Quels sont les « chemins pour l’école » d’Alain Juppé ?
Fin août, Alain Juppé a sorti un premier livre projet sur le thème de l’Éducation, la « mère de toutes les réformes », Mes chemins pour l'école (édition JC Lattès). Pour l’instant, 3 autres ouvrages sont à prévoir sur « le rétablissement d’un État fort », l’emploi puis la politique européenne et internationale. De ce premier volet, l’introduction et la conclusion concentrent les positions du candidat, le reste étant constitué de paroles d’enseignants, paroles de parents, paroles d’experts. A travers ces « paroles de » qu’Alain Juppé teste des orientations plus fortes. Décryptage.
Les 4 volets de réforme de l’Éducation nationale du candidat Alain Juppé :
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Pas de big bang de l'éducation pour l'instant
Dès les premières pages de l’ouvrage, il apparait clairement que pour l'instant, Alain Juppé ne propose pas une refondation de l’Éducation nationale. Ce qu’il propose, c’est d’isoler les 4 axes de réformes majeures pour remettre le système éducatif français sur les rails. Il explique que ce sont : « des propositions puissantes, dont je sais qu’elles peuvent déranger, bousculer nos habitudes. Mais c’est aussi le rôle de cet ouvrage ». Sauf qu’en refusant, dès le départ, qu’un « grand soir » de l’Éducation nationale soit possible (p.31), le livre passe peut-être à côté de l’idée d’une vraie réorganisation du système éducatif avec plus de décentralisation (en supprimant les académies, ces services déconcentrés de l’État qui se superposent aux régions) et une répartition des responsabilités plus efficaces (alors qu’aujourd’hui ce sont les régions qui s’occupent des lycées, les départements des collèges et les communes qui administrent les écoles, quand l’État gère les enseignants, et quand l’Inspection académique verse la dotation horaire globale aux collèges et le Rectorat, celles des lycées).
C’est d’autant plus dommageable qu’Alain Juppé aborde régulièrement les problèmes structurels qui bloquent, aujourd’hui, l’Éducation nationale :
- Lorsqu’en commentant les « paroles de professeurs et de parents », il dénonce les réformes successives qui s’accumulent et accompagnent les changements des ministres (chacun voulant SA réforme… mais sans faire trop de vague). Une instabilité qui fragilise un peu plus un système déjà à bout et au point que ces dernières réformes sont souvent mal comprises, appliquées dans la précipitation et souvent inadaptées.
- Lorsqu’il souligne à plusieurs reprises que le rythme scolaire des élèves français est beaucoup plus dense que celui des autres élèves de l’OCDE (800 heures par an contre 608 heures pour les jeunes Finlandais) et qu’une solution serait de diminuer le nombre de jours de vacances pour alléger les semaines d’enseignement… mais cette idée n’est pas traduite concrètement dans les propositions du candidat qui dit ne pas vouloir toucher au temps de travail des enseignants. Déjà en 2011, la Fondation iFRAP avait montré que si tous les professeurs des collèges et lycées avaient une obligation de cours de 20 heures par semaine, cela permettait d'économiser l'équivalent de 47.000 postes de professeurs... Cela permettrait aussi de mieux rémunérer les professeurs en optimisant leur temps de travail et de réduire à terme le coût des pensions.
- Lorsqu’il se fixe comme objectif de « gagner rapidement 10 places dans chacun des volets du classement international de référence PISA. C’est possible, d’autres pays l’ont fait ». Ici, le candidat s’inspire directement de l’exemple de l’Allemagne et du Royaume-Uni qui, eux, ont bouleversé leurs systèmes éducatifs pour améliorer la performance des élèves : en donnant la gestion – des moyens humains et financiers - des établissements scolaires publics aux communes et aux chefs d’établissement qui recrutent, ensuite eux-mêmes les enseignants dont ils ont besoin, en mettant en place des « chèques éducation » qui permettent un financement par tête, en expérimentant les établissements indépendants.
