L’irruption du conflit ukrainien en février 2022 nous donne un aperçu de ce à quoi peut ressembler un conflit majeur au XXIe siècle, notamment contre une armée de premier rang. Un type de guerre qui, semblait-il, n’avait pas été observé à cette échelle depuis près de trois décennies.
Au-delà du soutien immédiat apporté à l’Ukraine, nombreux sont les pays occidentaux à planifier un accroissement de leur effort de défense. Cette prise de conscience apparaît comme salutaire, de la part de nombreux États européens qui n’ont eu de cesse de diminuer leurs volumes de forces depuis des années. Mais ces efforts ne sauraient porter leurs fruits immédiatement, tant les lacunes sont profondes.
La France ne fait pas vraiment exception : des années de réformes militaires, de contraction des efforts financiers alloués, ont durablement entamé l’épaisseur de nos forces, leur potentiel opérationnel et leurs capacités à durer. Malgré une Loi de Programmation Militaire (LPM) 2019-2025, dite « de réparation », pour l’instant exécutée presque à l’euro près, le conflit ukrainien a mis en exergue les failles de notre modèle, au point de forcer le président de la République à lancer le chantier d’une nouvelle LPM 2024-2030 qui devra adapter notre effort de défense à la nouvelle situation géostratégique et transformer nos armées en conséquence.
Dans les faits, cette transformation masque en réalité un certain saupoudrage de moyens sur un modèle inadapté et qui demeure échantillonnaire. Cette étude présente les leçons qui peuvent être tirées des combats et compare les évolutions budgétaires et capacitaires de plusieurs pays occidentaux dans le but de caractériser plus précisément la place de la France en termes d’effort de défense. Nous nous attacherons ainsi à explorer les dimensions stratégiques, financières et capacitaires de la prochaine Loi de Programmation Militaire (LPM) française ainsi que sa portée réelle, considérant les enseignements de la première guerre majeure survenant depuis 1945 sur le vieux continent.
La proposition de la Fondation IFRAP La Loi de Programmation Militaire 2024-2030 sera probablement la LPM la plus déterminante des quatre dernières décennies. Pour permettre de répondre à la majorité de nos lacunes capacitaires tout en augmentant le format des forces, la Fondation IFRAP recommande, en plus du vote de la prochaine LPM, la mise en place d'une enveloppe spéciale de 57 milliards € (soit 8 milliards € de plus en moyenne par an), sur le modèle allemand. Ce fond permettrait en outre de fixer une trajectoire réelle allant vers un budget militaire de 2 % du PIB (hors ressources exceptionnelles) dès 2027.
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I. Quelles leçons tirer de la guerre en Ukraine ?
Cette question que se posent les états-majors occidentaux (mais pas seulement, cela intéresse fortement les Taïwanais dans l’optique de repousser une invasion de l’Armée Populaire de Libération chinoise par exemple) appelle un large panel de réponses ayant vocation à guider les investissements capacitaires des années à venir : il est clair que le conflit donne à voir ce à quoi peut ressembler un conflit majeur moderne entre deux puissances continentales et permet de mieux préparer les guerres futures.
La première leçon, c’est le caractère indispensable du combat interarmes. Les chars, les blindés, l’infanterie, l’artillerie ou encore l’aviation, aucune composante ne peut remporter de victoire isolément. C’est peut-être la première observation des premières semaines du conflit et notamment de l’offensive russe avortée contre Kiev. Les images spectaculaires des colonnes de blindés russes progressant sans appui et détruits les uns après les autres par des petits groupes ukrainiens très motivés et de l’artillerie guidée depuis le sol défrayèrent la chronique.
La seconde, c’est la prolifération des moyens de détection. Souvent sous forme de drones civils à bas coûts, mais aussi de détecteurs de signaux électromagnétiques, d’observation par satellite, cette multiplicité crée les conditions d’une certaine transparence du champ de bataille : la rapidité de la kill-chain est décuplée. Le temps nécessaire à détecter, cibler et détruire une cible ne cesse de se réduire. Parfois, seulement quelques minutes suffisent pour détecter un char camouflé dans un bois, transmettre ses coordonnées à une pièce d’artillerie à portée qui tirera un obus guidé et le détruira à l’impact. La transparence quasi absolue du champ de bataille induit le retour du camouflage et plus largement des stratégies de déception de l’adversaire. Elle entraîne des conséquences tactiques sur l’emploi des forces, obligées de se disperser pour réduire leur signature acoustique, visuelle, thermique ou électromagnétique, au détriment de la continuité du commandement, et au risque de se retrouver isolées les unes des autres, dégradant leurs capacités opérationnelles. Ce maillage toujours plus étroit autour du champ de bataille ne promet pas de se réduire et se traduit par d’importants flux de données, qui ne plaident pas en faveur de la discrétion de leurs porteurs et donc de leur durée de vie sur le champ de bataille.
