Budget 2025 : la taxe hauts revenus et la surtaxe IS sont-elles inconstitutionnelles ?
La loi de finances pour 2025 a inscrit en ses articles 3 et 11, deux dispositions exceptionnelles théoriquement prises pour un an au titre non pas de l’exercice 2025, mais de l’exercice 2026. L’article 3 traite de la CDHR, la contribution différentielle sur les hauts revenus qui vient compléter le dispositif de la CEHR (contribution exceptionnelle sur les hauts revenus) en créant l’équivalent d’une imposition minimale effective obligatoire de 20% au titre du cumul IR et CEHR. L’article 11 propose quant à lui la création d’une contribution exceptionnelle sur les bénéfices des entreprises (CEBS) dont le chiffre d’affaires est égal ou supérieur à 1 milliard d’euros s’échelonne sous la forme d’une majoration égale à 20,6% de l’IS dû par les sociétés réalisant entre 1 et 3 milliards d’€ de chiffres d’affaires et 41,2% au-delà. L’impossibilité de faire voter la loi de finances dans les temps constitutionnellement impartis a décalé son adoption en février 2025 rendant théoriquement impossible la perception de ces impositions dès 2025… sauf par l’intermédiaire de la technique de l’acompte. Une situation dont la solidité pourrait être interrogée sur le plan constitutionnel.
Rétroactivité économique et rétroactivité juridique en droit fiscal :
En matière fiscale il existe deux types de rétroactivités différentes : la rétroactivité économique et la rétroactivité juridique[1].
La rétroactivité économique s’applique aux dispositions fiscales incitatives (dégrèvements, crédits d’impôt) que le législateur entend interrompre avant leur terme initialement prévu. Il ne s’agit généralement pas d’une réelle modification des règles d’imposition entre la réalisation des opérations et le fait générateur de leur imposition, qui interviennent normalement la même année. Cependant, dans la mesure où la LFI 2025 ne sera promulguée qu’en février 2025 et non au 31 décembre 2024, le fait générateur de l’imposition sera postérieur à l’exercice de perception du revenu soit 2024. Tout rabot de niche effectué dans le PLF 2025 sur les revenus des personnes physiques et morales perçus en 2024 pourrait justifier d’une QPC en ce sens, puisqu’il s’agira véritablement d’une modification des règles d’imposition entre l’exercice de perception de ce revenu et le fait générateur de leur imposition.
La rétroactivité juridique s’attache à toute modification de la loi ayant pour effet de modifier l’imposition d’opérations dont le fait générateur d’impôt est antérieur à la loi. Or pour y parvenir, le législateur doit respecter d’après la jurisprudence du Conseil constitutionnel « un motif d’intérêt général suffisant ». Et l’atteinte aux situations légalement acquises ne peut avoir lieu pour « un motif purement financier ou budgétaire », c’est-à-dire pour un motif de pur rendement. On distingue la petite rétroactivité fiscale, de la grande rétroactivité fiscale :
La petite rétroactivité fiscale n’est pas vraiment une rétroactivité juridique, mais uniquement calendaire. Une disposition fiscale votée au plus tard le 31 décembre de l’année peut valablement s’appliquer aux revenus de cette même année ou aux exercices sociaux clos à compter de cette date, dans la mesure où quand bien même le fait générateur de l’imposition ne coïncide pas avec l’évènement ayant donné naissance au revenu imposable, les deux évènements sont encapsulés au sein du même exercice. Ainsi le fait générateur du revenu intervient au 31 décembre de l’année, tandis que pour l’impôt sur les sociétés celui-ci intervient à la clôture de l’exercice ou à la date du 31 décembre en cas de décalage entre celui-ci et l’année civile. Ainsi même si une décision fiscale votée au plus tard le 31 décembre d’une année peut porter atteinte aux décisions patrimoniales et financières des individus intervenus la même année, celle-ci est parfaitement admise. Et pourtant, sur ce point, le Conseil constitutionnel encadre les compétences du législateur en la matière, en demandant tout de même la reconnaissance d’un motif d’intérêt général. Il est ainsi de tradition de faire démarrer la date d’application d’une nouvelle mesure au plus tôt à la présentation en Conseil des ministres du projet de loi, en justifiant cette mesure par le souci d’éviter certaines opérations d’optimisation fiscale.
