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Système électrique : concilier transition énergétique et fiabilité

Très peu stockable, la production électrique doit être ajustée en permanence à une consommation électrique variable suivant l’heure, le climat et l’activité économique, sous peine de black-out. La sécurité publique, la santé, la production industrielle, les transports publics, les commerces et les immeubles en seraient gravement affectés. Le système, aujourd’hui piloté en France par RTE  (Réseau de transport d'électricité), combine les diverses composantes des offres afin de satisfaire une demande dont le pic de consommation extrême  est celui des périodes de grands froids. Compte tenu des longs délais requis par la mise en œuvre des investissements nécessaires, la fiabilité de la fourniture à l’horizon 2017-2030 se décide aujourd’hui.

Dans une première partie, nous ferons le point de la situation de la France, en confrontant les réalités à venir aux orientations de la loi de transition énergétique. Dans la deuxième partie, nous ferons le même examen pour notre voisin allemand. En conclusion, après avoir constaté la dépendance croissante de notre pays aux choix énergétiques des pays voisins, nous proposerons des orientations capables de sauvegarder la fiabilité de la fourniture aux entreprises et aux ménages.

La France face aux orientations de la loi transition énergétique (LTE)

Pour mesurer l’ampleur du défi, en février 2012, lors d’un épisode anticyclonique accompagné d’un vent modéré, la France a connu une pointe d’appel record à 102.000 MW (la pointe moyenne est généralement de 90.000 MW en janvier et de 50.000 MW en août). Toutes nos capacités ont été mobilisées, mais la France, généralement exportatrice, a dû faire appel pour 8% à des importations des pays voisins (soit l’équivalent de la production de cinq réacteurs nucléaires les plus puissants) qui disposaient de nombreuses centrales thermiques mobilisables rapidement.

Dès 2013, sans doute à la suite de cet événement, le président de RTE attirait l’attention sur l’échéance 2015-2017. Son inquiétude était justifiée par la fermeture planifiée  de centrales au charbon ou au fuel ne respectant plus les normes antipollution, et par celle de centrales au gaz ou à cogénération pourtant performantes mais devenues non rentables : avec la montée en puissance des énergies renouvelables en Europe, ces centrales de secours  sont de moins en moins  utilisées. Cette évolution concernant tous les pays européens, nos possibilités d’importation en cas de besoin se trouvent fortement exposées et on doit se préparer soigneusement à ces crises.

Mise en place de deux mécanismes de « capacité »

Les orientations du projet de loi sur l’énergie plafonnent la capacité nucléaire avec une part du nucléaire ramenée de 75 à 50%  dès 2025, et le quintuplement des apports intermittents éolien et solaire. Pour y répondre, RTE a présenté cette année sur son site ses perspectives 2017 et 2030. Son hypothèse de croissance de la consommation électrique de 1% par an est modeste et les pointes de référence sont à 103.000 MW.

Pour passer l’échéance 2017, RTE nous rassure en prévoyant des investissements de mise aux normes de vieilles centrales thermiques, dont 3.800 MW au fuel, et l’introduction de « mécanismes de capacité ». Dans ce nouveau cadre, chaque intervenant sur le marché serait tenu de garantir sa « capacité à fournir » sa clientèle, y compris en pointe. Soit il dispose lui-même des outils de production mobilisables (nucléaire, hydraulique, centrales thermiques fossiles), soit il dispose de contrats lui garantissant des capacités correspondantes sur le marché (sur le marché européen ou domestique ?). Pour équilibrer sa production et sa consommation, il pourrait également utiliser un autre levier, celui des « capacités d’effacement » de certains clients ayant accepté cette contrainte. En plus, RTE prévoit la poursuite  d’un appel à l’importation dans les mêmes conditions qu’au cours des deux précédents pics de consommation (décembre 2010 et février 2012). Nos voisins, principalement l’Allemagne, avaient pu facilement contribuer à la satisfaction des pointes françaises, le marasme de la crise ayant réduit la demande électrique dans toute l’Europe et donc conduit à une forte surcapacité de centrales électriques. Une situation très différente avec la reprise en Allemagne et la fermeture de leurs centrales très polluantes.

