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Pourquoi l'Éducation nationale supprime l'apprentissage à 14 ans

L'Assemblée nationale a adopté en première lecture la loi de refondation de l'école, par laquelle le ministre Vincent Peillon veut réformer l'Éducation nationale, et réaffirme le principe du collège unique. Vendredi dernier, les députés ont voté l'abrogation d'une disposition qui autorisait l'apprentissage pour les jeunes à partir de 14 ans. Une abrogation contestée à droite, mais aussi à gauche par Ségolène Royal, ancienne ministre de l'Enseignement scolaire. En réalité, supprimer l'apprentissage permettra à l'Éducation nationale de faire revenir en classe à plein temps un certain nombre d'élèves, et de justifier de nouvelles embauches d'enseignants et d'éducateurs spécialisés.

Que peut-on faire à 14 ans ?

A 14 ans, les élèves sont encore soumis à deux ans d'obligation de scolarité. Les bons élèves (qui n'ont connu aucun accident de parcours) entrent alors en 3e et commencent à se renseigner sur le lycée et la voie dans laquelle ils souhaitent poursuivre leurs études. Mais 36,9% des élèves de 15 ans en France ont déjà redoublé au moins une fois dans leur scolarité (un « record » parmi les pays de l'OCDE). Ces élèves sont alors en 4e voire en 5e, où l'orientation est plus lointaine, alors même qu'ils ont parfois de plus en plus de difficultés et de moins en moins de motivation pour suivre l'enseignement général et théorique.

C'est à ce moment que plusieurs milliers de jeunes « décrochent » après un absentéisme plus ou moins long. Ainsi, une étude de l'UDAF 13 sur l'absentéisme dans les Bouches-du-Rhône met en évidence que l'absentéisme est le plus élevé à 14-15 ans et décroît fortement à partir de 16 ans (fin de l'obligation scolaire ; temps de l'orientation des élèves) [1]. Or à cet âge, la plupart n'ont aucun diplôme et ne peuvent pas non plus trouver du travail ni signer un contrat d'apprentissage [2]. L'absentéisme peut alors mener au décrochage scolaire, c'est-à-dire au fait de quitter le système scolaire sans aucun diplôme. Une étude du ministère publiée en 2011 chiffrait à 293.000 jeunes le nombre de « décrocheurs », dont 180.000 perdus de vue. Mais les chiffres du décrochage sont très variables et Vincent Peillon les évalue à « seulement » 140.000.

C'est pour inciter les jeunes à rester dans le système scolaire, tout en leur permettant d'acquérir une formation plus concrète et professionnalisante qu'a été mis en place depuis 2006 un système d'apprentissage junior à partir de 14 ans pour les élèves volontaires (une mesure jamais appliquée). En 2009, ce système a été complété par le DIMA (dispositif d'initiation aux métiers de l'alternance) pour les élèves de 15 ans. Dans les deux cas, les élèves restent sous statut scolaire, et alternent entre les cours théoriques au collège ou lycée professionnel (leur permettant de se présenter au brevet s'ils le souhaitent), et les périodes en entreprise. Les jeunes de 14 ans ont plusieurs périodes de stages, ceux de 15 ans peuvent signer un contrat d'apprentissage et donc devenir salariés. Dans les deux cas, ils peuvent toujours décider de revenir à l'enseignement général.

Le graphique suivant montre les effectifs des apprentis qui étaient l'année précédente en classes de 5e et 4e. Depuis 1999, leur nombre a diminué de moitié. Depuis 2003 et surtout 2009, un nouveau phénomène apparaît, qui ne concerne encore que quelques centaines d'élèves : des apprentis qui, sans avoir pu atteindre la classe de 3e, commencent une formation de niveau IV (niveau de formation validé par un Bac général, un Bac professionnel, un Brevet de Technicien, ou un Brevet Professionnel). Ceci est tout à fait en adéquation avec l'objectif affirmé par François Fillon en 2005 : « La Nation fixe au système éducatif l'objectif de garantir que 100% des élèves aient acquis au terme de leur formation scolaire un diplôme ou une qualification reconnue et d'assurer que 80% d'une classe d'âge accède au niveau du baccalauréat. » Un objectif que Vincent Peillon n'a repris qu'en partie, supprimant celui qui voulait garantir à 100% des élèves un diplôme ou une qualification reconnue (sous-entendu : pas uniquement le baccalauréat). Or il semble paradoxalement, que permettre à des jeunes de commencer un apprentissage à 14 ou 15 ans leur a permis d'accéder à un meilleur niveau de formation.

