Actualité

Exploitations agricoles : toujours plus de règlementations franco-françaises

Avec trois évènements cette semaine, l’agriculture est très présente dans l’actualité française :  

  • Rapport « Agriculture enjeu de reconquête » sur la situation dégradée de l'agriculture française, publié par le Haut-commissariat au plan ;  
  • Rapport « Prévention du suicide » sur la situation dramatique de trop nombreux agriculteurs, publié par le Sénat ;
  • Vote de la loi Sempastous-SAFER renforçant le contrôle des structures sociétaires agricoles, signes, d'après cette loi, « d’une dangereuse financiarisation de l’agriculture ».

Mais en quoi cette nouvelle loi "urgente" traite-t-elle les problèmes de fond de notre agriculture et de nos agriculteurs mis en lumière par les deux rapports ci-dessus ?

De plus en plus d’exploitants agricoles choisissent un statut de société pour leur entreprise, au point que malgré la division par trois en 20 ans du nombre total d’exploitations, le nombre de sociétés augmente en valeur absolue, passant de 66.000 en 1998 à 156.000 en 2016. Dans dix ans, le prochain recensement agricole constatera que les formes sociétaires sont beaucoup plus nombreuses que les formes individuelles.  

Exploitations agricoles

1998

2016

2016/1998

Formes individuelles

89 %

63,7 %

   -25 %

949.000

278.000

   -70 %

Formes sociétaires

11 %

36,3 %

   +25 %

66.000

156.000

  +136 %

Source agreste | Graph’agri 2020

Raisons d’organisation

De multiples raisons justifient aux yeux des exploitants, propriétaires ou locataires, l’apport de leur exploitation agricole à une société. La logique est la même que celle qui pousse les dirigeants de petites entreprises nécessitant des capitaux à passer en sociétés dans les autres secteurs de l’économie.

  • Réduire la responsabilité des exploitants en logeant l'exploitation dans une société à responsabilité limitée et protéger ainsi le patrimoine familial ; 
  • Séparer la propriété du foncier de l'exploitation en mettant le foncier dans un Groupement foncier agricole (GFA)[1] et l'exploitation dans une société d'exploitation fermière afin de permettre une transmission de l'exploitation à un seul ou plusieurs des propriétaires initiaux : cette solution a ses limites, en raison entre autres, de la faible rentabilité des fermages ;  
  • Permettre une transmission avec une fiscalité réduite : la transmission des parts de GFA est exonérée à hauteur de 75% jusqu'à 300 k€ par bénéficiaire et 50% au-delà, et les sociétés d'exploitation peuvent bénéficier d'une exonération de 75% si les associés entrent dans un pacte "Dutreil" ; 
  • La transmission de parts de société permet par ailleurs de réduire la valorisation car (i) pour les sociétés, il ne peut y avoir de réévaluation des stocks ou des matériels alors que ce n'est pas le cas dans une entreprise individuelle, et (ii) la valeur est réduite de près de 30% lorsqu'il s'agit d'une société "fermée" c’est-à-dire dont les transferts de titres sont soumis à agrément ou à préemption ; 
  • Réduire les charges sociales qui sont calculées sur le salaire de l'exploitant et non sur le profit agricole global de l'entreprise : cela permet de financer plus facilement des investissements en faisant des réserves défiscalisées et non soumises aux charges sociales ; 
  • Permettre l'entrée d'investisseurs familiaux ou autres pour accompagner le développement de l'entreprise. 

Dans la liste ci-dessus, les avantages spécifiques aux exploitations agricoles ont été clairement voulus par le législateur pour compenser les handicaps de ce secteur, et favoriser le maintien de la propriété d’exploitations dans les familles ou cercles de relations qui le souhaitent.

Raisons économiques

Sur les 440.000 exploitations, 300.000 sont classées comme moyennes et grandes par l’INSEE, avec une Production brute standard (PBS) de 199.000 euros par an. La PBS correspond au chiffre d’affaires théorique de chaque exploitation, évalué forfaitairement en fonction de sa taille et son secteur d’activité.

2016

Production brute standard = chiffre d’affaires

Moyennes/Grandes exploitations

 

Nombre

Production brute standard

Grandes cultures

81.000

171.000 €/an

Viticulture

49.000

237.000 €/an

Bovins viande

36.000

  90.000 €/an

Polyculture élevage

37.000

206.000 €/an

Ovins, autres herbivores

13.000

89.000 €/an

Bovins lait

40.000

203.000 €/an

Porcins, volailles

20.000

447.000 €/an

Horticulture, maraîchage

12.000

243.000 €/an

Fruits

  6.000

187.000 €/an

Bovins mixte

  7.000

214.000 €/an

Total ou Moyenne

300.000

199.000 €/an

Ces données de Production Brute Standard portant sur les 300.000 exploitations agricoles moyennes et grandes, la PBS des 130.000 petites exploitations est, sauf exception, encore plus basse, et leur revenu très inférieur au SMIC.

Que l’exploitant soit locataire ou propriétaire, les investissements mis en œuvre pour générer ce chiffre d’affaires dépassent rapidement le million d’euros, malgré le très faible coût du foncier en France. Un montant qui rend inévitable le soutien d'actionnaires et le statut de société pour que des projets prometteurs de jeunes agriculteurs-entrepreneurs trouvent leur financement, notamment hors cadre familial. La Dotation Jeune Agriculteur de 8.000 à 36.000 euros est une aide de trésorerie ayant pour but de faciliter le démarrage, pas de fournir les capitaux nécessaires à une exploitation agricole performante. En pratique, elle est trop souvent utilisée dans les dossiers "poussés" par les organismes syndicaux et professionnels pour respecter les quota d'installation fixés par l'administration et accepter des candidatures très limites.    

