Entretien avec Hubert du Mesnil, président de Lyon-Turin Ferroviaire (LTF)
Hubert du Mesnil est le président de Lyon-Turin Ferroviaire société binationale créée en 2001 chargée de la promotion de la section transfrontalière franco-italienne du Lyon-Turin, projet de ligne de chemin de fer à travers les Alpes. Hubert du Mesnil en est le président depuis mars 2013 et Marco Rettighieri son Directeur Général. Hubert du Mesnil a auparavant été Président de Réseau Ferré de France (RFF) de 2007 à 2012, après en avoir été Directeur général de 2005 à 2007. Il était précédemment directeur général d'Aéroports de Paris entre 2001 et 2005 et Directeur des transports terrestres au ministère de l'Equipement, des Transports et du Logement de 1995 à 2001. Alors que le projet a franchi une étape avec sa ratification au Parlement le 18 novembre dernier et que le chef de l'Etat a affirmé lors du sommet franco-italien qui s'est tenu à Rome le 20 novembre que « les travaux pourront être engagés fin 2014, début 2015 », le président de LTF a bien voulu répondre à nos questions.
Quel est l'objectif du Lyon-Turin ?
Il faut se remettre dans une perspective historique : lorsque les débats sur ce projet ont débuté, la croissance du trafic de marchandises à travers les Alpes augmentait de 3 à 5% par an et la perspective d'une saturation des corridors de transport était plausible. Face à cette évolution, les pays alpins (Suisse, Autriche, France) se sont inquiétés des désordres que ce trafic principalement routier créait dans les Alpes. La Suisse notamment, traversée par des flux nord-sud intenses, a décidé de maîtriser ces trafics par des augmentations de péage et des contraintes diverses (interdiction de nuit, des week-ends, limite de tonnage …). Ces restrictions posant des problèmes aux pays voisins, un consensus s'est fait pour que chaque pays mette en place des mesures permettant l'écoulement des trafics et facilitant la préservation de la nature et des populations. La Suisse et l'Autriche ont rapidement entrepris de favoriser le trafic ferroviaire par des tunnels et un relèvement des péages sur leurs routes. C'est dans ce cadre que la France et l'Italie ont commencé à travailler sur le projet Lyon-Turin. En 2013, ce n'est plus l'explosion du trafic et la congestion rapide dans les vallées qui justifient ce projet. Il s'agit davantage de combiner l'objectif du report modal avec la volonté positive de favoriser les échanges France-Italie, d'intégrer la France dans le circuit des échanges européens, et d'aider au développement de l'Europe du Sud.
Les tunnels suisses favorisent le trafic Nord-Sud, Allemagne / Belgique / Pays-Bas / Pays de l'Est vers l'Italie. Quels trafics sont visés par le Lyon-Turin ?
D'abord le trafic entre les régions de Lyon et de Turin, deux capitales régionales puissantes, et plus généralement entre la France et l'Italie du Nord, le cœur économique de l'Italie. Ensuite le trafic Royaume-Uni-Italie, Espagne-Italie et Espagne-Europe du Nord et de l'Est. Le fer devient véritablement compétitif sur ces grandes distances : quand le camion est transporté sans que l'équipe de deux chauffeurs aient à faire le voyage, les gains sont considérables. De leur côté, les autoroutes de la mer peuvent être utiles au fret, mais ne remplacent pas le chemin de fer.
Le principal objectif est-il celui du trafic fret ou voyageur ?
La ligne Lyon-Turin, et notamment le tunnel, ne seront pas partout une LGV à 300 km/h, mais partout au moins à 160 km/h. Le principal objectif est bien le fret, avec des prévisions de trafic voyageurs importantes mais inférieures à d'autres lignes LGV en France. Les aéroports de Lyon et de Turin ne sont pas saturés, l'avion peut conserver une part significative du trafic passagers sur ces longues distances. En revanche, les échanges entre les régions frontalières ont un bon potentiel de développement.
Le fret ferroviaire est marginal en France et continue à perdre des parts de marché. Si les trafics fret Lille-Marseille ou Le Havre-Lyon sont faibles, comment justifier des investissements dans le Lyon-Turin ?
Pendant des décennies, la France ferroviaire s'est concentrée sur le trafic voyageurs, et notamment TGV. Il existait un consensus à tous les niveaux : citoyens, politiques, SNCF. La vitesse et les passagers, c'était l'avenir et le fret était accessoire. Une vision qui sous-estime l'importance de la logistique pour l'économie, et pour laquelle la France a de nombreux atouts. Le sentiment a changé depuis deux ou trois ans mais il existe un lourd passif, difficile à combler. La perception est très différente en Allemagne où le trafic fret est traité à égalité avec celui des voyageurs. Arriver à être compétitif avec le transport routier est d'autant plus difficile, qu'en plus de leur avantage spécifique (pas de rupture de charge), le mode de travail des chauffeurs les a rapprochés de leurs clients. Ils ne transportent pas des marchandises qui seront prises en charge successivement par plusieurs conducteurs de locomotive puis éventuellement par des camions pour les dix derniers kilomètres, mais des téléviseurs ou des yaourts pour « leur » supermarché qu'ils livrent chaque semaine avant 8 heures du matin, ou des pièces détachées pour une usine dont les chaînes dépendent de cette livraison. Ils connaissent leurs clients et sont responsables de bout en bout.
