agrégées suivantes :
- Une réduction des supervisions internes aux services ordonnateurs de -40% ;
- La réduction des contrôles sur place des données déclaratives des allocataires -50% ;
- La réduction des contrôles sur pièces sélectionnées par datamining, soit -30% ;
- La réduction des contrôles sur pièces des opérations effectuées par les CAF de -10%.
Par ailleurs elle constate que les montants d’indus et de rappels détectés par les contrôles sur pièces ou sur place ont diminué mais très faiblement 1,1 milliard d’euros en 2020 contre 1,2 milliard (2019), mais « le risque financier résiduel propre aux opérations effectuées (…) doit être apprécié avec prudence car l’échantillon servant au calcul de l’indicateur se fonde sur une période (…) non affectée par la crise sanitaire. » [en l’occurrence novembre 2019 – mars 2020]. La CNAF a réduit en 2020 de 40% l’objectif de supervision interne des services ordonnateurs et des directions comptables et financières dans le contexte de la crise sanitaire. En outre « les CAF n’ont pas coté en 2020 leurs risques opérationnels sur les prestations légales. » Par ailleurs, les contrôles sur les liquidations les plus « porteuses de risque », « restent trop faibles » (5,6% du total des prestations), tandis que les améliorations prévues étaient reportées après la normalisation du contexte sanitaire. Par ailleurs « la CNAF éprouve des difficultés à clôturer les incidents (informatiques) dans le respect des objectifs de qualité prévus (…) seuls 51% [étant] résolus dans les délais requis. »
Enfin, les résultats de la lutte contre la fraude externe font apparaître un montant de préjudice subi de 255 millions d’euros en diminution de 21% par rapport à 2019. Par ailleurs la maîtrise des risques d’erreurs reste perfectible : la part des foyers d’allocataires dont les revenus fiscaux n’ont pu être fournis par la DGFiP du fait de données d’identification différentes (!) baisse mais représente tout de même 2,2 millions de foyers, soit 9,6% du total contre 12,2% en 2019. Par ailleurs le calendrier des revenus fiscaux conduit à retarder le contrôle des ressources des allocataires, alors même que le déploiement du prélèvement à la source aurait dû permettre d’accélérer cette prise en compte. « Par nature, l’étendue des vérifications des données des allocataires est limitée par l’absence de croisement automatisé avec celles détenues par d’autres partenaires administratifs. » (CNAM pour les prestations en espèce, CNAV pour les retraites, Ministère de l’intérieur pour les interruptions de séjour en France des ressortissants étrangers, DGFiP pour le fichier des comptes bancaires). Les CAF « ont seulement la faculté de consulter les informations qu’ils détiennent. » Elément positif, plus de 31 millions de croisements ont été effectués en 2020 (+12%) notamment avec les montants d’allocation chômage connues de Pôle Emploi… mais la branche famille « ne recourait pas en 2020 aux données de salaires et prestations transmises par les employeurs » via la DSN (déclaration sociale nominative).
Au total les erreurs résiduelles affectant les prestations représentent 7 milliards d’euros (à 9 mois) soit 9,4% des prestations légales contre 5,7 milliards en 2019 (7,8% des prestations). Et cet indicateur n’intègre pas l’allocation de rentrée scolaire (soit 2,6 milliards d’euros en 2020). 81% du montant total estimé des rappels et indus non détectés se concentrent sur 3 prestations : 2,3 milliards d’euros pour la prime d’activité, 2,2 milliards d’euros pour le RSA et 1,2 milliard pour les aides au logement. Enfin les indus recouvrés ont représenté 2,4 milliards d’euros en 2020 dont plus de 2 milliards sur prestations versées aux allocataires.
Les comptes combinés de la branche vieillesse
Les comptes combinés de la branche vieillesse accueillent depuis le 1er janvier 2020 la liquidation des retraites des artisans et indépendants (suppression du RSI). Il s’agit de la branche la moins touchée potentiellement par la crise en 2020 ce qui lui a permis de procéder « à certaines améliorations au dispositif de maîtrise des risques (…) ou d’absence d’exhaustivité des opérations effectuées par les caisses de retraites. »
La Cour des compte formule toutefois un certain nombre d’observations : tel qu’un abaissement durant le 1er confinement des seuils minimaux de contrôle, avant un retour à la normale dès le 20 avril 2020[5]. Cependant, « les erreurs à caractère définitif qui affectent les prestations de retraites nouvellement attribuées (831.000 en 2020) ont continué à augmenter. » Ainsi, pas moins « une prestation sur six nouvellement attribuée ou révisée en 2020 a comporté au moins une erreur financière en faveur ou au détriment des assurés. » La situation est même pire dans certaines caisses puisque « dans plusieurs caisses métropolitaines, cette proportion atteint une prestation sur cinq. »
Au-delà du volume d’erreurs produites en faveur ou en défaveur des bénéficiaires, ce qui interroge c’est sa croissance intertemporelle : « entre 2016 et 2020, la proportion des prestations de retraite affectées par une erreur de portée financière a augmenté de près de moitié, de 11,5% à 16,4%, et l’incidence financière de ces erreurs a plus que doublé, de 0,9% à 1,9% du montant des prestations nouvelles. » Ces erreurs sont d’autant plus problématiques qu’elles jouent à deux niveaux : D’une part pour les assurés eux-mêmes mais aussi pour la branche vieillesse elle-même « pendant toute la durée du service de ces prestations. » Ces erreurs pourraient avoir un impact financier cumulatif si elles n’étaient pas corrigées d’environ 1,6 milliard d’euros, soit +45% par rapport à 2019 (1,1 milliard). Cela traduit « une dégradation continue des indicateurs de risque financier résiduel traduit une efficacité déclinante des dispositifs de maîtrise des risques de la branche vieillesse et l’absence de mise en œuvre par la CNAV d’actions efficaces à même de redresser ces résultats… » Tout repose finalement sur la mise en œuvre en 2021 du RGCU (Répertoire de gestion des carrières uniques) et du système de régularisation des carrières (SYRCA). Il en découle donc 5 réserves sur les comptes combinés de la branche vieillesse et de 2 réserves sur les comptes annuels de la CNAV pour 2020, parmi lesquelles :
- Faiblesse du cadre général du contrôle interne alors même que la branche intègre les retraités du RSI ;
- Fiabilité insuffisante du dispositif de régularisation des données de carrières déclarées ;
- Contrôle des prestations de retraites (133 milliards d’euros) insuffisant, d’où des erreurs de liquidation en cascade ;
- Incertitudes et désaccords avec la Cour sur l’activité de recouvrement.