Nombre dapprentis issus des classes de 5e et 4e | Create infographics

L'apprentissage précoce ne fait pas l'unanimité : les arguments en présence

Arguments contreArguments pour
- L'orientation précoce est un échec éducatif. L'orientation en voie professionnelle est souvent subie (élève jugé incapable par le conseil de classe de poursuivre en filière générale) plutôt que choisie. Un rapport du Haut Conseil de l'éducation de 2008 sur l'orientation [3] incrimine l'institution scolaire qui survalorise l'enseignement général, et ne tient trop souvent compte que des notes dans les matières principales, et de l'origine sociale des élèves, pour orienter les jeunes. - l'orientation précoce (avant le baccalauréat) assure une formation qualifiante aux jeunes en difficulté. La députée UMP Claudine Schmid a rappelé lors des débats à l'Assemblée que « Alors que nous avons pour objectif d'amener 80% d'une classe d'âge au baccalauréat, dans certains pays voisins, c'est exactement le contraire : à peine 20% des élèves vont jusqu'au bac et 80% font leur apprentissage. Ces jeunes sont équilibrés et valorisés, surtout, ils ne sont pas au chômage et ont gagné leur indépendance financière vis-à-vis de leurs parents. »
- La voie professionnelle ne fait pas forcément baisser l'absentéisme et le décrochage des jeunes. En effet, le taux d'absentéisme des élèves en lycée professionnel est plus élevé qu'au collège et qu'au lycée général. Mais il faut rappeler que ces élèves ne sont plus soumis à l'obligation de scolarité, et que, comme on l'a dit plus haut, cette voie n'est pas toujours choisie, ce qui nuit à la motivation des élèves. Une enquête de l'AFEV en 2012 sur le décrochage scolaire [4] montrait que 71% des jeunes dérocheurs avaient le sentiment de n'avoir pas choisi leur orientation en fin de 3e. - l'orientation précoce (avant le baccalauréat) donne de bons résultats à l'étranger. Deux pays peuvent être cités en exemple : l'Allemagne, connue pour son orientation très précoce des jeunes (10 ans), et la Finlande (orientation à 15 ans), qui finit régulièrement dans les premiers au palmarès de l'enquête internationale PISA. Dans la même classe d'âge, 55% de la population allemande est issue d'une formation en apprentissage, contre 5,1% en France (chiffres 2008). En Finlande, deux tiers des élèves sont orientés en formation professionnelle.
- Le collège unique permet à chacun, quel que soit son niveau, d'accéder à la même formation. Une idée qui apparaît dans l'annexe de la loi de refondation de l'école : « Il convient de remettre en cause tout dispositif ou classe d'éviction précoce qui détournerait les élèves de l'objectif de maîtrise du socle et les enfermerait trop tôt dans une filière. » Cet argument est surtout idéologique, et date de 1946, à une époque où la part des enfants d'ouvriers dans le secondaire et les études supérieures était très faible. Le collège unique, mis en place par la loi Haby en 1975 a en effet permis la massification (tous les jeunes accèdent au collège), mais pas la réduction des inégalités de classes sociales, comme le rappellent régulièrement les enquêtes PISA. - La suppression de l'apprentissage précoce relève d'une idéologie dépassée. Sur son compte twitter, Ségolène Royal, ancienne ministre de l'Enseignement scolaire et qui a, elle aussi, initié une réforme du collège, a écrit : "Regrettable suppression du droit pour des jeunes de14 à 15 ans de se former par alternance. Idéologie dépassée vu la gravité de l'échec scolaire". Une position partagée en 2001 par J-L Mélenchon, alors ministre délégué à l'Enseignement professionnel, qui déclarait au journal L'Express [5] : « Le collège unique est une thèse dépassée.(…) Le collège unique est un mécanisme d'oppression. Le jeune en échec ne peut pas dire sa révolte ; il a honte. Et les enseignants vivent comme une défaite personnelle l'orientation de leurs élèves dans cette voie (professionnelle). (…) On préfère alimenter la machine à casser les élèves et les envoyer ensuite à la fac par wagons. Comme si les voies professionnelles et technologiques n'ouvraient pas, elles aussi, des débouchés ! » Plus loin, il défend les 4e et 3 e technologiques.
-L'apprentissage fait concurrence à l'enseignement professionnel. Derrière cet argument, il y a notamment la crainte d'une baisse de moyens et de recrutement des enseignants. le président Hollande écrivait au syndicat Sneetaa-FO, syndicat de l'enseignement professionnel, qui s'inquiétait de la « saignée de l'enseignement professionnel » : « Il faut faire en sorte que les offres de formation sous statut scolaire et sous apprentissage deviennent complémentaires et non pas concurrentes ». Le rétrécissement de l'offre d'apprentissage pour les jeunes permettrait donc de les réorienter vers un enseignement professionnel classique, dispensé majoritairement par des enseignants et non par l'entreprise. Pour réussir sa réforme, Vincent Peillon mise donc sur l'emploi de personnels spécialisés pour encadrer les jeunes en difficulté (au primaire et au collège).

