La SNCF devra-t-elle changer de statut juridique ?
Bataille judiciaire en perspective entre la France et la Commission de l'UE. Cette dernière estime que le statut d'EPIC (Etablissement Public à caractère Industriel et Commercial) est incompatible avec l'interdiction communautaire des aides d'Etat dans la mesure où ces aides peuvent fausser la concurrence. Motif : un EPIC ne pouvant pas être mis en faillite car l'Etat est indéfiniment responsable de ses dettes, il bénéficie d'un avantage concurrentiel de ce seul fait sur le marché des emprunts. La dette de la SNCF est ainsi notée AAA comme l'Etat français lui-même, ce que ses comptes ne justifieraient pas si elle était une société anonyme. Une grande partie des activités de la SNCF s'exerçant dans le domaine concurrentiel (fret, trafic de voyageurs international…), l'aide d'Etat est susceptible de fausser la concurrence.
Le gouvernement français vient d'opposer une fin de non-recevoir vigoureuse à la demande de la Commission, en soutenant que le statut d'EPIC ne constitue pas une aide d'Etat illégale, ce qu'il entend faire juger par le même tribunal européen. Laissons aux spécialistes et aux juristes le soin d'argumenter sur le point de savoir s'il y a réellement avantage concurrentiel (voir encadré). Ce qui nous paraît intéressant ici, c'est que la dispute repose encore une fois sur le sempiternel malentendu sur le service public qui règne entre la France et la Commission, et que nous avons maintes fois évoqué dans ces colonnes. Pourquoi ? Parce que les règles de concurrence ne s'appliquent pas si elles viennent faire échec aux missions confiées à un service d'intérêt économique général (SIEG, c'est-à-dire service public dans le vocabulaire de la Commission).
C'est ainsi que la Commissaire européenne à la concurrence s'est récemment félicitée de la décision de transformer La Poste en société anonyme, ce qui met fin « à une garantie de l'Etat en faveur de La Poste, s'étendant à des activités en dehors de ses missions de service public ».
En droit européen l'argument de la Commission paraît solide. La France a d'ailleurs dans le passé, à la suite de l'insistance de la Commission, modifié le statut d'EDF et, cette année, de La Poste pour en faire des sociétés anonymes, et ce avant que les procédures engagées par la Commission n'aient abouti.
Une très récente décision du Tribunal de l'Union Européenne relative à France Telecom vient cependant jeter (un peu) le doute sur la solidité de l'argumentation de la Commission. En effet, le Tribunal a jugé que les offres de prêt faites par l'Etat à France Telecom, au moment où cette dernière traversait la très mauvaise passe des années 1990, ne constituaient pas des aides illégales. Mais l'entreprise n'avait pas en fait utilisé cette faculté, ce qui permettait au Tribunal de juger qu'il n'y avait pas eu transfert de ressources publiques. Cette décision paraît donc difficilement pouvoir être considérée comme un précédent utile pour la SNCF.
Le bras de fer est donc engagé. Pour le moment l'argumentation française paraît être que rien dans la législation européenne n'interdisant la propriété d'une entreprise par l'Etat, le fait qu'il s'agisse d'une société ou d'un EPIC ne change rien à l'affaire. Un raisonnement qui a priori a du mal à entraîner la conviction, car le statut d'EPIC équivaut bien à une garantie implicite des emprunts. Mais il reste aussi à déterminer si dans les faits cela a un effet sur les taux pratiqués. Le débat est très compliqué, et il serait présomptueux de supputer quelle fin il connaîtra.
Voilà bien le nœud du problème : aussi longtemps que l'on n'aura pas compris qu'il n'existe pas de statut de service public, mais seulement des missions de service public pouvant être confiées d'ailleurs à un organisme quel qu'il soit, public comme privé, le malentendu subsistera. Et pourtant le débat n'est pas nouveau. Déjà en 1996, le Sénat s'exprimait ainsi : « La SNCF n'est pas un service public dont l'accès doit être offert à chacun, quelle que soit sa situation sur le territoire…La SNCF est appelée à exercer des missions de service public, mais celles-ci doivent être désormais plus clairement définies…Les missions de service public aujourd'hui concernent essentiellement les tarifs sociaux et les lignes d'intérêt régional ou les trains de banlieue parisienne ».
Donc la SNCF peut recevoir des compensations, qui dès lors ne sont pas des aides d'Etat illégales, pour l'exercice de ses missions de service public, mais pas au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour l'exécution de ces missions. En bénéficiant des avantages de son statut d'EPIC pour l'ensemble de ses activités, y compris celles qui ne relèvent pas de missions de service public, la SNCF viole nécessairement la loi européenne. Même raisonnement que pour La Poste.
On comprend bien les raisons politiques pour lesquelles le gouvernement français s'oppose de toutes ses forces au changement de statut, ce qu'il n'avait pas fait quand la même question s'est posée au sujet d'EDF et de La Poste. C'est que ces dernières entreprises étaient beaucoup plus engagées dans le secteur concurrentiel, notamment international, et qu'un statut privé était vital pour leur expansion et même leur survie. De plus, le contexte social et syndical de la SNCF est, comme chacun peut s'en rendre compte à intervalles réguliers, particulièrement délicat. Et la Cour des comptes est encore venue jeter de l'huile sur le feu il y a trois mois avec un rapport très sévère d'où il ressort que les coûts salariaux de la SNCF sont 30% supérieurs à ceux de la concurrence étrangère…
Il n'en reste pas moins qu'il y a double langage de la part du gouvernement français. La SNCF veut s'engager durement dans la concurrence internationale, comme on le voit en Allemagne où elle concurrence la Deutsche Bahn sur ses terres. Cela n'a rien à voir avec ses missions de service public ! Dès lors il faut être logique avec soi-même, et admettre que les règles de concurrence s'appliquent dans de telles activités.
Et si l'on veut d'autre part que la SNCF cesse d'être le pré carré de Sud Rail qui exerce un chantage permanent à la grève [1] à seule fin de conserver les privilèges des salariés, et notamment leur système de retraite qui coûte chaque année 3 milliards d'euros à l'Etat et leur durée du travail qui, selon la Cour des Comptes, n'est en moyenne que 6h 22 par jour, il va bien falloir appliquer, du seul point de vue de l'équilibre financier de l'EPIC, donc des finances publiques, des règles où domine le souci de cet équilibre.
Il est plus facile d'engager le bras de fer contre la Commission que contre les syndicats. Mais c'est un point de vue interne à la France, qui ne saurait guider la Commission, chargée de faire appliquer une politique commune à 27 pays. A terme, il reste à la France, soit à changer le statut de la SNCF, soit à modifier les règles des EPIC afin de supprimer la responsabilité de l'Etat pour leurs dettes, soit encore à séparer de façon indiscutable les activités relevant du service public des autres activités. D'autres solutions que le changement de statut existent, et le gouvernement français aurait tort d'argumenter de façon simpliste que la position de la Commission revient à interdire à des entreprises qui sont la propriété de l'Etat d'intervenir dans le domaine concurrentiel.
[1] Lors de la dernière grève du 27 mai 2010, le taux de grévistes à la SNCF était de 23,2% selon la direction.