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Une gestion du patrimoine culturel qui dérange

Nommée à la mi-2008 à la tête du Centre des Monuments Nationaux, Isabelle Lemesle a su imprimer sa marque et dynamiser cet opérateur du ministère de la culture en développant une politique commerciale d'envergure et en sachant attirer le mécénat privé.
Alors même que nous nous étions interrogés dans un récent article sur la politique de mutualisation des ressources des 90 monuments gérés par l'organisme, et que nous avions émis des critiques sur les réserves du CMN à l'égard projet de relance de la décentralisation culturelle qui a depuis été censuré par le Conseil constitutionnel [1] lors de son examen de la loi de Finances pour 2010, Madame la Présidente a accepté de répondre aux questions de la Fondation iFRAP.

Fondation iFRAP : Vous avez une vision novatrice du management de la culture et vous êtes engagée sur une politique de valorisation, y compris économique du patrimoine culturel avec l'idée qu'argent et culture ne sont pas antinomiques. Dans cette logique, quels sont vos projets ?

Isabelle Lemesle : Il convient tout d'abord de replacer les choses dans leur contexte. Le Centre des monuments nationaux gère et ouvre à la visite près de 100 monuments nationaux répartis sur tout le territoire français comme l'abbaye du Mont-Saint-Michel, le château et les remparts de la cité de Carcassonne, le Panthéon, le château d'Azay-le-Rideau ou le château d'If. L'établissement assure également la maîtrise d'ouvrage sur ces monuments qu'elle entretient, restaure et conserve grâce à une subvention d'investissement du Ministère de la culture. Parmi les établissements publics culturels, le CMN a une double originalité. Tout d'abord, son modèle est fondé sur un système de péréquation qui permet à quelques monuments bénéficiaires de financer l'ouverture au public de l'ensemble du réseau.

Ensuite, l'établissement s'autofinance en fonctionnement à 79% (chiffres 2009), ce qui est rarissime parmi les établissements publics du champ culturel [2]. Dans le cadre de notre mission de service public, c'est cette identité singulière qui nous amène à avoir une démarche tournée en permanence vers l'accroissement de nos ressources propres. Celles-ci proviennent pour l'essentiel des droits d'entrée acquittés par les visiteurs, des locations d'espace, des recettes commerciales issues des ventes des Editions du patrimoine et de nos 79 boutiques, enfin du mécénat d'entreprises et de fondations.

La valorisation économique du patrimoine est donc bien entendu au cœur de notre démarche. Nous réfléchissons par exemple actuellement aux possibilités de création de structures d'hébergement et de restauration dans les monuments, dans le cadre de l'application d'une convention signée entre le ministre de la culture et de la communication et celui du tourisme. Il s'agit d'examiner l'opportunité économique et technique de nouveaux services qui resteraient des activités accessoires à l'activité principale, qui demeure l'ouverture au public du monument, qui contribueraient à renforcer son attractivité et bien sûr à accroitre les ressources propres de l'établissement.

De la même façon, nous recherchons en permanence des mécènes qui puissent nous accompagner sur nos projets. Le groupe Vélux par exemple a financé la restauration des vitraux de la Saint Chapelle pour un montant de 5 millions d'euros. Il y a quelques jours, nous avons également officialisé un partenariat avec le Groupe Dassault pour un mécénat exclusif et intégral de 800 000 euros pour la restauration de l'Arc de Triomphe et deux mécénats pour la reconstruction du Logis royal du Château d'Angers. L'un de 100 000 euros de la Fondation Crédit Agricole – pays de France, le deuxième en mécénat de compétences de ThyssenKrupp ascenseurs pour l'installation d'un ascenseur accessible aux handicapés. Cette démarche est permanente et fondée sur une recherche de partenariats qui aient du sens à la fois pour le CMN et pour le mécène.

En matière de politique commerciale, nous avons également engagé une stratégie de développement de la gamme des produits dérivés que nous commercialisons dans nos boutiques, avec un certain succès.

Fondation iFRAP : Avez-vous le sentiment que cette vision plus économique détonne dans le milieu de la culture ?

Isabelle Lemesle : De par mon parcours, j'ai une sensibilité peut-être particulière à la chose économique (j'ai été notamment directeur de cabinet de Luc Chatel, alors Secrétaire d'Etat chargé du tourisme), mais c'est une orientation qui existe déjà dans les milieux culturels, de longue date, pour preuve les stratégies de développement mises en œuvre dans certains grands musées comme Versailles, le Louvre ou à la Monnaie de Paris par exemple. Une étude récente du ministère de la culture sur la valorisation économique du patrimoine a démontré qu'un euro injecté dans le patrimoine rapportait 20 euros à la richesse nationale de façon directe ou indirecte. Cela amène bien sûr à revoir certaines positions et encourage à développer encore nos activités.

