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Cantines scolaires : le mirage de la gratuité à plus de 7 milliards d'euros

Le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) a publié en novembre dernier une note relative à la restauration scolaire. Un travail utile, ne serait-ce que pour mettre une nouvelle fois en lumière le manque de données disponibles pour en évaluer le coût unitaire et budgétaire. Dans ces conditions, et via des remontées partielles ainsi que des extrapolations qui soulignent les effets du manque criant de comptabilité analytique harmonisée au niveau des collectivités territoriales, le rapport estime que le coût en 2023 de la restauration scolaire de tous niveaux serait de l’ordre de 12 milliards d’euros par an, dont 6 milliards à la charge directe des collectivités. Il n’en fallait pas plus pour que l’organisme propose la gratuité des repas scolaires, pour un coût estimé entre 7 et 9 milliards d’euros supplémentaires, notamment en raison de l’augmentation prévisible du nombre d’enfants fréquentant la cantine si celle-ci devenait gratuite.

Cependant, aucun pays étranger n’a adopté une telle mesure sur l'ensemble du cycle éducatif primaire et secondaire (hors Suède, Finlande et Estonie), ce qui souligne son caractère singulier et potentiellement risqué. Dans certains pays, les enfants apportent d’ailleurs leur propre repas, ce qui réduit considérablement les coûts pour les collectivités locales et l’État. Dès lors, il apparaît presque lunaire de proposer la gratuité des cantines scolaires dans le contexte actuel où les finances publiques sont soumises à des contraintes budgétaires importantes, et où des économies en dépenses sont nécessaires. Le rapport résume donc à lui seul les effets de bord déplorables de la comitologie publique : un coût incertain, des propositions hors sol dans le contexte financier et budgétaire actuel.

Une politique publique qui représenterait près de 12 milliards d’euros en 2023 :

Le coût de la restauration scolaire est très mal connu. Les derniers chiffres à peu près solides datent de 2014. Le coût total pour 2023 a donc été extrapolé par le HCFEA à partir de cette date soit près de 9 ans plus tôt. Le rapport le reconnaît : « il n’existe pas à notre connaissance, de données exhaustives et fiables sur le montant des dépenses consacrées à la restauration scolaire. Un ordre de grandeur peut cependant être proposé. Selon le compte de l’éducation, compte satellite de la comptabilité nationale, en 2014 (dernière année disponible), les dépenses totales consacrées à la restauration et l’hébergement scolaires représentaient 0,43% du PIB. En supposant que ce pourcentage est resté inchangé depuis 2014 et en l’appliquant au PIB 2023, cela donnerait pour 2023 un montant de dépenses totales de restauration et d’hébergement scolaires d’environ 12 Md€ (et de l’ordre de 1000€ par an par élève scolarisé). »

Mais la fréquentation des cantines scolaires ayant progressé depuis 2014, notamment dans le 1er degré, « il est probable que la part des dépenses totales de restauration scolaire dans le PIB soit plus élevée en 2023 qu’en 2014 et qu’en conséquence le montant de ces dépenses soit supérieur à cette estimation de 12 Md€. » 

En 2014, la part des dépenses de restauration et d’hébergement scolaires prises en charge par les familles était de 47% (soit 4,37 milliards d’euros). Dans le 1er degré ces dépenses étaient financées à 38% par les ménages (1,92 Md€), dans le 2nd degré à 58% par les ménages (2,45 Md€). Le reste étant financé de façon quasi exclusive par les administrations publiques, soit par les communes pour le 1er degré à hauteur de 3,16 Md€ et pour le second degré à la charge des départements et des régions (collèges et lycées), soit 0,5 Md€. 

 

Familles

Public

Dépenses 2014 de restauration ProportionMd€ProportionMd€
1er degré

38%

1,92

62%

3,16

2ème degré

58%

2,45

42%

0,5

Total

47%

4,37

39%

3,66

 + Part Etat pour l'hébergement scolaire  

14%

1,13

Source : HCFEA, à partir des données de 2014.

S’agissant cette fois du coût de la cantine scolaire pour les familles, il est nécessaire d’utiliser les données fournies par la Depp (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’Education nationale) : « d’après cette source, en 2014, le poste de dépenses « cantine, internat, garderie » atteignait en moyenne 380 € par élève scolarisé dans le 1er et le 2nd degré. » Sous l’hypothèse « d’un taux de fréquentation de l’ordre de 70% dans le 1er comme dans le 2nd degré en 2014, le montant par élève fréquentant la restauration scolaire s’élèverait à 540 € en moyenne. » Si maintenant on considère que la dépense de restauration scolaire a augmenté au même rythme que l’inflation depuis 2014 (soit +18%) le montant moyen de dépenses par élève fréquentant une cantine scolaire serait d’environ 640 € en 2024. Soit pour 140 repas par an un coût unitaire de 4,6€/repas ou de 3,6€/repas si l’on retient une base de 175 repas par an. 

