Crise des fruits et légumes : pas de remède annoncé
Un été particulièrement dur pour nos producteurs de fruits et légumes a remis sur le devant de la scène les difficultés de la filière, provoqué des réactions violentes à l'encontre des importations espagnoles et justifié les interventions récentes du ministre Bruno Lemaire qui a dû ouvrir tant le sac des promesses que les cordons de la bourse. Un diagnostic complexe pour commencer, et aussi une panoplie de remèdes évoqués qui ne semblent pas malheureusement s'attaquer aux véritables causes.
Les (mauvais) diagnostics
Tout d'abord, est-ce la faute à la conjoncture ? Assurément celle-ci a été très défavorable. D'abord en raison du climat, trop chaud en début de saison, principalement pour nos producteurs du midi, qui a fait mûrir nos fruits en même temps que ceux de la production espagnole au lieu du décalage temporel habituel qui permet d'éviter la concurrence de front. A quoi s'ajoute la crise qui frappe durement les producteurs espagnols et les incitent à une concurrence exacerbée à coups de dumping, et, dit-on, de pratiques phytosanitaires douteuses. Mais la conjoncture n'a fait qu'accroître un déséquilibre présent depuis de nombreuses années qui ont conduit la France à perdre nombre d'exploitations agricoles malgré des aides considérables (et jugées illégales par Bruxelles) de l'État.
Pour inciter à consommer français, on entend couramment les producteurs vanter la qualité française et demander à nos compatriotes de se comporter en citoyens en acceptant de payer un peu plus cher pour manger tellement mieux (voir encadré, avec des exemples qui ne concernent pas seulement le secteur des fruits et légumes). Voire. D'abord parce que la qualité française n'est pas réellement plus au rendez-vous que la qualité espagnole, ce qui a été frappant cette année pour les pêches, dont les consommateurs ont été unanimes à se plaindre quelle qu'en soit l'origine comme en témoignent les réactions des blogueurs sur Internet. Ensuite parce que pour d'autres produits comme la viande, il est plus que douteux que les consommateurs soient vraiment à même de faire la différence entre les qualités respectives des productions françaises et étrangères, et par exemple rejeter le bœuf brésilien comme le souhaitent les producteurs français (voir encadré) au prétexte qu'ils seraient nourris aux hormones. Enfin, s'agissant de produits chers, les Français sont-ils en majorité prêts à se comporter, et surtout en mesure de le faire, en « consommateurs citoyens » payant plus cher pour des produits meilleurs, à une époque où tous les jours on les alarme sur le coût grandissant du panier de la ménagère, en plus dans une période de crise ? L'agriculture française souffre de son incapacité à pratiquer la production de masse, et sur ce sujet la stratégie actuelle, appuyée par le Gouvernement et portée par la vague écologique consistant à stigmatiser la « malbouffe » en encourageant la production élitiste paraît bien douteuse. N'y a-t-il pas décalage entre les rêves du luxe pour tous et ce que la ménagère de base, et pas seulement elle, peut tous les jours s'offrir ?
Deux exemples, la viande et les fraises.Coïncidence, Les Echos nous offraient le 2 août deux articles, l'un traitant de l'élevage, l'autre de la production périgourdine de fraises. Les deux articles interpellent le lecteur sur le sujet d'une production française raffinée et chère. Est-ce bien cela dont la France a besoin ? Le premier article sonne le tocsin de l'éleveur limousin, héritier d'une production de « haute technologie » dont la partie contre l'éleveur brésilien, producteur de « malviande » (issue de vaches de réforme nourrie aux hormones) semble « perdue d'avance ». Et l'auteur en appelle au consommateur, qui doit effectuer en se nourrissant un « acte citoyen » et préférer payer plus cher une viande française de bien meilleure qualité et voter ainsi pour une « société respectueuse du travail bien fait ».