- Lorsqu’il rappelle que décentraliser l’éducation « ne veut pas dire donne plus de pouvoirs aux recteurs mais aux équipes d’établissements », que les rectorats gèrent aujourd’hui 30 à 40.000 enseignants chacun et que « le ministère a un formidable besoin de déconcentration et de délégation ». Sur ce point, le volet n° 2 (voir encadré) est encore trop timide. Pourquoi ne pas proposer une vraie décentralisation où les régions pourraient avoir la responsabilité du financement de l’Éducation, les communes de la gestion des établissements et ces derniers, le recrutement des enseignants ?
Finalement, le volet des moyens n’est pas assez approfondi dans ce livre qui rappelle que le ministère de l’Éducation nationale est le mieux doté d’année en année. Pas question donc, de l’augmenter, alors les réformes devront se faire à budget constant et, pour cela, « des marges de manœuvre existent ». Où cela ? Les pistes données parlent du secondaire, du système des options du collège et des lycées et de l’organisation des épreuves du baccalauréat. Ces marges de manœuvre sont bien réelles et validées par le fait qu’en France, le niveau secondaire est l’un des plus dépensiers par rapport à la moyenne de l’OCDE, alors que la dépense par élève (et la rémunération des enseignants) du premier degré est moindre. Seulement, aucun chiffrage d’économies concrètes pour rediriger des sommes du lycée vers les écoles n'est mis en évidence dans l’ouvrage, alors que c’est surtout au niveau des structures et de l’organisation qu’il faut agir : c’est bien la multitude des acteurs, où chacun touche un peu à quelque chose, qui est actuellement coûteuse.
En conclusion
Il apparait, à la lecture de ce livre, qu’Alain Juppé en est toujours au stade de la réflexion sur son projet éducatif et que cet ouvrage a vocation à soulever des réactions, dans l’opinion publique ou du moins au sein des acteurs de l’Éducation nationale. Car c’est bien lorsqu’il donne la parole aux enseignants que cet ouvrage sur l’éducation livre ses propos les plus forts.
- Sur l’organisation : page 70, un enseignant parle de son employeur comme d’une « administration impuissante qui n’a pas les moyens de ses exigences et qui fait tenir vaille que vaille une machine obèse » / page 81 : « Seule une totale déconcentration du système au niveau des établissements permettra des changements ».
- Sur la gestion du corps enseignant : Un enseignant « appelle une suppression du corps des agrégés dans les collèges et les lycées, ils doivent être réservés à l’enseignement supérieur ». Un autre estime que : « si la note du concours doit servir aux gains de points d’attribution du premier poste de titularisation, elle ne doit plus être la basse de notation de la carrière du fonctionnaire »… ce qui rejoint le dénonciation de « l’égalitarisme des salaires indifférents aux situations et aux mérites », avec « un nivellement systématique et absurde »… et peut-être devrions-nous ajouter coûteux.
Au fil de la lecture, se dégage ainsi quelques pistes plus audacieuses vers une décentralisation plus poussée. Ainsi en filigrane, l'idée d'une gestion plus locale des 855.000 enseignants de France. Des orientations, souvent évoquées mais pas encore assumées, preuve que beaucoup de tabous persistent encore lorsqu’on parle de l’Éducation nationale : ainsi sont passés sous silence, le temps de travail des enseignants, la place des syndicats dans les réformes, le statut des enseignants (inchangés depuis 1950 !), le mille-feuille éducatif (avec 55 000 écoles, la France en compte deux fois plus qu'en Allemagne, dont 40% ont 3 classes et moins) ou encore la situation des lycées professionnels et de l'enseignement professionnel : n'est-il pas temps de transférer l'ensemble du domaine aux régions responsables de la formation professionnelle ?
[1] En 2013, la Cour des comptes indiquait qu’en 40 ans de carrière, un enseignant avec la meilleure progression possible ne gagne que 16,4% de plus (soit 203.307 euros sur toute la durée de sa carrière) qu’un enseignant avec la plus basse progression possible (1.440.625 euros accumulés contre 1.237.318 euros).