Par ailleurs le rapport a modélisé deux décompositions analytiques de coût dans deux cantines, l’une de petite taille (200 repas d’élèves primaires et 20 adultes dont 15 encadrants) et une grande taille (500 repas d’élèves en primaire et 50 adultes dont 37,5 encadrants) et suivant les modalités de gestion : cantine sur place ou restaurant satellite d’une cuisine centrale :

Décomposition analytique n°1 : des coûts entre 7,97€/repas et 8,33€/repas :

Décomposition analytique n°2 : des coûts entre 7,71€/repas et 8,06€/repas :

Le rapport constate qu’in fine et malgré la différence d’organisation du service (cuisine sur place ou restaurant satellite) la différence de prix est faible (moins de 5%), quelle que soit la taille de la restauration scolaire mise en place (petite ou grande). « Un autre résultat est que passer de 2h de pause méridienne à 1h30 ne permet de réaliser que de faibles économies sur l’encadrement. » Enfin, il est possible d’évaluer le coût de la transition vers les objectifs de la loi Egalim qui peut être évaluée à 3% environ, soit un passage de 8,72 euros à 9 euros pour une cantine de 200 repas ou moins (net des coûts des externalités monétisables, soit 4% de hausse des coûts comptables bruts (passage de 8,33€ à 8,86€). 

On constate par ailleurs que le coût des repas augmente avec la taille de population de la commune concernée, même si l’on observe une grande dispersion de coût entre des structures de taille comparable :

Une gratuité assumée par le HCFEA alors même que son coût serait prohibitif :

Le HCFEA propose alors contre toute attente, le développement d’une politique de gratuité des cantines dans la mesure où « des propositions de loi sont régulièrement déposées pour demander la gratuité (…),  des associations la souhaitent » (comme la FCPE) et parce qu’elle « figure dans certains programmes électoraux » (Nouveau Front populaire). Or cette proposition est d’autant plus critiquable :

  • Qu’ une démarche de gratuité intégrale est très peu mise en place par les collectivités elles-mêmes et pour les seules familles en grande difficulté (18% des communes de 30.000 habitants et plus, 4% des communes entre 10.000 et 29.999 habitants). 

  • Que la gratuité intégrale est mise en place dans très peu de pays : Finlande et Suède pour tous les enfants, depuis 2014 pour l’Angleterre pour les enfants âgés de 4 à 7 ans et l’Ecosse pour tous les élèves âgés de 5 à 7 ans. 

  • La mise en place d’une gratuité intégrale remettrait en cause les dispositifs existants, comme le dispositif « cantine à 1€ » en métropole et la PARS (prestation d’aide à la restauration scolaire) en Outre-mer.

En réalité le raisonnement alambiqué tenu par le HCFEA est le suivant : « la mise en place de la gratuité de la cantine scolaire s’inscrirait dans la continuité de ce qui a été une grande conquête républicaine, à savoir la gratuité de l’enseignement public (…) » Or cette gratuité « vise le service public de l’éducation, c’est-à-dire essentiellement le service assuré durant le temps passé sous la responsabilité d’un enseignant (…) mais d’autres biens et services sont nécessaires à ce service public d’éducation : fournitures scolaires, sorties et voyages scolaires, manuels (…) contributions demandées aux parents et la restauration. » Ces biens et services nécessaires au service public de l’éducation « s’ils sont laissés à la charge des ménages et si les prix sont trop élevés, peuvent entraver l’effectivité du service public de l’éducation pour certains enfants et de fait altérer le principe d’égalité face à l’instruction. »

Ainsi, « la restauration scolaire est un service public inséparable du service public d’éducation, qu’il complète et prolonge en raison des enjeux sanitaires, sociaux et éducatifs qui lui sont associés. La question de la généralisation de la gratuité à la restauration scolaire peut donc se poser. La gratuité est présentée, d’une manière générale, comme une option intéressante pour l’avenir des sociétés modernes. »