Pour l’échéance 2030, RTE a produit sur son site une simulation du mix électrique. Les conséquences de la très forte intermittence des capacités éoliennes et solaires posent deux questions :

  • Pour assurer l’équilibre du système pour un mois moyen, juin, la simulation prévoit que les forts excédents et déficits seraient comblés par les échanges permis par les interconnexions. Mais quand il y a du vent et du soleil en France, il y a une très forte probabilité  pour qu’il en soit de même chez nos voisins. Donc il y aura des périodes où tout le monde voudra exporter ou importer ; l’étude est muette sur les arbitrages à faire dans ce cas.
  • Par grands froids (ex. janvier, février) alors que la demande connaît un pic, l’offre intermittente connaît un creux : en système anticyclonique, plus il fait froid, moins il y a de vent et de soleil ! Le facteur de charge moyen d’un parc éolien plus solaire évolue entre 63% et quelque 3 à 5% pour une moyenne de 20%. Le défi est de satisfaire la pointe de consommation de 103.000 MW alors que le nucléaire aurait la sienne réduite à 37.000 MW, et que l’hydraulique a du mal à dépasser 15.000 MW, l’apport intermittent pouvant tomber à 2 ou 3.000 MW. Soit un besoin d’environ 37.000 MW, de capacité thermique nationale ou d’importations dont l’étude ne montre pas comment il serait satisfait.

Les perspectives de nos voisins européens

À l’horizon 2030, la Suisse et la Belgique n’ont pas de stratégies nucléaires claires. L’Allemagne est en plein débat sur l’Energiewende. Les producteurs historiques n’arrivent plus à rentabiliser leurs centrales fossiles qui doivent s’effacer lorsque les intermittents produisent et ont un accès prioritaire sur le réseau. Le responsable de l’Energiewende, n° 2 du gouvernement, Sigmar Gabriel (Social démocrate - SPD) refuse de supporter les charges  qu’engendreraient les mécanismes de capacité. Il évalue les coûts correspondants au programme Hartz 4, l’équivalent de notre RSA : La vérité est que nous avons sous-estimé la complexité de la transition énergétique dans tous ses aspects…  La transition énergétique est sur le point d’échouer.  Il ajoute : Toute l’Europe nous prend pour des insensés … On ne peut pas sortir à la fois du nucléaire et du charbon… À ce jour, seul  le tiers de la capacité nucléaire initiale de 25% du mix, a été fermée. Qu’en sera-t-il en 2022 quand les deux autres tiers arrêteront toute production ? Le bilan écologique n’est pas concluant : en  2013 l’Allemagne réunifiée  a émis 812 millions de tonnes de gaz carbonique  contre 821 en 2005 !

Face à cette situation, E.ON, un des plus importants producteurs historiques allemands va séparer l’entreprise en deux: une entreprise investissant dans les énergies nouvelles à prix garantis (pour un investisseur, des revenus garantis par l’État sur 20 ans est confortable) et une structure de défaisance gardant les centrales fossiles et nucléaires existantes. Une clarification plutôt positive, les actionnaires d’EON qui vont recevoir des actions de chacune de ces deux nouvelles entreprises en échange des leurs, pourront mesurer objectivement la valeur de cette seconde structure, et sans doute constater (avec leurs concitoyens) la destruction de richesse pour le pays. E.ON vient d'annoncer une perte de 3,1 milliards d'euros pour 2014, et son homologue RWE, 2,8 milliards d'euros.  

En pratique, on voit mal ce qui empêchera à terme le transfert à l’État de la responsabilité des centrales, et donc de la garantie de fourniture de leur capacité de production. Une situation  coûteuse mais logique, l’État ayant déclenché par surprise un virage énergétique inattendu. En France, le terme de « structure de défaisance »  est d’ailleurs entré dans le vocabulaire courant dans l’affaire du Crédit Lyonnais qui a coûté très cher aux contribuables.