La grande rétroactivité fiscale : le Conseil constitutionnel a développé une jurisprudence des « petits pas » bien établie visant à encadrer ce type particulier de rétroactivité que l’on peut définir comme toute loi fiscale disposant non seulement pour l’avenir, mais également pour le passé. La loi fiscale juridiquement rétroactive « s’applique à des faits générateurs d’imposition qui sont déjà intervenus quand elle entre en vigueur.[2] » On trouve par exemple dans cette catégorie les lois dites de « validation » rétablissant une disposition remise en cause par le juge[3]. Idem pour les lois interprétatives. Ou les lois rétroactives remontant jusqu’à la date de l’annonce d’un dispositif antérieur au vote de la loi.
Cependant, la simple valeur législative du principe de non-rétroactivité ne permet pas de l’imposer pleinement au législateur. Le Conseil constitutionnel considère qu’il peut adopter des dispositions légales rétroactives dès lors qu’il ne prive pas de garanties légales des exigences constitutionnelles, que le législateur ne peut porter aux situations légalement acquises une atteinte qui ne serait pas justifiée par un motif d’intérêt général suffisant[4]. Dans une décision du 5 décembre 2014,[5] le Conseil constitutionnel renforce encore la protection constitutionnelle des contribuables en étendant celle-ci non plus seulement aux situations légalement acquises, mais aussi aux effets qui peuvent légitimement en être attendus. Ces évolutions rapprochent encore le contrôle constitutionnel des standards internationaux en vigueur[6]. Toutefois encore incomplètement, car plusieurs limites existent en matière de contrôle de la constitutionnalité de la loi fiscale :
D’une part la doctrine fiscale, qui ne peut pas faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité ; ce qui traduit l’avènement d’un pouvoir « quasi-réglementaire » qui a une incidence sur le principe d’interprétation stricte de la loi fiscale[7] ;
D’autre part le contrôle de la loi par le juge fiscal présente toujours une limite au regard des normes et principes internationaux ou européens comme par exemple celui de confiance légitime. En effet le juge constitutionnel n’a jamais intégré ce principe général du droit européen dans le cadre de son contrôle… sans doute en raison de son caractère subjectif, bien qu’il affirme implicitement (cahiers du Conseil constitutionnel) en tenir compte.
Le contournement du risque de « grande rétroactivité fiscale » au moyen des acomptes en 2025 :
S’agissant des impositions des article 3 et 11 de la LFI 2025 proposés par le Gouvernement et adoptées par le législateur, Bercy a cherché à éviter au maximum les risques de censure. En effet la LFI 2025 n’a pas été adoptée en décembre 2024 dans les délais constitutionnels habituels, mais en février 2025 alors qu’une loi spéciale intercalaire pour poursuivre la perception des impositions et le relèvement des plafonds de dettes de certains organismes était adoptée le 20 décembre 2024[8] :
La mise en place de la technique de l’acompte l’année précédente, permet bien d’anticiper une grande part du produit de ces impôts théoriquement à percevoir en 2026, dès 2025. C’est tout particulièrement vrai s’agissant de la CDHR où à compter du 1er et jusqu’au 15 décembre 2025, il s’agit de liquider près de 95% du montant de l’impôt dû après évaluation par le contribuable lui-même de la moyenne de ses revenus 2024 et 2025 et du différentiel d’imposition avec ou sans taxe. Ce montant s’élève à 98% pour la CEBS avec paiement au 15 décembre 2025[9]. En cas de retard ou de sous-estimation, une pénalité égale à 20% de l’impôt dû exorbitant du droit commun est par ailleurs infligée.
La technique de l’acompte permet surtout de contourner le risque de censure pour cause de grande rétroactivité fiscale, dans la mesure où l’inscription de la CDHR et de la CEBS ne sont plus applicables stricto sensu aux revenus/bénéfices 2024, mais le redeviennent de façon moyennée à titre d’acompte en 2025 et en 2026 à titre définitif avec une régulation en cas de trop perçu (revenus 2025 très bas) ou de contribution insuffisante (revenus 2025 plus hauts que prévu). La « moyennisation » des revenus sur plusieurs exercices permettant de lisser la recette définitive attendue en 2026 au titre de l’année 2025 et de limiter les effets de bord.