Les partisans de l'apprentissage précoce, de droite et de gauche, ont donc une vision plus pratique du collège et de la formation scolaire en général, comme permettant d'acquérir des compétences en vue d'avoir un emploi.

[( Le corps enseignant, méfiant envers l'apprentissage, quitte à organiser l'absentéisme des élèves Un principal de collège en zone sensible s'indignait dans un ouvrage autobiographique [6] du système des « projets d'intégration scolaires [7] » : « Qui a dit que l'Éducation nationale ne savait pas s'adapter ? Victor (le principal) découvre qu'un élève réputé gênant peut être inscrit dans un collège et n'avoir aucun cours, sans être déclaré absent et sans déroger à l'obligation scolaire des moins de seize ans. » En théorie prévu pour des élèves handicapés, ce dispositif est ici utilisé pour un élève qui n'arrive pas à s'intégrer au collège unique, et n'a pas pu obtenir de place dans un établissement spécialisé.

Ailleurs dans ce livre [8], le principal exprime ses réticences face au souhait d'un jeune de quitter le collège pour entrer en apprentissage : « Encore un, pense Victor, qui veut fuir l'École (sic) et qui rêve que c'est possible parce qu'il sait démonter et remonter un moteur de deux roues. Personne au collège ne reconnaîtra cette compétence et ne s'appuiera sur elle pour emmener Christopher vers d'autres connaissances. (…) Comment ne pas casser le rêve ? Comment ramener à un horizon scolaire actuellement si limité ? Victor explique à M. Bouvier (le père de Christopher) la nécessité de la 3e, pourquoi pas d'ailleurs en lycée professionnel. »)]

Ce que veut Vincent Peillon

Ce que le projet de loi de Vincent Peillon propose, c'est d'abroger l'orientation précoce d'élèves de 14 ans qui n'ont pas encore terminé leurs années de collège. Or le dispositif d'initiation aux métiers de l'alternance (Dima), mis en place fin 2009, comporte des enseignements généraux, technologiques, et pratiques, des visites en milieu professionnel ainsi que des stages d'initiation ou d'application en milieu professionnel (8 à 18 semaines). Il s'agit donc d'un équilibre entre poursuite des études générales et découverte du monde professionnel, et pas d'une salarisation précoce des élèves. D'ailleurs, à la fin de la formation, les élèves pouvaient passer le brevet des collèges ou le Certificat de formation générale s'ils le souhaitaient.

L'argument du ministre Peillon pour supprimer ces dispositifs est qu'ils n'ont été utilisés que par «  à peine quelques centaines » d'élèves [9], ajoutant : « Lorsque les choses n'ont pas d'utilité, il vient un moment où il faut les supprimer ». Sur le principe, l'iFRAP est d'accord, mais le Dima et en règle générale l'assouplissement du collège unique semble avoir porté ses fruits, en permettant à ces élèves, quel que soit leur nombre, d'accéder à une formation diplômante de meilleur niveau. De plus, la mesure n'était pas particulièrement coûteuse : pas de nouvel établissement construit, ni de recrutement massif de nouveaux enseignants, petit nombre d'apprentis en France. Il s'agit plutôt d'un effort de personnalisation de l'enseignement, et à faible coût.

La suppression de cette personnalisation de l'enseignement relève donc plutôt d'un choix clientéliste : rassurer les enseignants qui se sont plaints de la baisse des recrutements ces dernières années, et embaucher massivement de nouveaux personnels sous couvert d'aide aux élèves en difficulté. Vincent Peillon prévoit d'embaucher 4.000 nouveaux personnels [10] d'ici 2017 pour encadrer les élèves en difficulté en collège et lycée professionnels, l'annexe au projet de sa loi de réforme précisant que « Le fonctionnement du collège doit permettre d'organiser un tronc commun de formation pour tous au cours du premier cycle grâce à une différenciation des approches pédagogiques et à des actions de soutien pour les élèves qui éprouvent des difficultés. » Plutôt que d'adapter le système scolaire aux élèves, cette mesure veut recadrer les élèves qui ne s'y adaptent pas.