Enfin, la Cour s’étonne que le FSV (fonds de solidarité vieillesse) ne soit pas intégré dans le périmètre de présentation des comptes combinés de la branche. En effet fin 2020, les déficits du FSV non encore repris par la CADES ont atteint 6,1 milliards d’euros, intégralement supportés par la branche vieillesse du régime général en trésorerie, y compris pour le compte d’autres régimes de protection sociale. Il en résulte que les comptes audités présentent un déficit de -3,7 milliards d’euros mais qui atteindrait -6 milliards d’euros en intégrant la contribution du FSV.
Conclusion
Le travail d’audit et de certification des comptes de la Sécurité sociale pour 2020 constitue donc un travail particulièrement instructif, avec une première, un refus de certification de la branche recouvrement ou des comptes du conseil des travailleurs indépendants. Non seulement la crise a mis à mal les stratégies de « fiabilisation » en cours, mais même dans les branches les moins exposées à la crise (vieillesse par exemple) les résultats se dégradent. On constate donc que le renforcement du contrôle interne et de la lutte contre la fraude repose sur un socle d’actions prioritaires qui ont peine à s’imposer :
- Une architecture informatique robuste et agile permettant d'automatiser un certin nombre de procès de partage d’information, de recoupement des données, de pré-remplissage des données sociales en limitant au maximum la phase déclarative ;
- Une augmentation du recoupement des informations détenues par les organismes de sécurité sociale, mais aussi les ministères des finances, de l’intérieur, des affaires étrangères, voire des collectivités territoriales. On voit par exemple que la branche maladie dans le cadre de la prise en charge de la PUMa n’utilise pas les données de Pôle emploi tandis que celles-ci sont bien exploitées par la branche famille, mais cette dernière n’utilise pas les données salariales de la DSN, tandis que Pôle emploi n’exploite pas les données « revenus » de la DGFiP ;
- L’usage du Big data permettant de renforcer la lutte contre la fraude qu’il s’agisse de la fraude aux cotisations (dont le travail au noir), comme la fraude aux prestations, afin de développer des stratégies d’intelligence artificielle pour présélectionner les dossiers ou bloquer des montages potentiellement frauduleux en cours (sauf « forçage manuel » de secours).
Il semble donc que la crise a profondément perturbé les services de sécurité sociale et les actions de contrôle, mais elle ne peut servir d’alibis à des difficultés beaucoup plus profondes et de longue traine qu’il faudra bien un jour adresser. Rappelons qu’à l’heure actuelle, alors que la carte d’identité numérique est lancée, le Sénat a été bloqué dans sa volonté de déployer en parallèle une expérimentation de carte vitale biométrique[6], alors que le gouvernement venait de déployer dans deux départements pilotes une application carte vitale numérique (Rhône et Alpes-Maritimes). Pourtant le Portugal a réussi à fusionner carte d’identité, carte vitale et carte d’électeur (hors permis de conduire), permettant de combiner biométrie et numérisation. Une pétition existe d’ailleurs à ce sujet et est déposée très officiellement à l’Assemblée nationale (qui y ajoute le permis de conduire).
[1] La Cour relève que la CSSM, caisse de sécurité sociale de Mayotte n’est toujours pas intégrée aux comptes combinés de l’activité de recouvrement et ce depuis 2015 « du fait d’écarts non résolus entre son bilan et ceux des entités précitées. » Ce qui montre qu’une expertise spécifique sur ce segment devrait être mobilisée.
[2] Voir https://www.ccomptes.fr/system/files/2020-09/20200908-rapport-Lutte-contre-fraudes-prestations-sociales_0.pdf#page=112
[3] Ce qui de façon « limite » peut déboucher sur un lieu de résidence en dehors du territoire national.
[4] En particulier on observe toujours un décalage de plus d’1 an dans la mise à disposition des fichiers des non-résidents fiscaux, ce qui retarde la fermeture des droits. Le traitement de ces fichiers par les caisses n’étant toujours pas totalement achevé fin 2020. Tout comme l’allongement des délais de réponse à 60 jours, ce qui double la durée légale de 30 jours.
[5] Soit à 20% pour l’ensemble des droits (contre en temps normal entre 40% et 70%). Le contrôle des dossiers des indépendants nouvellement intégré a été lui aussi réduit à 5% contre 15% en temps normal.
[6] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/carte_vitale_biometrique?etape=15-AN1 et le refus https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/seance/session-ordinaire-de-2020-2021/troisieme-seance-du-jeudi-03-decembre-2020