Le troisième enseignement, c’est le rôle du char que beaucoup annonçaient comme obsolète sur le champ de bataille. Si le rapport coût/performance entre une munition rôdeuse à 20 000 € et un char à 5 millions € est en défaveur de ce dernier, ce n’est pas pour autant que le char perd de sa pertinence : le conflit nous montre au contraire qu’il n’y a jamais eu autant besoin de protection et de puissance de feu sur le champ de bataille. Le char demeure la seule plateforme disposant d’une protection lourde mais aussi d’une puissance de feu employable en tir direct contre la quasi-totalité des cibles du champ de bataille moderne. Mais la survie du char et de son équipage passe nécessairement par un emploi en étroite coopération avec les appuis adéquats. Rappelons que la mort du char a été annoncée à de nombreuses reprises : les années 1940 et 1950 furent marquées par la généralisation de projectiles capables de transpercer un blindage en acier. Le char s’est adapté grâce à des blindages de nouvelle génération faisant appel à différentes couches de matières composites en plus de l’acier. Dans les années 1970, notamment à l’occasion de la guerre du Kippour de 1970 entre Israël et les pays arabes, l’arrivée des missiles antichars décima les rangs israéliens. À nouveau, le char s’est adapté en se hérissant de systèmes de blindage réactif et de systèmes de protection actifs. Aujourd’hui, c’est la protection du char devant les drones et munitions rôdeuses qui pose question. Cela inquiète particulièrement les armées occidentales, qui pour beaucoup ne disposent de plus aucune capacité de défense sol-air organique par exemple. Les solutions sont techniques, mais aussi doctrinales, dans la constitution systématique de bulles de protection autour des véhicules, dont les chars.
Le quatrième point que cette guerre nous rappelle est l’importance des stocks et de la logistique en général. Un conflit majeur implique des consommations de munitions, de rechanges ou de carburant très importantes. L’Ukraine tire par exemple environ 5 000 obus d’artillerie chaque jour. Cela représente la moitié des commandes annuelles de l’armée française en la matière. Les flux logistiques requis pour faire tourner une armée moderne dans un tel contexte sont sans commune mesure avec les flux organisés et planifiés à l’avance, dont les forces occidentales ont eu l’habitude pendant les guerres contre-insurrectionnelles par exemple. Si ces flux s’arrêtent, quelles qu’en soient les raisons, alors toute offensive est condamnée, toute défense s’essoufflera. Les Russes en ont fait les frais lors de leurs premières offensives : avançant sur des routes battues par les feux ukrainiens, pris à revers par des forces très mobiles, nombre de convois logistiques, incapables de s’aventurer en tout-terrain, furent détruits sur place, provoquant de nombreuses pannes d’essence dans les unités blindées à l’avant et in fine leur capture. Il convient donc de disposer de l’épaisseur en termes de stocks de matériel de toutes sortes, mais aussi des moyens largement dimensionnés pour acheminer ce ravitaillement vers les unités de mêlée.
La cinquième leçon que nous pourrions tirer est l’ampleur de l’attrition des forces en présence. Les pertes colossales des armées ukrainiennes et russes (probablement de l’ordre de 100 000 tués et blessés pour chaque camp à ce stade de la guerre), aussi bien humaines que matérielles, témoignent de la nécessité de disposer des hommes et des armements en quantité suffisante pour durer sur le champ de bataille. Dans un contexte de transparence du champ de bataille, de frappes d’artillerie généralisées, du large déploiement de dispositifs de contre-mobilité (mines, pièges antichars…), de persistance de munitions rôdeuses… les moyens des armées modernes sont condamnés à fondre, comme neige au soleil, une fois engagés. Sans renforts, sans matériels surnuméraires, la guerre sera perdue, faute de durer plus longtemps que l’adversaire. Aussi, plutôt que de disposer de systèmes très technologiques, très performants, mais disponibles en petit nombre, il s’impose de revenir à des matériels plus rustiques, facilement réparables et pouvant être produit en grand nombre.
Enfin, cet affrontement nous montre l’importance des forces morales. Même dans un contexte que nous pensions très favorable aux matériels à forte valeur ajoutée, en réalité, les équipements en eux-mêmes comptent moins que la capacité à s’en servir. Cela souligne l’importance de la motivation, du moral et de la faculté d’adaptation des armées. Depuis le 24 février 2022, les Ukrainiens ont fait preuve d’une faculté de résilience formidable à laquelle ne s’attendaient probablement pas les armées russes, ni même bon nombre d’observateurs. Au-delà des questions matérielles, c’est ce qui a permis à ce pays de quelque 42 millions d’habitants de tenir tête à un pays de 148 millions et l’une des premières armées au monde.