Autre point noir, cette réforme signe la mainmise de l'Éducation nationale sur la formation professionnelle, à l'encontre de ce qui se fait en Allemagne par exemple, où les écoles sont davantage privées, et recommandées aux jeunes apprentis par le patron qui les embauche. Au contraire, la loi Peillon précise : « Pour favoriser la réussite des élèves et préparer la suite de leur scolarité, après la classe de troisième, des modules d'enseignements complémentaires au tronc commun peuvent être proposés. Les enseignements complémentaires peuvent comporter des stages contrôlés par l'État et accomplis auprès de professionnels agréés. » Qui seront ces professionnels agréés ? Probablement les acteurs de l'Économie sociale et solidaire, déjà largement gagnants du système des emplois jeunes subventionnés par l'État, alors qu'ils n'offrent que très peu de perspectives d'emploi, et des débouchés professionnels qui ne correspondent pas forcément aux besoins des entreprises.

Finalement, la seule mesure qui semble aller davantage dans une meilleure adéquation de l'orientation des élèves vers le marché du travail est celle qui est évoquée dans cette même annexe : « un nouveau parcours de découverte du monde économique et professionnel, mis en place à partir de la rentrée 2015, s'adressera à tous et trouvera sa place dans le tronc commun de formation de la sixième à la troisième. » Cette idée, d'ailleurs, avait été mise en place par la droite en 2005. [11] Reste à savoir qui interviendra dans ce parcours (des professionnels, ou des agents publics conseillers d'orientation), et ce qui y sera dit sur le secteur privé. La partialité des enseignements économiques dispensés au lycée, que nous avons déjà dénoncée, incite à la prudence.

Conclusion

L'abrogation du dispositif d'orientation précoce semble plus idéologique (renforcer le collège unique) que pratique (supprimer un dispositif qui ne fonctionne pas). L'assouplissement de l'apprentissage précoce ces dernières années semblait pourtant porter ses fruits pour permettre à des jeunes en difficulté d'accéder à une formation qualifiante, sans devoir attendre la fin de l'obligation scolaire et/ou de multiples redoublements pour échapper au tronc commun qui ne leur était pas forcément adapté. Néanmoins, l'orientation précoce ne peut être une réussite que si les enseignants l'acceptent comme une voie de réussite tout aussi valable et valorisante qu'un baccalauréat général. Mais aussi, si parents et élèves disposent de toute l'information possible pour faire le bon choix d'orientation, et ne subissent pas une orientation décidée par d'autres.

[1] UDAF13, « L'absentéisme scolaire : les chiffres dans les Bouches-du-Rhône », janvier 2012.

[2] La signature d'un contrat d'apprentissage est réservé aux plus de 16 ans, ou de 15 ans à condition d'avoir effectué toutes ses années de scolarité au collège.

[3] http://www.hce.education.fr/gallery...

[4] http://www.afev.fr/communication/JR...

[5] http://www.lexpress.fr/informations...

[6] Régis Félix, « Le principal, il nous aime pas ». L'école à l'épreuve de la mixité sociale, Éditions de la Chronique sociale, mars 2011, p. 129.

[7] Remplacés par les Projets Personnalisés de Scolarisation.

[8] Ibid., p. 90.

[9] Ce qui n'est pas étonnant, vu le peu de temps pendant lequel le dispositif a été mis en place et que, par ailleurs, tous les établissements ne proposaient pas ce dispositif. Dans l'Académie de Versailles, en 2012-2013, seuls 7-8 établissements proposaient le DIMA.

[10] « Dans le second degré, les moyens nouveaux seront en priorité consacrés à la mise en place, dans les collèges en difficulté et les lycées professionnels, de dispositifs pédagogiques adaptés à l'hétérogénéité des publics et de parcours favorisant la réussite de tous les élèves. L'objectif est notamment de lutter contre le phénomène du décrochage des élèves du second degré. Cela nécessite la création de 4.000 postes. »

[11] Depuis 2005, le parcours de découverte des métiers et des formations concernait tous les élèves, de la classe de cinquième jusqu'en classe terminale. Pendant son cursus, l'élève découvrait un panel de métiers et les différentes voies de formation. Pourquoi le supprimer ?