Le second article note que le Périgord produisait 18.260 tonnes de fraises en 1995 (20% du volume national), et n'en produit plus que 7.500 cependant que l'Espagne en exporte de son côté 350.000 tonnes. A côté de la Dordogne, il y a heureusement le Lot-et-Garonne, qui a quant à lui « pris le virage de la modernité ». Mais la Dordogne a joué la carte de l'élitisme avec l'obtention d'une indication géographique de provenance pour les cultures de plein champ (par opposition aux cultures hors sol, où la cueillette se fait à hauteur d'homme). Résultat, les prix ont plus que doublé (de 3 à 8 euros le kilo) avec des coûts de production doubles des coûts espagnols. Alors que 45% des fraisiculteurs vont partir à la retraite dans les prochains dix ans, il n'y a pratiquement pas de reprises, et « les jeunes observent que leurs parents n'arrivent pas à se projeter dans l'avenir ». Serait-ce encore une activité appelée à mourir ? Au même moment, le patron du supermarché de Montignac (Dordogne) se plaignait, non pas des prix de la production locale de fraises, qui à son avis ne « sont pas un problème », mais simplement du fait que ces producteurs… ne le livraient pas, préférant, coût du travail oblige, laisser pourrir les fruits sur place sans les ramasser.
Les (mauvais) remèdes
La conjoncture a donc bon dos, et l'appel à la qualité nous paraît bien trompeur. Quelles sont alors les solutions que proposent nos édiles ? Faisant suite à une mission de six mois sur le sujet de la relance de l'agriculture française, le député UMP Bernard Reynès a récemment remis au gouvernement son rapport. Voici ses conclusions.
« L'emploi apparaît comme la seule variable qui permet aux entreprises, dont les marges sont très faibles, d'équilibrer leurs comptes. Le coût des charges sociales dissuade ceux qui seraient en mesure de développer leur activité de recruter de nouveaux salariés permanents ». C'est ainsi que « la marge des arboriculteurs est la plus faible parmi ses partenaires européens : 841€/ha contre 3129€ en Italie, 2526€ en Allemagne, 1915€ en Espagne. Le poids des charges salariales dans leurs charges de production est le plus élevé d'Europe : 32,3% en France contre 25% en Espagne et 21% en Allemagne. Et les écarts de charge salariale (de 1€ à 20€ dans l'Europe des 27) sont aggravés par le coût des charges sociales très élevé en France ».
Les propositions de la mission consistent essentiellement à exonérer les exploitations des cotisations légales et conventionnelles pour un coût total de 0,9 milliard d'euros, mesure financée par l'application du taux normal de TVA sur les eaux gazeuses à sucre ajouté. D'autre part la mission considère nécessaire de transférer pour 1,6 milliard d'euros le financement de la protection sociale sur la TVA, en créant une TVA sociale aboutissant à augmenter de 5,5% à 6,7% le taux réduit applicable aux produits alimentaires. En même temps, la mission engage le Gouvernement à ouvrir au plus tôt avec ses partenaires européens le chantier de l'harmonisation sociale et salariale. Ainsi donc, pour pouvoir concurrencer les productions de nos voisins, la solution consisterait d'une part à déséquilibrer un peu plus encore le financement du système social français (des exonérations spécifiques de charges sociales existent déjà au profit des travailleurs saisonniers), et d'autre part à renchérir le prix des produits alimentaires d'origine française aussi bien qu'importés. Autrement dit, accroître le déficit des comptes sociaux et transférer sur le consommateur le poids du système social. Ce n'est pas la solution.
Une crise exemplaire d'un coût du travail trop élevé en France.
La mission Reynès relève à juste titre le facteur coût du travail dans la crise des fruits et légumes, mais n'en tire pas les conclusions qui devraient s'imposer. Pourquoi ?