II. Contextualiser l’effort de défense français : comparaison avec nos voisins et alliés
La guerre en Ukraine fut et demeure encore aujourd’hui un fait stratégique très révélateur pour constater le niveau de désarmement européen qui a cours depuis presque trois décennies. Il permet de constater les importantes lacunes capacitaires auxquelles se sont habituées les forces armées de la majorité des pays occidentaux afin de réaliser des économies budgétaires dans une période de paix générale, malgré des conflits localisés dans l’arc moyen-oriental et africain. Cependant, pour les pays qui en prirent la mesure, cette guerre constitue un accélérateur d’un effort de défense et de réinvestissement des segments capacitaires perdus depuis la fin de la guerre froide.
Le cas de l’Allemagne
Dès le 27 février 2022, seulement quelques jours après l’invasion, le chancelier Olaf Scholz annonça sa volonté de porter les dépenses de défense allemandes à plus de 2 % du PIB et de débloquer un fonds spécial de 100 milliards €, destiné à financer à la fois la modernisation de ses matériels, mais aussi le renouvellement des équipements donnés à l’Ukraine (notamment les 14 automoteurs d’artillerie PzH-2000, les 5 lance-roquettes multiples M270 ou les 3 batteries antiaériennes IRIS-T)1. Acclamé par nombre de commentateurs voyant revenir l’Allemagne à une forme de Realpolitik tranchant radicalement avec sa frilosité traditionnelle en matière de défense, ce fonds extrabudgétaire (Sondervermögen) de 100 milliards reste pour le moment bien théorique, même si entériné par le Bundestag à l’été 20222. À ce jour, très peu de commandes fermes ont été signées avec les industriels d’outre-Rhin : la principale, annoncée en décembre 2022, porte sur l’achat de 35 avions de combat F-35 américains pour 13 milliards € afin de remplacer la flotte de Tornado vieillissants. Les huit premiers exemplaires doivent être livrés en 20263. Cette commande revêt une importance particulière, car ces nouveaux appareils permettront de renouveler la capacité d’emport d’armes nucléaires américaines sous « double clé ».
Une enveloppe en complément de l’engagement allemand de porter ses dépenses militaires à 2 % du PIB : elle ne serait pas dépensée sur une seule année, mais sur plusieurs, en venant alimenter le budget fédéral alloué annuellement au ministère de la Défense. Comme le montrait le Sipri (Stockholm International Peace Research Institute), en considérant le budget de la défense voté de 50,3 milliards € pour 2022 (soit 1,4 % de son PIB, l’un des taux les plus faibles de l’Otan) et de 50,1 milliards jusqu’en 2026, il manquerait environ 151 milliards € sur la période pour respecter la trajectoire annoncée par O. Scholz et atteindre l’objectif des 2 % du PIB4.
Même si cette enveloppe de 100 milliards € paraît au premier abord très impressionnante, plusieurs facteurs viennent en relativiser la portée : d’abord, la valeur des investissements sera au moins grignotée par une inflation de 7 % en 2023. Ensuite, les conséquences du sous-investissement chronique en matière de défense de l’Allemagne ces dernières années ne sauraient être comblées entièrement de cette manière. Les carences en termes de personnels, de disponibilité des matériels et de dimensionnement des stocks, très critiquées ces dernières années, vont demander, comme en France, des crédits soutenus sur plusieurs années pour être résorbés5.
Enfin, 100 milliards € de crédits supplémentaires posent des problèmes très concrets pour être dépensés à bon escient. Le ministère de la Défense allemand aurait plutôt l’habitude de superviser 9 à 10 milliards € d’investissements par an par l’intermédiaire du BAAINBw (Bundesamt für Ausrüstung, Informationstechnik und Nutzung der Bundeswehr), l’équivalent de la Direction générale de l’armement française et en charge des acquisitions. Même pour une organisation bureaucratique de plus de 10 000 fonctionnaires, dépenser 100 milliards € demande l’élaboration complète de nombreux appels d’offres qui devront ensuite être soigneusement étudiés, contractualisés, exécutés, dans des domaines très divers (artillerie, aviation, chars de combat, véhicules blindés, sous-marins, munitions, armements légers...). Pour les spécialistes, d’importantes déconvenues en matière d’efficacité de la dépense sont à prévoir, en plus de devoir déclencher d’importants recrutements et d’initier une réforme globale des processus d’acquisition d’armements.