Espagne : un autre cas particulier

L’inauguration cette semaine d’une ligne électrique souterraine de 320.000 volts et 700 millions d’euros entre l’Espagne et la France est un autre exemple de cette complexité.  A priori, une excellente nouvelle, les deux pays pouvant mieux optimiser leur production et leur consommation. Mais si l’Espagne souhaite multiplier ce genre d’interconnexions, la France y est assez réticente. Pourquoi ?

L’Espagne a massivement développé les centrales éoliennes et photovoltaïques dans son pays au point de produire régulièrement trop d’électricité. Son souhait est donc  de pouvoir l’exporter. De son côté la France ne souhaite pas être contrainte d’importer de l’électricité alors qu’elle n’en a pas besoin, d’autant plus que cette surproduction espagnole est  aléatoire, fonction du vent et du soleil. A terme, les centrales nucléaires françaises pourraient se retrouver en stand-by pour les cas où les énergies intermittentes venues d’Allemagne et d’Espagne n’auraient pas besoin d’être exportées : un mode de fonctionnement incompatible avec une utilisation retionnelle du nucléaire, et une situation inacceptable où nous supporterions seuls le coût du risque.

Conclusion

Comme RTE, nous pensons que la consommation d’électricité continuera à croître d’ici 2030 et qu’il faut donc protéger nos capacités nationales mobilisables, en commençant par celles qui sont en état de fonctionner en toute sécurité, dont Fessenheim et les centrales à gaz mises sous cocon, et lancer les investissements correspondants à nos besoins futurs.

L’ouverture à la concurrence des marchés européens de l’électricité est irréversible, et offre de belles perspectives à nos exportations. La confrontation des projets allemands et français, ou espagnols et français, met en lumière les problèmes de fiabilité soulevés par la mise en communications de systèmes fondamentalement si différents. Les voisins orientaux de l’Allemagne envisagent des dispositifs de protection (transformateurs-déphaseurs) de leurs réseaux contre les soubresauts et sautes de vent de l’Energiewende. Concrètement, notre sécurité électrique va dépendre de la fiabilité des mécanismes de capacité et d’effacement français ou européens. En cas de problème aigu, entre pays, on peut toujours craindre les replis nationalistes comme on les a vus au moment des crises pétrolières ou gazières ; et entre fournisseurs, que les engagements ne soient ni tenables ni tenus.  Ces contrats doivent donc être audités et approuvés soigneusement par la puissance publique sur les plans financiers et techniques : l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a acquis sa crédibilité par son indépendance et son intransigeance, une Autorité des capacités de production et d’effacement devra garantir notre sécurité d’approvisionnement. De nombreux Français sont déjà dubitatifs face à l’Europe. Des restrictions de consommation d’électricité ou un black-out électrique constitueraient un signal catastrophique.

La panne électrique du 4 novembre 2006 a affecté plus de dix millions d'Européens dont plusieurs millions de Français. Un choc pour les populations qui n’imaginaient pas qu’un tel accident puisse se produire sur notre continent, et surtout en France. Le black out total a été évité de justesse grâce à la solidarité entre les réseaux électriques, mais c’est aussi cette interconnexion qui était la cause du problème en France. Un rappel instructif de la complexité du système : un seul câble avait été coupé en Allemagne avant l’heure prévue. Ce pays a également connu une disjonction en juin 2007 à la suite d’un pic violent de vent suivi d’une descente brusque. Depuis neuf ans, la transition énergétique avec la diversification des sources d’électricité et le renforcement de la concurrence dans le marché européen de l’électricité a changé les données. Désormais, pour un pays  comme la France habituée à la sécurité fournie par EDF, la responsabilité ultime de la fiabilité des systèmes électriques appartient au politique.

 Jacques Peter et Philippe François

 Références