Des risques constitutionnels persistent malgré tout :
Le Gouvernement s’est-il mis à l’abri à bon compte grâce à cette entourloupe des acomptes ? Rien n’est moins sûr et ces dispositions pourraient tomber selon deux procédures bien connues :
Soit par un contrôle constitutionnel ex ante, les sages de la rue de Montpensier étant saisis par 60 députés ou 60 sénateurs. Les dispositions en cause n’ont pas à être visées spécifiquement. Une fois déféré au Conseil constitutionnel, celui-ci contrôle l’ensemble du texte de loi sans se borner uniquement aux articles contestés dans la saisine. Nul doute que les groupes d’opposition (LFI, Ecologistes) qui ont voté la motion de censure le 5 février sans succès saisiront le Conseil sur l’ensemble du texte.
Soit par un contrôle constitutionnel ex post au moyen de QPC sur tout ou partie du régime de ces deux impositions exceptionnelles, à l’occasion d’un contentieux avec l’administration fiscale.
Le conseil pourrait en particulier relever le caractère disproportionné des niveaux d’acomptes demandés au titre des impositions 2026, on parle de 95% du montant de l’imposition due pour la CDHR pour un rendement théorique de 2 milliards d’euros, et de 98% pour la CEBS à verser dès décembre 2025 (rendement théorique de 8 milliards d’euros). Ces acomptes ne sont donc que de pure forme, et le Conseil pourrait relever d’office l’insuffisance du motif d’intérêt général au titre de son caractère précisément uniquement budgétaire. L’importance des acomptes montrant l’objectif de simple contournement du principe de non-rétroactivité eu égard au montant quasi exhaustif des créances fiscales en termes de rendement en 2025.
On sait que par avance le gouvernement sollicite la mansuétude du juge constitutionnel en précisant bien le caractère exceptionnel et annuel (non plus bisannuel pour la CEBS comme inscrite dans le PLF2025) de ces impositions. Mais le juge constitutionnel sera-t-il conduit à le croire. Ce motif annuel permettant de justifier le caractère exceptionnel et dérogatoire de ces impositions, il devra lui aussi être contrôlé par le juge. On se souvient du sort réservé en 2012 à la CEHR créée par le gouvernement François Fillon en 2011 puis pérennisé en 2012 par celui de François Hollande afin de compenser entre autres l’impossibilité de taxer à 75% les hauts revenus. Les magistrats constitutionnels devraient au contraire douter du caractère strictement annuel de la mesure et s’alarmer de l’usage de la technique de l’acompte dans le cadre d’une imposition unique, à cause précisément des effets induits l’année suivante en termes de manque à gagner à cause même de l’anticipation de ses produits.
Si l’on accepte en effet le caractère de pur rendement de ces mesures, même justifié pour cantonner en apparence une « optimisation » qui disparaîtrait l’année suivante… les magistrats devraient s’inquiéter de la nature éphémère de ces impositions, à raison de l’effet base induit en matière de recettes fiscales l’année 2026. D’ailleurs la ministre des comptes publics avait également, mais pour 2026 évoqué l’introduction d’une imposition sur les « milliardaires » au rendement de 2 milliards d’euros pour remplacer la défunte CDHR…
Enfin, il faut soulever pour la CDHR le principe d’intelligibilité de la loi fiscale, et l’exorbitance des mesures de sanction en cas de déclaration tardive ou inexacte. Sur le premier point, les calculs à réaliser prévisionnels par les contribuables sur leurs revenus futurs de l’année, la moyennisation et le différentiel par rapport à leur imposition effective hors CDHR semblent particulièrement ardus à réaliser dans un temps déclaratif extrêmement contraint. D’ailleurs la cible de 95% du montant total à liquider dans l’acompte rend encore plus forts les risques d’erreurs… si bien que cette nouvelle imposition éphémère semble très difficile à manier tout en évitant de lourdes pénalités.