Pour un Président d'établissement public culturel comme le CMN, l'équation est simple. L'accroissement des ressources propres nous permet de développer les activités culturelles proposées au visiteur. C'est ensuite un cercle vertueux : plus il se passe de choses dans les monuments, plus les visiteurs sont nombreux et plus les ressources s'accroissent… Il ne s'agit donc pas de faire du bénéfice pour du bénéfice mais bien d'accroître nos recettes pour développer l'attractivité des monuments et donc assurer notre mission de service public.

Fondation iFRAP : Le principe de péréquation fait que 6 monuments financent les 90 autres. Comment comptez-vous améliorer ce ratio ?

Isabelle Lemesle : Le sujet est complexe car quoi que l'on fasse la gestion de certains monuments est structurellement déficitaire (par leur localisation géographique, leur configuration,…). Mon objectif dans un premier temps est de réduire autant que possible la part déficitaire des monuments concernés. Cela passe par la mise en place d'une stratégie de développement propre à chacun des 90 monuments du réseau, à travers la définition de schémas directeurs. Ils seront mis en place d'ici l'été prochain et mettront en perspective l'ensemble des actions qui se déploient dans un monument : conservation, restauration, développement scientifique et culturel, développement économique.

Par ailleurs comme je vous l'indiquais, à la suite de la signature par les ministres de la culture et du tourisme de la convention sur la valorisation économique du patrimoine, nous avons lancé il y a quelques semaines une étude d'opportunité économique et technique en vue de l'expérimentation de la valorisation de certains lieux par l'installation d'une activité économique (restauration, hôtellerie, séminaires, etc,…).

Le cœur de mission de service public du CMN reste l'ouverture des monuments au public. La création de structures d'hébergement ou de restauration s'inscrit totalement dans ce cadre puisqu'il s'agit avant tout de compléter et moderniser l'offre proposée aux visiteurs. Ma conviction est que rendre un monument plus attractif fait partie intégrante de cette mission de service public, au même titre que le développement des événements et manifestations culturelles. Cela devra en outre nous permettre de dégager des ressources nouvelles pour développer les contenus culturels.

Fondation iFRAP : Concernant la décentralisation culturelle, ne pensez-vous pas que le transfert de monuments à des collectivités locales pourrait améliorer vos performances ? Et ainsi vous permettre d'assumer une part plus importante de l'investissement ?

Isabelle Lemesle :La question ne se pose pas en ces termes. Si l'on se place du point de vue des finances publiques, qu'un monument soit géré par le CMN ou par une collectivité, ce sera toujours l'Etat qui prendra à sa charge, pour l'essentiel, les charges liées à la restauration des monuments. De plus, l'évaluation de nos « performances » est certainement loin d'être négative. Avec un autofinancement à 79% en fonctionnement, je pense que l'on peut dire que le CMN fait partie des établissements publics culturels les plus performants. S'agissant maintenant de l'investissement, le patrimoine historique est intrinsèquement consommateur de crédits et l'on peut dire que les travaux sont potentiellement sans fin…

De plus, même si c'est un fait que le CMN est plutôt vertueux et efficace en matière budgétaire, ce n'est pas une entreprise et encore une fois, son objectif n'est pas de faire des bénéfices. Notre mission, je le rappelle, est d'ouvrir au plus grand nombre et dans les meilleures conditions les monuments nationaux au public dans toute la France, avec un réel contenu culturel. Nous avons accueilli 8,8 millions de visiteurs en 2009 et nous en sommes fiers.

La question n'est donc pas de se demander s'il faudrait que le CMN se sépare de tel ou tel monument déficitaire, mais au contraire de s'assurer de la pérennité d'un système tout à fait original qui permet que ce soient les touristes etrangers majoritaires du Mont-Saint-Michel et de l'Arc de triomphe qui financent l'ouverture de monuments moins connus mais par ailleurs remarquables, plutôt que le contribuable français, via l'impôt.

Fondation iFRAP : Votre mission de service public est liée à une mission d'ouverture accrue de vos monuments. Toutefois, il nous semble que certains sites le seraient encore insuffisamment. Avez-vous un objectif d'ouverture par jour et par monument au public ?

Isabelle Lemesle :C'est encore un sujet très complexe. La question des horaires d'ouverture des monuments est encore moins liée à une stratégie commerciale (ce qui devrait-être le cas) qu'à des sujets très administratifs, celui des plafonds d'emplois disponibles.