Tout d’abord il est loisible de s’interroger sur le caractère indéfini et potentiellement illimité du principe de gratuité de l’enseignement public. Si l’ensemble des services « inséparables » du service public d’éducation devaient être gratuits, le coût pour la collectivité pourrait devenir prohibitif. D’ailleurs le rapport le relève sans difficulté : « comme le coût de la cantine est déjà pris en charge en moyenne pour moitié environ par les collectivités (communes, départements, régions), la gratuité nécessiterait en conséquence un doublement des dépenses à la charge de ces administrations publiques, et même davantage puisqu’une telle option conduirait à une hausse de la fréquentation. » Aussi compte tenu d’un coût total de la cantine estimé à 12 milliards d’euros, dont la moitié environ prise en charge par les collectivités, « on peut estimer, compte tenu d’un recours plus élevé à la cantine, un coût supplémentaire pour les dépenses publiques de l’ordre de 7 à 9 milliards d’euros. »

Sans surprise les collectivités ne pourraient acquitter elles-mêmes la facture, aussi le HCFEA propose « que l’Etat prenne en charge le surcoût. Il conviendrait d’adapter la part prise en charge par l’Etat à la situation actuelle afin d’éviter de pénaliser les collectivités qui pratiquent déjà soit la gratuité, soit une tarification sociale de la cantine. » Une approche qui reviendrait à décharger ces collectivités de la gratuité qu’elles ont-elles mêmes décidée en la transférant comme les autres, à l’Etat… On assisterait alors de facto à une recentralisation rampante d’une fonction qui aujourd’hui est dévolue aux communes (1er degré), aux départements (collèges) et aux régions (lycée). 

Un principe de gratuité qui se confronterait à de nombreux écueils :

Premier écueil et non des moindres, on vient de l’évoquer celui du coût prohibitif pour les finances publiques et spécifiquement pour le budget de l’Etat. On évoque un écart entre 7 et 9 milliards d’euros suivant les effets attendus d’augmentation de la fréquentation des cantines espérée.

Mais le second écueil pourtant bien identifié par le rapport, repose sur le fait que « la gratuité présente aussi le risque de dévaloriser le service rendu et d’entraîner des comportements irresponsables ou inadéquats en termes de fréquentation. » En effet, la gestion de la quantité des repas à préparer pourrait devenir problématique et occasionner un gaspillage important. Le rapport propose de s’inspirer de la politique de lutte contre le gaspillage alimentaire de la ville de Saint Denis qui organise un tri sélectif et la pesée des aliments non consommés par les enfants et conditionne la gratuité à la réservation préalable de la cantine par les parents, assortie d’une pénalité journalière en cas de non présentation. Ce traitement a évidemment lui-même un coût (contrôle) non négligeable.

Le rapport fait aussi valoir que la mise en place de la gratuité permettrait des économies en matière d’administration, puisque les facturations ne seraient plus établies en fonction du quotient familial des familles bénéficiaires. Cependant cette justification est là aussi étonnante, puisqu’elle visait à solvabiliser davantage les services de restauration scolaire en tenant compte de la capacité contributive des familles. La gratuité ferait cesser cette approche tarifaire pour lui substituer une logique de contrôle de la fréquentation et de lutte contre le gaspillage alimentaire, ce qui ne dégagerait sans doute aucune économie nette sur ce point. La partie administrative « amont » (instruction des demandes d’inscription et tarification) étant remplacée par une logique avale (contrôle de la fréquentation, mise en place de malus individuels et collectifs en cas de gaspillage etc., recyclage et distribution des invendus etc.).

Conclusion :

Le rapport du HCFEA semble adopter des conclusions particulièrement déplacées par rapport aux enjeux actuels d’optimisation de l’usage des cantines scolaires. On relèvera :

  • Que le manque de données fiables, qu’il provienne des établissements eux-mêmes ou des collectivités financeurs, militent pour la mise en place d’une comptabilité analytique harmonisée au niveau local afin de suivre le coût des cantines scolaires et la décomposition de ce coût par financeur et nature du service procuré ; 

  • Le reste à charge publique de l’ordre de 6 milliards d’euros représente pour 2023 une enveloppe très significative qu’il conviendrait de mieux documenter ;

  • Il est en tout état de cause beaucoup trop prématuré pour s’interroger sur une bascule du service de cantine scolaire vers la gratuité, ce qui pourrait avoir de nombreux effets pervers et aboutirait immédiatement à une recentralisation de facto d’une compétence transférée dans le cadre de l’acte I de la décentralisation aux collectivités territoriales ;

  • On relèvera in fine le caractère totalement hors-sol des propositions formulées, d’autant que les données publiques accessibles ne sont toujours pas fiabilisées. La DEPP du ministère de l’Education nationale aurait intérêt à documenter de façon beaucoup plus exhaustive ces données afin de fournir des comptes satellites de l’éducation remis à jour régulièrement sur base annuelle ou bisannuelle (et non comme aujourd’hui tous les 10 ans au minimum).