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Arrêt de la Cour constitutionnelle allemande : la bombe à plus de 500 milliards

La Cour constitutionnelle allemande vient de rendre un arrêt en date le 5 mai 2020 qui considère que la Banque Centrale européenne (BCE) outrepasse les traités européens avec ses rachats d'actifs en pleine crise de la dette grecque (soit 2.200 milliards d'euros). Indirectement cette décision fragilise l'octroi par la BCE de son plan de 750 milliards de rachats de dette publique dans la zone euro dans le cadre de la lutte contre les conséquences du Covid-19 et du Grand Confinement. Ce qui déclenche une crise juridique avec la Commision européenne et la Cour de Justice européenne puisque la Cour constitutionnelle allemande demande ainsi des éclaricissements sur sa décision de décembre 2018. Très concrètement cette décision inédite place une épée de Damoclès sur plus de 500 milliards d'euros de rachats de dette déjà effectués par la Bundesbank depuis 2015 avec la menace de revendre ces titres sur le marché secondaire. 

La Cour constitutionnelle allemande a rendu une décision très critique vis-à-vis de la politique de rachat de titres de dettes engagée par la BCE (Banque centrale européenne) en 2015 (PSPP pour Public sector Purchase Programme) dans le cadre du Quantitative Easing européen. Il s'agit avant tout d'un rappel de la doctrine monétaire fondatrice de l'Allemagne depuis 1949, mais aussi d'une victoire des épargnants allemands:

  • Tout d’abord la décision renforce le contrôle du Parlement allemand et du gouvernement fédéral sur le programme de rachat européen et son application ; Les juges donnent par ailleurs trois mois à la BCE pour justifier la « proportionnalité » de son programme de rachats de dettes publiques[2] à l’objectif poursuivi à savoir garantir l’objectif d’inflation de la BCE (2%/an) ;
  • Ensuite, elle impose un « ultimatum » à la BCE, puisque dans le cas où celle-ci n’aurait pas fourni le rapport désiré, la Banque centrale d’Allemagne (Bundesbank) pourrait ne plus avoir le droit de participer à ce programme de rachat. Or dans la mesure où la banque centrale allemande détient 26% des actions de la BCE, son retrait aurait des conséquences massives sur la solidité de la zone euro, mais surtout sur les taux d’intérêts payés pour les obligations souveraines des autres états. En effet, chaque banque centrale (membre du SEBC, système européen des banques centrales) rachète pour le compte de la BCE les dettes souveraines de son propre pays au marché secondaire. La Bundesbank achète donc de la dette allemande dont elle n’a en vérité pas besoin. Mais cet effet d’éviction de la dette prémium permet de faire baisser les taux de financement des pays moins bien classés. La sortie de la BUBA du programme pourrait conduire à une remontée des taux souverains pour les autres pays européens, voire à perturber certaines pratiques de « lissage » (dont les fameuses opérations « assimilables » sur souche ancienne) en se portant même vendeuse des titres qu’elle détient de sa propre dette (à concurrence des rachats jugés excédentaires), soit potentiellement 540 milliards d'euros ;
  • Mais de façon plus oblique, elle revient indirectement sur le jugement de la CJUE en date du 11 décembre 2018 Heinrich Weiss e.a. (Affaire C-493/17)[3], où cette dernière, suite à une question préjudicielle de la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe avait constaté que « le programme PSPP ne dépass[ait] pas le mandat de la BCE. Ce programme relève de la politique monétaire pour l’Union pour laquelle l’Union dispose d’une compétence exclusive (…) et respecte le principe de proportionnalité. » En d’autres termes, la Cour Constitutionnelle allemande intime indirectement à la CJUE de justifier de façon « objective[4] » son appréciation, donc de s’interroger sur l’étendue de la compétence de la BCE en matière monétaire, dans le cadre du respect des traités existants. Il est unique qu'une cour suprême nationale interroge ainsi la CJUE alors même que toutes les juridictions, en Allemagne comme en France, reconnaissent depuis les années 1970 la primauté du droit européen sur les droits internes des états-membres[5] et donc la souveraineté de la CJUE sur la motivation de ses décisions.

Faut-il y voir une attaque susceptible de remettre en cause « à la fois […] l’indépendance de la BCE et la suprématie du droit communautaire[6] » ? En réalité derrière la menace envoyée à la BCE sur la nécessité de justifier son action, d’autres éléments sont à verser au dossier au premier chef desquels figurent les risques bien réels de contournement du droit européen « sur fond de crise ».