Sur le second point, la lourdeur de la sanction en cas de déclaration tardive ou d’erreur semble elle aussi disproportionnée par rapport au rendement attendu de la mesure (2 milliards d’euros). 20% de pénalité semblant là encore exorbitant du droit fiscal commun et de l’application du droit à l’erreur que ne manqueront pas de soulever les contribuables si le Conseil ne le fait pas d’office, au moyen de QPC.
Et que faire pour l’abaissement du seuil de TVA des auto-entrepreneurs ?Malheureusement pas grand-chose, ce qui pourrait générer des sous-déclarations et l’augmentation de l’économie grise (malgré la facturation électronique désormais obligatoire). En effet, la LFI 2025 abaisse le seuil d’exonération de TVA à 25.000 euros pour tous les auto-entrepreneurs alors que les seuls de franchise en 2024 étaient encore fixés à 91.900€ pour les activités commerciales et à 36.800€ pour les prestations de service. Mais la TVA est un impôt déclaré de façon « contemporaine » à la facturation client. De la sorte malgré le vote tardif de la loi de finances en février 2025, celle-ci peut parfaitement fixer un abaissement du seuil d’exonération rétroactivement au 1er janvier 2025, car il s’agit alors d’un cas typique de « petite rétroactivité ». On a vu plus haut qu’il était malgré tout encadré par le Conseil constitutionnel, mais la rétroactivité ne concerne qu’un seul mois de l’année, ce qui semble tout à fait acceptable, même si cela perturbe les perspectives d’affaires des contribuables visés. On sait que la facturation de la TVA obligatoire au-delà de ce seuil va réduire la rentabilité de leur entreprise commerciale ou déboucher sur une hausse de prix pour les clients (jusqu'à 20% si la demande est assez flexible). Mais comme il s’agit d’un dispositif dérogatoire, on peut également interpréter cette baisse de « franchise de TVA » comme un cas de rétroactivité économique, ce qui là encore échappe à toute censure du juge constitutionnel. Dernière minute cependant, devant la levée de boucliers des professionnels et la menace de dépôt de deux propositions de loi d'abrogation de LFI et du RN, le Ministre des finances Eric Lombard a décidé de suspendre la mesure alors que la loi n'est pas encore promulguée, et de soumettre à nouveau la mesure à l'étude. Elle ne devrait donc pas s'appliquer sous cette forme en 2025. Sur le fond, remarquons qu'une mesure intégrée au PLF 2025 par amendement gouvernemental en cours de discussion, au rendement de 400 millions d'euros, constitue généralement une cale budgétaire, souvent mal ficelée. Réduire l'initiative du Gouvernement en la matière, ne serait-ce que par une coutume récurrente à créer, permettrait d'éviter ce genre de psychodrame. |
[1] Denis Fontaine-Besset et Arnauld Spiner, La rétroactivité fiscale : petite ou grande ? Lexbase, N989BZI, consulté le 5/02/2025.
[2] https://www.lexbase.fr/article-juridique/22830436-cite-dans-la-rubrique-bfiscalite-des-particuliers-b-titre-nbsp-ila-retroactivite-fiscale-derniers-pe
[3] Par exemple de la correction symétrique des bilans pour les personnes morales en matière de contrôle fiscal, voir notre note sur la charte Sapin de 2014 https://www.ifrap.org/budget-et-fiscalite/charte-sapin-sur-la-retroactivite-fiscale-de-la-poudre-aux-yeux
[4] CC, décision 2005-539 DC du 29 décembre 2005 sur la loi de finances 2026
[5] CC décision n° 2014-435 QPC du 5 décembre 2014
[6] CEDH et CJUE.
[7] Seulement atténué par la possibilité pour tout contribuable de se prévaloir d’une doctrine administrative illégale.
[8] Cons. const., décision n° 2014-435 QPC du 5 décembre 2014 voir dossier législatif : Projet de loi spéciale prévue par l’article 45 de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances - Dossiers législatifs - 17e législature - Assemblée nationale
[9] À l’occasion du paiement du dernier acompte de l’exercice en cours.