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La "performance" de la justice : ça ne va pas mieux grâce à la LOLF

Voici le troisième budget (2007) présenté dans le cadre voulu par la LOLF, loi votée il y a bientôt 6 ans. Société Civile avait consacré en 2004 deux études à la mise en place de la LOLF (N° 39 de septembre et 41 de novembre), sur le thème de la grande réticence de l'Administration à voir mesurer ses performances et à permettre le contrôle du Parlement (nous n'évoquerons pas ici la réticence des magistrats à voir mettre en cause leur responsabilité …). Où en sommes-nous plus de deux ans plus tard en nous focalisant sur l'exemple de la Justice, service public sur la sellette par les temps qui courent ?

On rappelle d'abord que la LOLF est censée introduire une culture de résultats dans l'administration, en corrélant les moyens budgétaires à un certain nombre d'objectifs à atteindre, le respect de ces derniers étant mis en évidence dans le cadre d'indicateurs de performance. Ce sont ces indicateurs que nous avons examinés pour la Justice (au nombre de 60) en vérifiant leur pertinence au regard du "Guide Méthodologique de la Performance", coproduit notamment par le MINEFI et les commissions des finances du Parlement, et des très nombreux rapports parlementaires appelés à suivre l'application des lois de finances. Deux missions ont été en particulier conduites sur la LOLF par MM. Migaud et Lambert, et M. Arthuis, sénateur, a établi un rapport volumineux au titre révélateur de "culte des indicateurs ou culture de la performance".

Ce n'est pas en effet que le Parlement ne veuille pas jouer son rôle, bien au contraire. Et les rapports qui viennent d'être cités démontrent que dès 2005 leurs auteurs tentent de redresser les nombreuses erreurs commises dans le choix des indicateurs en rappelant notamment qu'ils doivent strictement "permettre l'évaluation de l'action publique, réalisée avec les moyens à disposition des responsables", en répondant aux attentes "des citoyens, des usagers et des contribuables".Toutefois, la lecture du budget 2007 ne permet guère de penser que les objectifs et indicateurs de la mission Justice répondent aux impératifs du Guide et aux critiques dégagées par les rapports ci-dessus un an plus tôt à l'encontre du budget 2006. Pis, on va voir que les auteurs des rapports paraissent en réalité être passés tout-à-fait à côté de la question principale.

Des indicateurs non renseignés, d'autres faux et certains "bizarres"

Les indicateurs sont regroupés sous cinq programmes : Justice judiciaire, Administration pénitentiaire, Protection judiciaire de la jeunesse, Accès au droit et à la justice, et Conduite et pilotage de la politique de la justice et organismes rattachés.

La première constatation d'ordre général qui s'impose est que, malgré les protestations réitérées du pouvoir législatif, la mission Justice que nous examinons ici… ne comprend qu'une partie de son objet puisque la justice administrative en est exclue ! Cette dernière est rattachée à la mission « Contrôle et conseil de l'Etat », avec la Cour des Comptes et le Conseil Economique et Social. Mieux : les juridictions administratives et judiciaires paraissent ne même pas s'être concertées pour choisir des indicateurs identiques. Alors que la dualité des juridictions est attaquée par de nombreux auteurs comme une survivance coûteuse de l'Ancien Régime et de la Révolution, et qu'elle est source de la plus grande incertitude – et incompréhension – pour le justiciable, cet oukase du Conseil d'Etat sur le sujet qui nous intéresse ne manque pas de sel, et en dit long en fin de compte sur l'impuissance du politique.

Si l'on tente de classer les 60 indicateurs de la mission Justice, on s'aperçoit que :

- 13, et non des moindres, ne sont pas encore renseignés, ce qui est quand même étonnant en troisième année d'application de la LOLF ;

- Pour 17 indicateurs, les tableaux ne montrent pas, ou très peu, d'évolution dans le temps entre ce qui a d'ores et déjà été constaté et ce qu'il est convenu d'appeler la cible. Comme on le verra surtout plus loin à propos des délais de procédure, c'est un point très important. Mais que dire par exemple du curieux indicateur du taux d'évasions hors établissements pénitentiaires, imperturbablement fixé à 35,8 pour 10.000 de 2004 à 2010 ?! Ou encore du taux de mises à exécution des peines, quasiment aussi invariant sur la période considérée ? Ou enfin de ces divers cas où un taux de 100% ou approchant est d'ores et déjà constaté ? Quelle performance mesure-t-on ici, si ce n'est celle de l'autosatisfaction administrative ?