En 2022, l’Allemagne n’a finalement pas respecté l’engagement d’Olaf Scholz de monter ses dépenses militaires à 2 % de son PIB, et l’objectif a été repoussé aux années suivantes. Aujourd’hui encore, il demeure incertain qu’il soit respecté d’ici à 20256. En février 2023, le ministre de la Défense allemand s'est positionné en faveur d'un effort supplémentaire de 10 milliards d'euros pour le budget 2024. Il manquerait 15 à 20 milliards sur le seul budget 2025 pour atteindre l'objectif, sachant que pour l'instant, ce souhait n'a pas été appuyé par Olaf Scholz. Finalement, si l’Allemagne devait consacrer 2 % de son PIB à la défense, cela dépasserait les dépenses de défense actuelles du Royaume-Uni ou de la France en valeur absolue. L’Allemagne deviendrait alors deuxième contributeur à la défense de l’Otan, romprait avec la parité franco-allemande relative qui existait jusqu’alors7 et poserait d’épineuses questions sur le véritable rang de puissance de la France.
Le Royaume-Uni
Avant l’invasion, le Royaume-Uni respectait déjà l’objectif otanien de 2 % de dépenses militaires en proportion du PIB. Il est d’ailleurs l’un des seuls pays de l’Otan, avec les États-Unis et la Grèce, à avoir respecté cet objectif depuis 2014. Ce niveau de financement a toujours été considéré comme nécessaire pour financer un modèle d’armée complet, similaire au modèle français (incluant notamment la dissuasion nucléaire), en dépit d’une grande volatilité des budgets après la crise financière de 2008. Malgré la forte inflation et des conditions budgétaires très délicates, l’exécutif britannique a rappelé à plusieurs reprises en 2022 sa volonté de poursuivre cette trajectoire budgétaire, voire de l’accroître si possible.
Le 30 juin 2022, le Premier ministre Boris Johnson annonça que les dépenses de défense britanniques atteindraient 2,5 % du PIB à la fin de la décennie. Ce fut au tour de la Première ministre Liz Truss d’annoncer une augmentation significative des dépenses militaires à 2,5 % en 2026 et 3 % de du PIB en 20308. Un objectif particulièrement ambitieux représentant une hausse du budget militaire de 60 % en valeur absolue, une somme de près de 157 milliards £ (177 milliards €) supplémentaires sur la période 2023-2030 et une hausse du nombre de soldats de 25 à 30 %, soit le retour à une armée de 190 000 personnels9. Au-delà de l’effet d’annonce, il s’agirait d’une des plus importantes augmentations du budget des armées britanniques depuis le début de la Guerre froide : à l’époque, le budget militaire britannique représentait quelque 9,6 % du PIB en 195010. C’est entre 1980 et 1984, que le Royaume-Uni dépensait 3 % du PIB pour sa force armée. Depuis ces annonces de Liz Truss et de la crise politique qui a marqué sa fin de mandat et sa démission, son successeur Rishi Sunak s’est publiquement éloigné de ces engagements sans donner de nouvelles précisions avant mars 2023. Concrètement, le Royaume-Uni conserverait l'objectif des 2,5% du PIB en dépenses militaires, et investirait 6 milliards $ de dollars sur deux ans (2024 et 2025) notamment pour recompléter ses stocks de munitions. Une clause de revoyure en 2025 permettra un nouvel examen de la trajectoire britannique vers les 2,5% du PIB.
En Europe de l’Est
C’est évidemment vers les pays d’Europe de l’Est qu’il faut tourner son regard pour observer les efforts de défense les plus spectaculaires, finalement cohérents avec la prégnance de la menace russe qui pèse sur leurs territoires.
Aussi bien pour l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie, pays frontaliers de la Russie, l’appartenance à l’Otan est perçue comme une assurance indispensable à leur survie même si elle n’est pas forcément suffisante. Une série de wargames réalisés par la Rand Corporation avaient montré, entre 2014 et 2015, que Moscou pourrait envahir ces trois pays en une soixantaine d’heures, et ainsi placer le reste de l’Otan devant le fait accompli11. Une défaite aussi rapide laisserait à l’Otan un nombre limité d’options, toutes mauvaises : une contre-offensive sanglante, lourde de risques d’escalade, pour libérer les pays baltes ; l’escalade elle-même, comme elle a menacé de le faire pour éviter la défaite pendant la Guerre froide ; ou l’acceptation d’une défaite au moins temporaire, avec des conséquences incertaines, mais prévisiblement désastreuses pour l’Alliance et pour les populations des pays baltes. Ces scénarios poussent depuis des années les pays baltes à organiser une défense territoriale en profondeur pour gagner du temps et permettre aux forces de réaction rapide de l’Otan d’intervenir avant que ces pays ne tombent les uns après les autres.
Aussi, en dépit de budgets relativement faibles si considérés en seule valeur absolue, on remarque ces dernières années une importante progression de leurs capacités militaires qui s’est d’abord traduite par une hausse massive de leurs investissements. Conscients que leur défense doit être organisée de manière conjointe, les ministres de la Défense de ces trois pays ont annoncé ensemble le 10 décembre 2022 que leurs budgets militaires respectifs passeront à 3 % de leur PIB12. Cet objectif serait atteint dès 2023 pour la Lituanie, 2024 pour l’Estonie et probablement dans les mêmes délais pour la Lettonie. De 2014 à 2022, et sans même considérer cette cible de 3 %, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie auront ainsi vu leurs budgets de défense augmenter respectivement de 41, 68 et 75 % sur la période.