Exemple d’une exploitation moyenne de grande culture (100 hectares)

Terres

Bâtiments

Machines

Animaux

Total

600.000

300.000

700.000

-

1.600.000

Note : le prix des terres est particulièrement faible en France. Malgré une augmentation depuis 1995, le prix moyen à l’hectare est, en euros constants, inférieur de 50% à son pic de 1978 (6.000 € vs. 9.000 €), alors que le niveau de vie moyen des Français a augmenté de 50%. 

Face à ces chiffres d’affaires, les seuls revenus agricoles des 440.000 ménages exploitants sont en moyenne de 1.500 euros par mois, complétés par d’autres revenus d’activité, provenant notamment du travail de l’exploitant et/ou du conjoint hors de l’exploitation agricole. Un revenu à peine supérieur au SMIC clairement insuffisant pour rémunérer le travail de l’exploitant agricole et l’utilisation des investissements. Comme le montre le diagramme ci-dessous, les autres revenus d’activité sont souvent supérieurs au revenu agricole. Une situation inquiétante : quand l’activité agricole devient marginale, le risque est grand de voir les exploitants en détourner le meilleur de leurs capitaux, de leurs talents et de leurs efforts.   

Revenu disponible moyen dans les Hauts-de-France (toutes spécialisations)

Et revenu disponible moyen par spécialisation (France entière)

Loi Sempastous vs. Alerte du Haut-commissariat au plan

De nombreux produits agricoles "classiques" se retrouvent dans la liste, publiée par le Haut-commissariat au plan, des produits où notre déficit commercial est supérieur à 50 millions d'euros.  Un fait connu mais que le Haut-commissariat au plan a réussi à populariser à travers de nombreux media : LCI : France en déclin, Marianne, Le Parisien : La France a-t-elle les moyens de se nourrir de façon durable ? ».

Un contraste frappant avec les longs débats au Parlement sur la loi Sempastous, qui n’ont à aucun moment évoqué et encore moins quantifié en quoi cette loi améliorerait la situation d’une majorité d’agriculteurs ni celle de l’agriculture française (balance des échanges avec les pays européens déficitaire hors vins et alcools). 

C’est un changement de perspective qu’il faut acter. Avec bon sens, David, un des agriculteurs youtubers les plus suivis a répondu à cette question. Pour lui il n’existe que deux voies d’avenir : des exploitations plus importantes, soit en surface, soit en diversité (notamment transformation des produits)[2]. Emmanuel Macron qui l’a reçu à l’Elysée pour écouter ses propositions devrait exiger que sa majorité en tienne compte. Les deux voies ouvertes réclament plus de capitaux et plus de libertés, donc des sociétés ayant des actionnaires. Dans les autres secteurs de l’économie, il existe des entreprises familiales de toutes tailles, qui réussissent au moins aussi bien que les autres. La direction et la responsabilité de ces sociétés agricoles peut très bien rester dans le cadre familial ou relationnel, à condition de ne pas voir arriver dans leurs conseils d'administration, la SAFER ou un actionnaire inconnu choisi par la SAFER.  Avec la diminution du nombre des « fermes à 2 UTH (Unité de travail humain) » limitées au couple stable pendant 40 ans, où le travail de l’épouse était rarement valorisé, où celui des parents âgés était la règle, où la reprise par le fils ainé était acceptée par les frères et sœurs, et insuffisamment capitalisées, existe-t-il un autre modèle que le statut de société ? Comme l’a dit le Haut-commissaire au plan, le déclin du modèle familial classique de l’agriculture, « on ne doit pas en faire une tragédie ». 

Conclusion

Avec son contrôle des structures, ses SAFER, ses autorisations d’exploiter, la faible concentration de ses exploitations, son statut du fermage, et ses schémas de production agricole nationaux, régionaux et départementaux, l’agriculture française se distingue de toutes les autres agricultures européennes. Mais aussi par sa perte de compétitivité et par le mécontentement d’une grande partie de ses agriculteurs. Des faits particulièrement choquants alors que l'agriculture française dispose d'atouts uniques en Europe (qualités et taille des sols, climats, compétences). Simple coïncidence ou lien de causalité entre nos particularismes et nos problèmes ? Au point où nous en sommes, il est urgent d’essayer les méthodes de nos concurrents. Plutôt que de tenter, avec la loi Sempastous, de contourner une mesure déjà invalidée par le Conseil constitutionnel, les agriculteurs doivent se donner les moyens de respecter les deux objectifs fixés par Xavier Niel aux étudiants de son campus agricole « Hectar » : 

  • Créer une entreprise économiquement viable, développer l'esprit entrepreneurial et la création de valeur ;
  • Vivre de son métier et préserver les équilibres de vie.

[1] Les outils financiers de portage des terres agricoles pour favoriser la transmission et l’installation.

[2] La liberté d’agriculteurs (pre)-retraités, d’amateurs, de militants de la sobriété voulue, ou d’autres, de cultiver des exploitations durablement non rentables doit être préservée s’ils respectent les règles (hygiène, traitement des animaux, utilisation des produits phytosanitaires…), le niveau des subventions devant être limité à celui aides sociales ordinaires.