Le rapport note que les exonérations de cotisations feraient descendre le coût horaire du travail à 9,32 €. Mais ce coût horaire resterait encore nettement supérieur à ce qu'il est dans les pays qui nous entourent et nous font concurrence. Les producteurs ont ainsi relevé que le coût espagnol est de 5,5 € comparé à 11,5 € en France. Les raisons sont multiples : les autres pays pratiquent eux aussi les exonérations, le recours à une main-d'œuvre étrangère payée moins cher est fréquent (rappelez-vous les protestations françaises à propos de la directive Bolkenstein), et surtout les salaires d'une façon générale ne sont pas aussi élevés qu'en France. Le salaire minimum espagnol est beaucoup plus bas que le SMIC français, l'Italie et l'Allemagne n'ont pas de salaire minimum légal, et la Belgique prévoit un salaire minimum jeune réellement bas. Dans ces conditions exonérations et TVA sociale ne seront pas suffisantes pour permettre de concurrencer efficacement les productions étrangères et de favoriser en particulier les exportations des produits français (rappelons que la balance commerciale française est nettement déficitaire pour les produits alimentaires).
Ouvrir encore davantage l'éventail des exonérations signifie engager de nouvelles dépenses et contraindre l'État à trouver des ressources nouvelles pour en compenser le coût. C'est ainsi que le tout récent projet de taxe sur les boissons à sucre ajouté, bien loin de représenter comme on le prétend une ressource nouvelle venant diminuer le déficit public, ne fera en réalité que compenser la dépense nouvelle que constituent les aides au secteur agricole annoncées par Bruno Lemaire. Les analystes internationaux s'inquiètent avant tout du déficit rémanent et toujours grandissant des comptes sociaux : la solution consistant à augmenter sans cesse les dépenses sociales ne peut pas être la bonne.
Le problème du coût du travail est général en France. Certes, le secteur agricole est l'un de ceux qui souffrent le plus de cette situation pour les raisons concurrentielles que nous avons exposées et aussi parce que le travail y représente le coût le plus important (voyez les fraises qui pourrissent sur pied dans le Périgord). Mais d'autres secteurs souffrent aussi, comme le secteur automobile obligé de délocaliser nombre de ses productions. Dans ces conditions le cas du secteur agricole justifie-t-il une exception, et faudra-t-il élargir indéfiniment les exonérations, avec la conséquence inéluctable de la ruine financière de notre système social ?
Enfin, cessons de nous bercer d'illusions. La France n'a pas l'ombre d'une chance – surtout dans un contexte de crise – d'obtenir dans un cadre européen ou autre une harmonisation sociale qui contraigne les autres pays à généraliser le salaire minimum, encore moins à adopter un salaire minimum à hauteur du SMIC français (voyez l'Espagne) ou à interdire le SMIC jeunes (voyez la Belgique).
Conclusion
Il faut vaincre le tabou du SMIC uniforme et rigide qui interdit de le différencier suivant les activités, l'âge des salariés, le secteur professionnel ou encore géographique. Il est révélateur à ce propos que pas un mot ne soit dit à ce sujet dans le rapport de la mission Reynès ou encore dans les déclarations du ministre Bruno Lemaire.
Par ailleurs il faut aussi sortir la France du dogme de l'alimentaire de luxe pour tous (voyez le bio…), cher au point que quasiment personne ne peut se le payer, sauf exceptions qui confirment la règle. Les Français ne sont pas prêts à consacrer à l'alimentation les ressources qu'ils y consacraient autrefois – à supposer d'ailleurs que la qualité française soit réellement supérieure (voyez les fruits cette année). La France doit s'adapter à la nécessité d'une consommation de masse, et l'appel au développement de productions locales éparpillées et chères flatte le consommateur mais n'est qu'un leurre.
La disparition des entreprises agricoles, ainsi que le déficit de la balance commerciale dans le secteur des fruits et légumes sont déjà passés dans les faits en France. Continuer dans la même voie d'une production chère aggravera le phénomène et en prime ne contribuera qu'à accentuer la « malbouffe » avec la seule différence que celle-ci finira par ne venir que de producteurs étrangers.