Très concrètement, ces hausses se sont traduites par un meilleur niveau de préparation opérationnelle des forces, qui sont largement constituées de réservistes. Si, dans un premier temps, les forces d’active et de réserve baltes ont surtout acheté des armes légères, des missiles antichars et des armes antiaériennes, des investissements supplémentaires ont entre-temps permis d’acquérir des systèmes de défense aérienne et de missiles antinavires, de l’artillerie à longue portée et des centaines de véhicules blindés.
Alors que la Lettonie a acquis quelque 200 véhicules blindés de combat CVR(T) d’occasion et 53 canons automoteurs M109 de 155 mm auprès du Royaume-Uni et de l’Autriche, l’Estonie a équipé ses forces mécanisées de 44 véhicules de combat d’infanterie chenillés CV9035 ex-néerlandais, de 37 véhicules blindés de combat CV9030N ex-norvégiens et de 18 canons automoteurs K9 de 155 mm sud-coréens. De son côté, la Lituanie s’est tournée vers l’Allemagne pour l’acquisition de 91 véhicules de combat d’infanterie Boxer et de 18 automoteurs d’artillerie chenillés PzH 2000 à partir de 2015. Avec l’achat de 200 véhicules blindés (JLTV) aux États-Unis, de grandes quantités de missiles sol-air et antichars (Javelin), de deux batteries de missiles de défense sol-air (Nasams) très avancées en provenance de Norvège ou encore de 18 canons automoteurs Caesar 6x6 de 155 mm et de drones armés Bayraktar TB2 d’origine turque, la Lituanie est en passe d’établir une capacité de combat crédible rehaussant le niveau de dissuasion conventionnelle de l’ensemble des États baltes face à la Russie.
La Pologne fait aussi partie des pays dans lesquels l’urgence de monter en puissance est la plus criante. Frontalière avec l’enclave russe de Kaliningrad sur près de 230 kilomètres, ayant partagée une histoire tragique et sanglante avec son voisin russe pendant des siècles, la Pologne affiche aujourd’hui l’une des armées les plus puissantes de l’Otan sur le plan terrestre. Ces dernières années, le pays a consenti à des investissements massifs en matière de défense alors qu’il affichait déjà des dépenses militaires autour des 2 % du PIB entre 2014 et 2019 et 2,42 % en 2022. Avec la guerre en Ukraine, la Pologne prévoit d’ores et déjà 3 % en 2023 et même 5 % à l’horizon 2030, ce qui mettrait son effort de défense - en proportion - au même niveau que celui des États-Unis13.
De ce fait, des changements structurels sont à l’œuvre dans tous les domaines, notamment la structure des forces, le niveau de préparation opérationnel, les stocks ou encore les aspects doctrinaux. Sur le plan des effectifs, la Pologne envisage également de disposer d’une armée professionnelle de quelque 300 000 hommes (aujourd’hui 195 000 environ), en plus de densifier ses réserves territoriales et d’accroître leur entraînement14. Mais le véritable sujet transversal est le remplacement des anciennes plateformes d’origine soviétique par de nouvelles bien plus modernes et performantes, interopérables avec les autres armées de l’Otan. Pour cela, de nombreuses opérations d’acquisition d’armements ont été conduites et se sont concrétisées par des contrats d’une ampleur jamais vue en Europe depuis des années.
Afin de renforcer ses formations blindées, la Pologne a acquis 250 chars américains M1A2 SEPV3 américains au printemps 2022 pour remplacer les quelque 240 chars ex-soviétiques T-72 et PT-91 ‘Twardy’ donnés depuis les débuts du conflit ukrainien. D’une valeur estimée à près de 6 milliards $15 en comptant les véhicules de soutien, les munitions, les pièces de rechange et les équipements divers, ces chars doivent être livrés entre fin 2024 et début 2025 même si la Pologne espère pouvoir faire accélérer les livraisons. 28 auraient déjà été livrés en 2022. La commande d’un second lot de chars américains M1A1 Abrams, d’une génération plus ancienne, mais non pas déclassés, ainsi que tout l’environnement de soutien associé (12 chars de dépannage M88A2 Hercules, 8 poseurs de ponts M1110, 6 postes de commandement M577A3 ainsi que des dizaines de véhicules blindés 4x4 HMMWW & JLTV, des pièces de rechange et des centaines de milliers de munitions notamment) a été annoncée en juillet 2022, d’une valeur estimée à 3,75 milliards $. Ce lot de chars doit quant à lui être livré avant la fin 2024.