- Nombre d'indicateurs ne sont pas pertinents par construction, et ce pour diverses raisons. On passera sur ceux qui sont ambigus, non significatifs d'une performance comme tenant à des événements extérieurs ou liés à des enquêtes d'(auto) satisfaction, comme le rapport du sénateur Arthuis demandait expressément de l'éviter. Certains sont néanmoins utiles même s'ils ne mesurent pas de performance à proprement parler.

En revanche, deux cas sont particulièrement graves :

- Le culte de l'indicateur moyen sur la France entière que l'on retrouve de façon absolument générale (dépenses, délais, taux d'activité etc…). Le diable se cache dans les détails et ces indicateurs moyens cachent les scandales comme la forêt cache les arbres, faute d'analyser notamment la dispersion et de mettre en place des alertes dans les cas individuels. En quoi par exemple un indice moyen d'affaires traitées par magistrat permet-il d'améliorer à la fois la qualité de la justice et les coûts afférents dans la mesure où il ne révèle pas par construction que certains juges sont absolument débordés dans un tribunal, avec des audiences se terminant tard dans la nuit, pendant que dans une autre juridiction les audiences ne durent pas plus de deux ou trois heures (cas bien connu) ?

- Le choix d'indicateurs aux effets pervers, c'est-à dire risquant "d'induire des comportements améliorant l'indicateur mais dégradant le résultat" (rapport Arthuis). Telles sont les mesures de "maîtrise des coûts". Non que l'objectif de maîtrise des coûts ne soit pas prioritaire, mais la performance ne peut s'apprécier qu'à prestations égales. Les exemples les plus clairs concernent les frais de justice, en forte augmentation mais en raison de l'utilisation de méthodes modernes et coûteuses (analyses ADN par exemple), et aussi l'indemnisation toujours très faible des avocats dans le cadre de l'aide judiciaire (voir encadré). La LOLF ne saurait justifier à ce sujet un malthusianisme des moyens.

Les frais de justice se sont montés à 1,5 million d'€ pour l'affaire AZF, à 3 millions € pour l'incendie du tunnel du Mont Blanc et encore à 5 millions € pour le seul renflouement et rapatriement du Bugaled-Breizh, et dans ce dernier cas les familles des victimes accusent encore les autorités de vouloir étouffer l'affaire ! Dans le cas de l'aide juridictionnelle, les indemnités versées aux avocats se montent à 44 € lorsqu'une amende est encourue (les amendes peuvent être considérables), à 450 € pour une affaire correctionnelle avec détention et 1100 € environ pour chacune des phases de l' instruction et du jugement d'un crime (35 mois de procédure, voir ci-dessous). Ce n'est ni dans un cas ni dans l'autre qu'il faut rechercher des économies.

La justice française, championne de la lenteur

C'est un domaine qui hélas mérite une mention très spéciale. On sait que la France, patrie des droits de l'homme, est très mal placée quant au respect du "délai raisonnable" de jugement exigé par l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. Au 19 octobre 2006, sur la totalité des arrêts rendus par la CDEH, la France se situait à l'avant-dernière place (derrière l'Italie) sur 45 pays, ayant été jugée 255 fois en violation !