La Cour Constitutionnelle allemande n’a pas retenu le motif invoqué par les plaignants de la violation de l’article 123 aux termes duquel sont interdits les financements des états-membres par la banque centrale. En effet, le règlement du Conseil 3603-93 établit que « les achats de dette publique par la BCE une fois émise sur le marché ne peuvent servir à contourner les objectifs de l’article 123. » Mais précisément si la CJUE a répondu défavorablement en décembre 2018 quant à l’illégalité de la procédure poursuivie c’était parce que notamment elle avait suivi les réquisitions de son avocat général Melchior Wathelet qui en octobre 2018 observait que « les risques associés à ces achats d’actifs ne sont pas partagés par les différents pays et que la BCE avait la capacité de les arrêter à tout moment, impliquant qu’ils ne représentaient pas une source de financement garantie pour les pays membres de la zone euro.[7] » Or, force est de constater que le programme PSPP était encore actif début 2020.  Par ailleurs, la BCE avait mis en place une limite de 33%[8] de détention de souches obligataires souveraines, ce qui avait été jugé suffisant pour la CJUE.

Mais fin 2019, celle-ci était jugée par Mario Draghi insuffisante si l’inflation ne repartait pas[9], aboutissant à sa suppression dans le cadre du programme PEPP de lutte contre la crise du Covid-19 et ses 750 milliards d’euros de capacité de rachat d’actifs. En levant cette limite l’institution de Francfort s’expose donc désormais à de nouvelles actions en justice des partisans d’une stricte orthodoxie monétaire. Une autre solution avait été soulevée fin 2019, afin de palier le risque de franchissement de la limite de 33% par des pays comme l’Espagne ou le Portugal, celle de la privation des droits de vote, pour les gouverneurs des pays considérés dans les décisions les impactant directement (disenfranchisement), contre un réhaussement du seuil de détention. Mais cette option n’avait pas été retenue pour le conseil des gouverneurs.

Conclusion

Deux conceptions désormais s’affrontent en matière de politique monétaire. Le groupe des pays du Nord qui comptent de nombreux épargnants, souvent âgés et qui peuvent de moins en moins supporter les effets d’une politique monétaire impliquant des taux bas, voire négatifs. Pour eux c’est la stabilité qui prévaut (principe de confiance légitime) plutôt que les manœuvres plus ou moins exotiques et complexes, voire créatives pour contourner la règle commune et refinancer des stocks de dette antérieurs à la crise qu'ils jugent extravagants. De l’autre côté, les pays du Sud aux fragilités budgétaires avérées veulent utiliser toutes les flexibilités des traités pour « jouer » avec la norme, afin de procéder à des politiques communautaires ou monétaires de relances massives, quitte à reporter le fardeau de la dette sur d’autres, dans un avenir lointain ou à perpétuité. La solidarité repose sur la confiance et celle-ci semble de moins en moins présente ce qui donne à l’arrêt du 5 avril 2020 – qui ne porte pas rappelons-le sur le programme PEPP d’urgence – une tonalité particulière. Il reste qu’un suivi objectif et transparent des règles mises en place par les banques centrales dans leur politique de soutien à la zone euro serait le meilleur garant pour éviter ces soubresauts juridiques déstabilisants pour la zone euro. Rappelons que le TPIUE (tribunal de première instance de l’UE) lui-même a rappelé à la BCE les limites de son action en matière de supervision concernant la centralisation des dépôts des livrets A (à la Caisse des dépôts et consignation), le 24 août 2018[10]. Il reste que la Commission européenne et surtout la CJUE ne pourront pas rester cois mais devront avancer sous le regard de la clause d’éternité allemande qui assure la préservation de l’identité constitutionnelle de l’Allemagne[11], sans que l’affrontement ne dégénère en guerre des juges. La crise juridique est donc grave, mais elle est clairement révélatrice des failles de l’architecture institutionnelle de l’UE et du caractère non optimal de sa zone monétaire. La crise actuelle, qui est surtout l'occasion de démultiplier cette intervention montaire par rachat de dettes publiques, est-elle vraiment la meilleure occasion de définir les règles permettant enfin de surmonter ce vice de conception de l'Union monétaire? Cependant, cette mini-crise qui pour le moment de fait pas bouger outre-mesure les marchés devrait permettre de formuler quelques observations succinctes:

- la BCE doit être plus transparente dans ses rachats d'actifs. C'est d'ailleurs cette volonté que met aujourd'hui en avant Christine Lagarde en accélérant la revue stratégique de ses outils de politique monétaire. Même si elle réaffirme dans le même mouvement son indépendance de principe.