Si ces contrats polonais sont déjà significatifs, le plus gros reste à venir. Fin juillet 2022, la Pologne annonce avoir conclu avec la Corée du Sud un accord sans précédent portant sur l’acquisition de 1 000 chars de combat K2, 679 automoteurs d’artillerie chenillés K9 et 48 avions de combat léger et d’entraînement FA-50PL, le tout pour quelque 14,5 milliards $16. Conformément aux ambitions polonaises d’industrialisation, une partie importante de ces matériels sera produite en Pologne dans le cadre de compensations industrielles massives. Les chars sud-coréens seront livrés en deux tranches. La première tranche concernera 180 K2, soit trois bataillons, nouvellement produits et livrés entre 2022 et 2025. La seconde tranche sera plus importante, 820 chars (soit 14 bataillons) au standard K2PL, avec des livraisons débutant en 2026. Pour les automoteurs K9, les 18 premiers seront livrés par la Corée du Sud en 2022, et les 30 autres en 2023. La deuxième tranche prévue de 624 engins aux standards polonais devrait commencer à être livrée à partir de 2024. À partir de 2026, une nouvelle usine en Pologne commencera également à produire ce véhicule en série, tandis qu’à la même date, un développement conjoint d’une nouvelle version devrait débuter. Enfin, pour les avions d’attaque FA-50PL, les 12 premiers appareils seront livrés à la Pologne à la mi-2023. Le lot suivant de 36 appareils devrait commencer à être livré entre 2025 et 2028. Outre les chars, les avions de combat et de l’artillerie auto portée, les Polonais vont également renforcer leurs capacités de frappe avec des systèmes de lance-roquettes multiples : 288 lance-roquettes multiples Chunmoo ont déjà été commandés à la Corée du Sud, tandis que près de 200 Himars américains doivent être acquis en parallèle. Enfin, des négociations portent actuellement sur des systèmes de défense antiaériens Patriot, des radars ou encore des munitions de toutes sortes, y compris des missiles sol-sol tactiques ATACMS.
Le choix de matériels sud-coréens peut étonner mais il faut y voir d’abord des raisons de transferts de technologies pour de la production locale, chose que les Américains étaient peu enclins à favoriser en comparaison de la possibilité d’écouler une partie de leurs stocks de chars. L’industrie européenne également ne sait pas produire les énormes quantités de matériels requises, quand bien même elle saurait les proposer à la vente, et encore moins dans les délais requis par les Polonais. Mis à part l’Allemagne, ce qui pose d’éminentes questions géopolitiques pour la Pologne, aucun pays européen ne dispose aujourd’hui d’une ligne de production de chars de combat. Les chars Leclerc français, les Challenger 2 britanniques ou encore les Ariete italiens ne sont plus fabriqués depuis les années 1990-2000. Les chaînes de production et circuits d’approvisionnements ont été démontées depuis longtemps. Même les lignes de production allemandes chez KMW et Rheinmetall ne peuvent produire guère plus de quelques dizaines de chars par an sans investissements massifs.
III. La place de la France
Si la France a, dans les mots, pris la mesure de l’ampleur du conflit et de ses conséquences pour son modèle d’armée qu’elle veut complet, aucune annonce particulière n’a été faite dans les premières semaines du conflit. Tandis que de nombreux pays partagèrent rapidement leurs nouveaux objectifs en matière de dépenses militaires, la France fut régulièrement critiquée quant à ses donations très faibles de matériels à l’armée ukrainienne en comparaison de ses alliés dès les premières semaines du conflit. Si aujourd’hui, ce sont près de 5 000 véhicules militaires divers (chars, automoteurs, transports de troupes...) qui furent donnés ou vendus à l’Ukraine, la France n’a pu maigrement livrer que 60 VAB, 30 canons Caesar prélevés dans les régiments d’artillerie en service (sur 76 disponibles avant le conflit), et quelque 30 blindés légers AMX-10RC, en cours de remplacement par le Jaguar.
Quelles conséquences immédiates du conflit ukrainien ?
Ce conflit a d’abord révélé, s’il était encore nécessaire, que nous n’avions pas grande chose à donner, nous étant déjà débarrassé de nos stocks de vieux véhicules et de matériels dans une logique de « flux » catastrophique sur le plan de l’épaisseur des forces et de leur capacité à durer. Si la France a particulièrement fait les frais de cette politique systématique, nos alliés n’en sont pas exempts. Même les Américains commencent à rencontrer des problèmes de stocks, au vu de la demande et de l’ampleur des donations de matériels faites au travers du mécanisme du Presidential Drawdown Authority (PDA)17 en 2022 (12,985 milliards $) et en 2023 (5,35 milliards) : cela représente quelque 3 500 véhicules de toutes sortes, des milliers de missiles antichars et antiaériens, des centaines de milliers de munitions d’artillerie...18 Pour les planificateurs américains, ces prélèvements massifs dans les réserves mettent à mal le niveau de préparation des États-Unis pour s’engager dans un conflit majeur dans les années qui viennent. Ainsi, les dons de quelque 8 000 missiles antichars Javelin représentaient quelque 30 % des stocks américains avant-guerre ; le don de 1 600 missiles sol-air portables Stinger l’équivalent de 25 %19. Il faudra 3 à 5 ans, une fois les commandes passées, pour revenir au niveau de stock de début 2022.