Comment faire pour améliorer la situation du fret en France ?
C'est faisable. La solution souhaitable serait que le fret soit reconnu comme une véritable priorité par les responsables politiques. La revalorisation qualitative du rôle des conducteurs de trains de fret (outils de communication, formation) et de leurs conditions de travail est nécessaire. Mais de toute manière, j'estime que l'ouverture générale du trafic fret ferroviaire à la concurrence en Europe crée un environnement favorable pour inciter la France à redonner au fret la place qu'il n'aurait pas dû perdre. Si des concurrents étrangers réussissent en France, des entreprises françaises se développeront certainement.
Quels sont les obstacles à la réalisation du projet Lyon-Turin ?
Tout d'abord, la situation du fret ferroviaire en France qui souffre d'un handicap structurel comme nous l'avons dit. Plus généralement, la situation de l'industrie française : si on pense que l'économie du futur sera majoritairement numérique et de services, alors on peut critiquer ce projet. Mais la France, à l'image de l'Allemagne, a besoin d'une logistique forte pour participer au redressement de son industrie. Enfin, ce projet s'inscrit dans une économie européenne intégrée, qui doit nécessairement être encouragée et développée.
Ce projet serait-il faisable sans la participation de l'Europe ?
Cette liaison est emblématique de la construction européenne et de la volonté de voir les pays du sud se développer au même rythme que ceux du nord. La contribution de 40% à la réalisation du tunnel (soit 3,5 milliards d'euros) se situe à un niveau exceptionnel témoignant de la forte motivation de l'Europe. Sans cet apport, je ne pense pas que ce projet voie le jour dans un futur prévisible. Mais il faut relativiser le montant de cet investissement : il est considérable mais comparable aux investissements décidés en France ces dernières années pour les nouvelles LGV Paris-Bordeaux, Paris-Rennes, Paris-Est.
Un projet comparable, le tunnel sous la Manche, s'est terminé par une réussite technique mais un fiasco financier. Qu'est-ce qui nous garantit que cela ne va pas se reproduire pour la ligne Lyon-Turin ?
Les organisations des deux projets sont complètement différentes. Pour le tunnel sous la Manche, les dirigeants, François Mitterrand et surtout Margaret Thatcher avaient donné leur accord au projet, à condition que cela ne coûte rien aux États. Le projet était porté par les entreprises de construction, et financé par des banques et des actionnaires privés. Ces investisseurs ont perdu une grande partie de leurs capitaux quand les surcoûts liés aux problèmes techniques et de sécurité se sont accumulés. Les prévisions de trafic se sont aussi révélées trop optimistes. Pour le tunnel sous les Alpes et la ligne Lyon-Turin, la hiérarchie des responsabilités est respectée : les États sont responsables du projet, de sa réalisation et de son financement, et les constructeurs sont sélectionnés par appels d'offres.
Le devis de 8,5 milliards d'euros pour le tunnel de 57 kilomètres et celui de 26 milliards d'euros pour l'ensemble ont-ils une chance d'être respectés ?
Il serait malhonnête de le garantir à ce stade alors que les travaux préparatoires sont en cours mais nous avons pris de sérieuses garanties. La plus concrète est le coût de percement de tunnels similaires en Suisse et en Autriche, dont l'un est terminé et en service. En matière de sécurité, les normes qui ont été mises en œuvre peu à peu pendant la construction du tunnel sous la Manche et au cours de ses 20 années d'exploitation ont été intégrées au devis du Lyon-Turin.
Quels sont les arguments des opposants à cette nouvelle ligne ?
Certains prônent carrément une baisse du trafic international de marchandises. D'autres estiment que le détournement du trafic de camions par l'étranger ne pose pas de problème à l'activité industrielle et logistique en France. Et d'autres encore proposent de consacrer ces milliards à l'amélioration du réseau de transport de la région Île-de-France.
A quelles conditions ce tunnel sera-t-il un succès ?
Sur le plan technique, les expériences passées et en cours montrent qu'on peut être tout à fait confiant. Sur le plan de la réalisation des objectifs de trafic, l'État devra faire un choix clair en faveur du fret ferroviaire : régulation de la circulation des poids lourds, niveau des péages routier et ferroviaire favorables au ferroviaire, concurrence franche dans le secteur du fret ferroviaire. Il y a quelque chose d'irrationnel à laisser utiliser gratuitement des infrastructures routières financées par l'impôt, surtout quand il s'agit de transporteurs étrangers. Mais c'est la qualité de tous les éléments de la chaine ferroviaire, depuis les ports jusqu'au client final qui sera essentielle pour une utilisation optimale de ce nouvel équipement.