La lenteur de la justice est surtout remarquable en matière pénale, et cette statistique désastreuse devrait interpeller au premier chef, et son amélioration constituer un objectif absolument prioritaire. Or, si l'objectif "rendre des décisions de qualité dans des délais raisonnables" figure bien en première ligne de la mission Justice tant en matière civile qu'en matière pénale, on ne peut qu'être saisi de voir par exemple que l'indicateur correspondant, "délai moyen de traitement des procédures pénales" est unique, ne comprend que trois lignes portant sur le traitement GLOBAL MOYEN des affaires traitées respectivement par la Cour de cassation, les Cours d'assises et les tribunaux correctionnels, et surtout que les indices de délai NE COMPORTENT AUCUNE EVOLUTION, la valeur cible étant identique à la valeur constatée en 2004 (131 jours pour la Cour de cassation, 35 mois (!) pour les crimes et 11,5 mois pour les délits).

Dans sa réponse à la Commission Européenne pour l'Efficacité de la Justice, dépendant du Conseil de l'Europe et auteur d'une étude datée de 2006 sur les données de 2004, le Royaume-Uni note que la Justice britannique s'est donné pour règle, respectée à 78%, de ne pas excéder les délais suivants : détention provisoire :16 semaines, procédure jusqu'à l'audience de jugement : 26 semaines, délibéré :10 semaines, et appel :14 semaines. Les cas excédant ces limites sont identifiés pour action.

Si de telles règles avaient existé en France, LE SCANDALE D'OUTREAU NE SE SERAIT PAS PRODUIT ! En particulier, les détentions provisoires infligées dans cette affaire ont pu aller jusqu'à 3 ans, donc 36 mois comparés à 4 dans l'exemple anglais !

Comment peut-il se faire qu'une telle affaire n'ait pas interpellé les auteurs des indicateurs de performance, au moins pour 2007, et que les parlementaires concernés l'aient apparemment si bien oubliée ? Comment se fait-il que pas un seul des 60 indicateurs retenus ne porte sur la durée de la détention provisoire ?

Pendant le même temps une montagne de parlementaires accouchait, tout en le déplorant, d'une réforme-souris. Il n'empêche quand même que la Commission Outreau faisait figurer en bonne place dans son rapport un certain nombre de vraies réformes, dont la nécessité d'un "Réexamen automatique par le collège [de juges] de la situation des prévenus incarcérés"… On pourrait aller d'ailleurs plus loin, en fixant des délais de principe selon la méthode anglaise et en interdisant par principe leur dépassement. Quoi qu'il en soit de la solution qui sera peut-être un jour choisie, il est quand même choquant après tous ces événements que la détention provisoire soit absente des indicateurs de la LOLF. Certes il faut aussi changer les mentalités, dans un pays où la recherche de la Vérité est considérée comme une religion absolue dont les juges sont les grands prêtres, et dont les commandements justifient sans remords si nécessaire l'écrasement des pauvres mortels.

Faute de s'inspirer d'une stratégie, les objectifs de la LOLF ne sont là que pour permettre l'évaluation de l'action publique avec les moyens du bord– moyens légaux autant que financiers. Ce que traduit si tristement l'indicateur de délai actuel, c'est qu'avec les habitudes et moyens actuels, il n'y a pas lieu de penser que l'on réussira jamais à juger les affaires criminelles en moins de 35 mois, ou les délits en moins de 12. Mais il revient au contraire à ceux qui sont en charge de l'application de la LOLF, parlementaires, magistrats et administration, de hisser leur réflexion au-dessus de cette insupportable constatation en définissant une stratégie et en la traduisant dans les objectifs et indicateurs prévus par la loi. Et ce n'est pas essentiellement une question de moyens financiers.

Ce n'est pas si difficile, mais il faut encore le vouloir : il y a lieu de se fixer des cibles volontaristes pour les délais, d'affiner des indicateurs beaucoup plus précis que le seul indicateur existant, notamment d'en définir pour chacun des stades de la procédure et surtout pour la détention provisoire, et enfin d'analyser la dispersion plutôt que la moyenne. Il y a aussi lieu de créer des alertes ainsi que de mettre en place l'organe d'administration qui aura pour mission de résoudre les cas sortant des limites. Il reste encore beaucoup à faire pour la LOLF, et avant tout faire en sorte qu'elle reflète des stratégies volontaristes qu'il est dans la mission du politique de dégager.