« Une économie de guerre »
Au mois de juin 2022, Emmanuel Macron annonçait le début de réflexions associant le ministère des Armées, la Direction générale de l’armement et les industriels français sur « l’économie de guerre » : le principe pour la France serait de disposer d’une base industrielle capable de soutenir dans la durée les armées engagées dans un conflit majeur, à la fois en réparant les matériels endommagés à grande échelle, mais aussi en recomplétant les parcs par la production de matériels, de rechanges et de munitions pendant toute la durée de l’affrontement. Historiquement, une véritable économie de guerre s’entend comme étant la reconversion presque forcée des industries civiles afin de produire des matériels militaires, des munitions et des équipements. Nous n’en sommes pas là. Si le terme est donc en décalage par rapport aux ambitions françaises réelles, cela implique néanmoins de préparer les lignes d’approvisionnement, notamment en relocalisant certaines productions de composants critiques, de faire des stocks de matières premières et de matériaux stratégiques, mais aussi d’établir de nouvelles procédures pour s’affranchir des contraintes administratives en matière d’acquisition d’armements (appels d’offres, qualification & validation...) et potentiellement de préempter des commandes export au bénéfice des armées françaises. Si, sur le papier, ce chantier semble prometteur, rappelons qu’il ne s’est pour l’instant traduit par aucun investissement, ni aucune commande ferme auprès des industriels de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Malgré les discours, la plupart des lignes de fabrication des industriels français tournent toujours au même rythme qu’avant le 24 février 2022.
Le bilan de la programmation 2014-2022
Toujours à l’été 2022, Emmanuel Macron lança les réflexions sur la nouvelle Loi de Programmation Militaire (LPM) 2024-2030, dans l’objectif d’adapter les armées aux réalités opérationnelles constatées depuis le début de la guerre : attrition très élevée des forces en présence, utilisation massive de l’artillerie et des drones, consommations très importantes de munitions et de rechanges, importance des forces morales et des réserves... Même si la trajectoire de la LPM 2019-2025 établissait les débuts d’une régénération des forces avec un budget en hausse de 1,7 milliard € chaque année, les montants alloués sur la période (295 milliards €) demeuraient insuffisants pour résorber durablement les multiples lacunes capacitaires des armées accumulées après presque 25 ans de négligences budgétaires, les faire gagner en épaisseur, renouveler en profondeur les équipements pour les trois forces, moderniser les capacités cyber et spatiales, et finalement continuer d’investir de manière soutenue pour préparer l’avenir. Si l’on compare aux autres pays, les grands ensembles constitutifs du budget militaire français sur une période allant de 2014 à 2022, trois tendances se dégagent :
Des crédits d’équipements structurellement supérieurs à la moyenne OTAN sur la période 2014-2022. Cela témoigne d’un besoin français en général plus élevé en crédits pour financer le renouvellement cyclique des matériels conventionnels, mais aussi les matériels nucléaires. Ces derniers représentent environ 22,5 % des budgets d’équipements annuels, une proportion qui est stable depuis environ 15 ans20. Pour autant, la part budgétaire dévolue au financement des équipements en France augmente moins vite que la hausse générale constatée dans les autres pays de l’Otan, et ce dans des proportions importantes : en 2015, nous affichions un budget près de 10 points supérieur à la moyenne Otan. En 2022, ce chiffre tombe à seulement 1 point. Cela indique une accélération plus rapide des autres pays, notamment les pays de l’Est, comparativement à nos efforts, alors même que les autres pays n’ont pas de mission nucléaire à financer. La bosse budgétaire qui se profile, portant notamment sur le renouvellement de la composante sous-marine de la dissuasion (programme SN3G), ne devrait pas bouleverser cette tendance sur le fond. Par ailleurs, si nos dépenses d’équipements militaires sont supérieures à la moyenne Otan, nos budgets d’équipements ont régulièrement été perçus par nos dirigeants comme des variables d’ajustements, conduisant à des décalages de programmes ou des réductions de cibles d’acquisition.
