ISF : faut-il un impôt sur les œuvres d'art ?...
La remise en cause, par certains députés menés par Yves Le Fur, de l'exonération dont bénéficient les œuvres d'art depuis l'origine de l'ISF a rencontré l'hostilité complète du gouvernement et n'a finalement pas été retenue par l'Assemblée Nationale. Tant mieux. Le gouvernement arguait en particulier de la nécessité de ne pas tuer le marché de l'art et les maisons françaises de vente, lesquelles sont déjà en perte de vitesse, ainsi que le fait que les collections privées d'œuvres d'art en France constituent un vivier permettant d'alimenter les collections publiques, notamment par voie de nombreuses donations. Car les œuvres d'art sont exonérées de l'ISF mais pas des droits de succession, et les donations à l'État permettent de payer ces droits.
Souvenons-nous par exemple de la collection Walter, composée en très grande partie de peintures françaises, qui occupe l'Orangerie des Tuileries depuis le dernier tiers du siècle dernier. Où seraient ces peintures si Jean et Domenica Walter n'avaient pu constituer en France cet inestimable patrimoine et en assurer la pérennité dans la salle qui lui est réservée, et ce pour le bien de tous les Français et des touristes qui viennent nous visiter ?
Garder la richesse en France finit toujours par alimenter la richesse de la France ainsi que les caisses de l'État, et mieux vaut à tout prendre augmenter les droits de mutation, comme le fait d'ailleurs le gouvernement à l'heure actuelle…
Il n'empêche qu'il n'y a aucune raison valable pour exonérer en particulier les œuvres d'art et taxer les autres éléments de patrimoine, d'autant qu'il s'agit avec les premières d'investissements relativement stériles du point de vue de la création d'emplois. Et bien entendu, l'énormité fréquente des prix dans les ventes publiques est tout autant incompréhensible et choquante pour la plupart que les bonus honnis des traders ou les salaires et parachutes tout autant détestés de certains PDG [1]. Autant de motifs donc pour que la fameuse justice sociale dicte la suppression de cette exonération. Mais le problème se pose dans les mêmes termes pour les autres éléments du patrimoine [2].
Sauf que les arguments du gouvernement sont parfaitement valables eux aussi, et sauf encore que… perseverare diabolicum : il serait quand même paradoxal, au moment où l'on s'élève contre l'erreur et l'absurdité économique de l'ISF, de persévérer dans cette erreur en en augmentant derechef les effets. Faut-il en d'autres termes généraliser une mauvaise mesure au seul prétexte de ne pas faire de jaloux parmi ses victimes ?
L'intérêt de cette affaire est en réalité de mettre le doigt sur la nocivité généralisée de l'ISF : les mêmes socialistes qui avaient exonéré les œuvres d'art au nom du risque de délocalisation du marché se refusent à admettre ce risque lorsqu'il s'agit des autres biens et des personnes elles-mêmes. Et pourtant le problème est le même !
L'exonération des œuvres d'art est l'exemple parfait de la niche fiscale. Toute taxation suscite ses effets pervers et donc les niches qui permettent de les atténuer. Il y a des impôts partout, et par voie de conséquence des niches partout. L'ISF exonère par exemple les biens professionnels. Est-ce justifié du point de vue de la justice fiscale ? La question n'a jamais été discutée, parce que l'imposition aboutirait à une complète aberration économique. Alors soyons logiques, n'abandonnons pas notre politique économique au diktat du concept absolu de justice fiscale, et éliminons les impôts aux effets pervers, ou au pire admettons la nécessité des niches dans le cas contraire.
Le débat n'est pas si cornélien qu'on l'imagine. Ce serait plutôt Alexandre le Grand qui devrait nous offrir la solution : la seule façon de se débarrasser de ce nœud gordien est de le trancher en supprimant un ISF aussi nocif qu'il pourrait être pour la conservation du patrimoine artistique français qu'il l'est déjà pour les investissements créatifs d'emplois.
[1] Gardons cependant en tête que ce ne sont pas les exonérations françaises qui font monter les prix des œuvres d'art : là aussi les valeurs sont celles du marché international.
[2] Encore qu'appliquer l'ISF aux œuvres d'art serait particulièrement intrusif (honte à celui qui retrouverait un dessin de Renoir dans le grenier de la grand-mère), difficile à calculer (la valeur des œuvres d'art est la plupart du temps inconnue ou sinon aléatoire, sujette à effets de mode et à moins-values d'une année sur l'autre aussi vertigineuses que les plus-values), invérifiable et source d'interminables conflits d'experts (faudra-t-il recruter une escouade de fonctionnaires taxateurs ?), en un mot insupportable.