- les facilités monétaires qu'octroie de fait la BCE ne peuvent pas monter jusqu'au ciel. Les juges de Karlsruhe demandent en quelque sorte la constitution d'un second frein à l'endettement, mais cette fois commun. C'est la conséquence directe du choix en début d'année de faire sauter la limite de rachats d'obligations d'Etat à 33%: jusqu'à cette date aucune banque centrale du SBCE ne pouvait racheter plus de 33% de la dette d'un pays dans le cadre de ses rachats d'actifs. Du coup cette limite pourrait faire l'objet d'une négociation ad hoc (50%?) au sien du Conseil des gouverneurs en réinstaurant la proposition formulée sur la privation des droits de vote. Elle pourrait également être l'objet d'une autre négociation, indirecte cette fois (indépendance oblige) avec le Conseil européen et déboucher sur la mise en place de freins à l'endettement pour chaque pays concerné par le plan de soutien, selon des modalités (techniques et déclenchement) à définir. Ce serait alors une bonne chose à long terme. 

- Cette décision pourrait paradoxalement amener à mieux coordonner et proportionner les plans de relance à venir. Il en résulterait que l'on ne peut pas tout attendre des politiques non-conventionnelles de la BCE (notamment parce que le différentiel entre le nouveau niveau de détention et la précédente limite sera plus étroit) et qu'il faut assumer soit des plans plus bas, soit un endettement spécifique de l'UE, soit des prélèvements européens en hausse. Bref que le monde d'après est plus rationnel que l'actuel.


[1] https://www.lopinion.fr/edition/international/cour-constitutionnelle-allemande-va-bras-fer-bce-217028

[2] En mars 2020, le PSPP avait permis de racheter pour 50 milliards de dettes publiques des états membres sur un total mobilisable de 120 milliards résiduels pour un programme total de près de 2.200 milliards. Voir, https://www.lepoint.fr/economie/la-cour-constitutionnelle-allemande-menace-l-action-de-la-bce-05-05-2020-2374219_28.php

[3] https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2018-12/cp180192fr.pdf

[4] Les juges allemands ayant qualifié la décision de la CJUE de décembre 2018 « d’intenable méthodologiquement ». Voir en particulier, https://www.ft.com/content/a1beda5e-5c2d-429e-a095-27728ed2d72b

[5] Ce dont ne se sont pas privées les autorités européennes puisqu’elles ont alors rappelé que toutes les décisions de la CJUE sont « contraignantes » pour les juridictions nationales, voir https://www.la-croix.com/Economie/Lultimatum-cour-supreme-allemande-Banque-centrale-europeenne-2020-05-05-1201092750

[6] https://www.lefigaro.fr/conjoncture/l-ultimatum-de-la-justice-allemande-fragilise-l-action-anticrise-de-la-bce-20200505

[7] https://www.boursorama.com/actualite-economique/actualites/l-avocat-general-de-la-cjue-valide-le-programme-qe-de-la-bce-86277a9faaf7c6175c252f7acd77ee95

[8] https://www.usinenouvelle.com/article/coronavirus-la-bce-suspend-ses-limites-aux-rachats-de-dette-souveraine.N946181

[9] https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/la-bce-reflechit-aux-moyens-de-relancer-son-qe-1034296

[10] https://tpfb.eu/la-soumission-du-regulateur-europeen-a-un-strict-controle-du-juge/ et s’agissant du pouvoir de nomination des états-membres sur les gouverneurs de leur banque centrale nationale, voir l’arrêt de décembre 2019 s’agissant de la Lettonie et de son gouverneur accusé de corruption, http://www.ceje.ch/fr/actualites/questions-institutionnelles/2019/03/annulation-par-la-cour-de-justice-de-lunion-europeenne-dune-decision-nationale-relevant-le-gouverneur-de-la-banque-centrale-lett/

[11] Voir notre note en date du 29 juin 2013, La politique de la BCE sous la loupe de la Cour constitutionnelle allemande, https://www.ifrap.org/europe-et-international/la-politique-de-la-bce-sous-la-loupe-de-la-cour-constitutionnelle-allemande ainsi que https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/05/06/la-cour-constitutionnelle-allemande-critique-le-manque-de-supervision-de-la-banque-centrale-europeenne_6038788_3234.html