En effet, pour pouvoir ouvrir dans le respect des conditions de sécurité, un minimum d'agents en poste est requis. Modifier ou élargir les horaires d'ouverture des monuments suppose donc d'accroitre le nombre d'agents qui y sont affectés, le tout dans le respect du statut et des plannings individuels. Or, comme tout établissement public, le CMN dispose d'un plafond d'emplois établi par les ministères de tutelle et ne peut faire évoluer ses effectifs que dans sa limite. Nous avons ainsi certains monuments dont les horaires d'ouvertures devraient en effet évoluer pour être plus en phase avec les flux touristiques, c'est le cas de Carcassonne par exemple.

Aujourd'hui nous ne le pouvons pas, car nous ne disposons pas des plafonds d'emplois nécessaires, alors même que cette décision serait commercialement pertinente. Je pense à cet égard qu'il serait intéressant que l'on puisse s'inspirer des possibilités existant en matière de mécénat. En effet, les établissements publics ont la possibilité de créer certains postes hors plafonds d'emplois, à la condition que ces postes soient intégralement mécénés. Une piste pourrait consister à considérer hors plafond d'emploi toutes les créations de poste dont le financement serait assuré par l'accroissement induit des recettes. Ainsi, il serait possible d'avoir une meilleure flexibilité des horaires mais surtout de mieux les adapter à la fois à la demande et aux flux.

Fondation iFRAP : Par ailleurs, avez-vous des projets de partenariats avec des pays européens ?

Isabelle Lemesle :Le développement du rayonnement du Centre des monuments nationaux à l'étranger est pour moi un axe stratégique majeur. Nos savoir-faire sont multiples, dans les domaines de la conservation et de la restauration, de la mise en valeur économique et du marketing touristique, et enfin de la médiation et de l'animation culturelle. Ainsi nous ne cessons d'échanger avec d'autres grandes institutions culturelles et scientifiques européennes, pour faire valoir nos compétences et enrichir notre expérience.

Le superbe succès de l'exposition consacrée aux icônes bulgares, que nous avons organisée en coproduction avec le ministère de la culture de la République de Bulgarie et la Galerie nationale des Beaux-arts de Sofia durant l'été 2009 dans la Sainte-Chapelle du château de Vincennes nous a encouragés à renouveler ce type de partenariat avec des institutions muséales de niveau international.

En Italie, un projet de partenariat est en cours avec le ministère des biens et activités culturels. Il portera sur le partage d'études de public (benchmarking), un rapprochement entre nos programmations culturelles et une volonté de peser ensemble dans les réseaux culturels européens et internationaux.

En avril, je me suis rendue en Hongrie pour intervenir dans un colloque européen sur l'économie du patrimoine. Cette visite a été l'occasion de nombreuses rencontres avec des responsables de la politique culturelle et patrimoniale hongroise. Tous ont souligné la qualité du travail accompli par notre institution, et ont souhaité l'établissement de partenariats afin de faciliter le transfert de compétences.

L'Angleterre est elle aussi un partenaire intéressant pour nous, en particulier pour les belles réussites de fondations comme l'English Heritage et le National Trust.

Enfin, le CMN participera bientôt à la réunion des sites labellisés au titre du patrimoine européen organisée à Caceres dans le cadre de la présidence espagnole de l'Union européenne. Nos échanges avec l'Espagne sont bien sûr appelés à s'amplifier. Le modèle des paradores de tourisme, activité d'hébergement dans les monuments historiques gérés par une agence publique, nous intéresse par rapport aux études pour l'implantation d'activités d'hébergement et de restauration que nous menons actuellement. Le contexte est cependant très différent puisqu'à la différence des paradores, notre priorité reste l'ouverture au public et notre mission de service public culturel.

[1] voir la décision CC n°2009-599 du 29 décembre 2009, écartant le dispositif comme constituant un cavalier législatif (§109). Une proposition de loi a cependant été deposée depuis en ce sens, par Madame Murielle Marland-Militello députée UMP des Alpes Maritimes et adjointe au maire de Nice : PPL n°2285 déposée le 5 février 2010.

[2] si l'on y intègre les 400 ETPT supplémentaires mis à disposition par le ministère de la culture, sinon le taux d'autofinancement monte même à 84%, alors que l'ensemble des grands établissements du ministère de la culture font beaucoup moins bien, 46% d'autofinancement pour le Louvre, 38% pour le Centre Georges Pompidou et même seulement 20% pour la Bibliothèque nationale de France ! (note de la Fondation iFRAP)