Des crédits de personnels structurellement inférieurs à la moyenne des pays de l’Otan sur cette même période. En dépit d’une amélioration relative sur les deux dernières années, davantage due à une baisse générale des pays considérés. Si nous poussons la comparaison pour les pays qui nous sont voisins (Allemagne, Belgique, Pays Bas, Italie, Espagne, Royaume-Uni), c’est près de 4 points d’écart. Seule l’Allemagne dépense moins que nous (et de peu) en matière de personnels, ce qui est notamment dû à une armée de taille plus restreinte que la nôtre (185 000 personnels au lieu de 208 000 environ).
Un sous-investissement chronique en matière d’infrastructures sur cette période 2014-2022. La part des crédits alloués à la construction et la rénovation des infrastructures militaires est inférieure à la moyenne Otan. En comparaison, là où nous avons investi en moyenne 2,92 % de nos budgets dans les infrastructures, des pays comme l’Allemagne, les Pays Bas, la Pologne, l’Estonie, la Norvège investissent de l’ordre de 3 à 8,5 % pour offrir des conditions de logement satisfaisantes à leurs soldats. L’état général de nos infrastructures militaires est un problème important qui n’a pourtant jamais été résolu à l’occasion des différentes LPM qui se sont succédé depuis les années 1990. Le parc existant s’est dégradé de manière continue, si bien qu’un rapport d’information présenté à l’Assemblée nationale en février 2023 par les députés Yannick Chevenard et Laurent Jacobelli établissait que seulement un quart du parc immobilier du ministère des Armées pouvait aujourd’hui être considéré comme en bon état21.
La place de la dissuasion au sein du modèle de forces armées. La particularité de la France est de devoir financer un modèle de forces qui se veut complet, c’est-à-dire disposant théoriquement des capacités nécessaires pour intervenir sur la totalité du spectre de la conflictualité, ainsi qu’une dissuasion nucléaire à deux composantes (sous-marine et aéroportée). Aussi, les forces françaises peuvent être divisées en trois : les forces totalement dédiées à la dissuasion (les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins) ; les forces duales, c’est-à-dire celles qui participent à la mission nucléaire, mais sont aussi employées de manière conventionnelle (les Rafales des Forces Aériennes Stratégiques, les avions ravitailleurs, les sous-marins nucléaires d’attaque…), et les forces qui ne participent pas à cette mission, comme les forces terrestres en général. Avec le format très restreint des parcs de matériels disponibles pour cause de moyens financiers et humains insuffisants, nous arrivons dans une situation dans laquelle l’effectivité de notre dissuasion nucléaire se trouve affaiblie par le déclassement de nos capacités de dissuasion conventionnelle que peuvent exercer nos armées sur un adversaire. Dans ces conditions, nous nous pensons protégés par un moyen de défense ultime - la dissuasion nucléaire -, qui peut en fait être contourné par des actions de combat conventionnel sous le seuil nucléaire, auxquelles nous ne saurions pas répondre avec le niveau de force adapté. Par conséquent, la seule solution semble être un renforcement significatif de nos moyens de combat classiques, notamment sur ce qui fait la masse des forces terrestres : les blindés de combat, l’artillerie et les feux dans la profondeur, les hélicoptères de combat... Il s’agit d’ailleurs du second enseignement que tirent les sénateurs Cédric Perrin et Jean-Marc Todeschini dans leur rapport sur les enseignements de la guerre en Ukraine pour la France. Le tout, bien sûr, avec des niveaux de stocks de munitions adaptés à des consommations de guerre, telles qu’observées.
Les grandes lignes de la prochaine Loi de Programmation Militaire
Le 20 janvier 2023, le président a présenté les grandes orientations de la future LPM 2024-2030 à l’occasion de ses vœux aux armées. Déposée au Parlement le 4 avril pour un vote à l'été, et actuellement en examen après un passage au Conseil Constitutionnel, cette future LPM devrait doter les armées de 413,3 milliards € au total pour « transformer » les armées selon plusieurs axes, dont le renforcement significatif des capacités cyber et des services de renseignement ou encore le durcissement des forces de souveraineté22.
Si de nombreux détails demeurent encore inconnus, faute de dossier législatif complet, plusieurs sources (dossier du ministère des Armées et rapport annexé) permettent de synthétiser la vision gouvernementale. Sur le plan budgétaire, 413,3 milliards € sur 7 ans, c’est 40 % de moyens supplémentaires par rapport à la LPM précédente, qui prévoyait 295 milliards de 2019 à 2025. Les moyens devraient continuer d’être alloués sous forme de marches budgétaires supplémentaires de 3 milliards (3,1 pour 2024) € par an en 2025, 2026 et 2027, puis de 4,3 milliards en 2028, 2029 et 2030. Le palier des 2 % du PIB dévolu à notre effort de défense devrait être franchi en 2025.
Plusieurs observations peuvent être apportées : d’abord, 13,3 milliards € sont pour l’instant virtuels car dépendants de recettes exceptionnelles. Ils reposent sur de potentielles cessions immobilières, mais aussi une hausse des recettes du Service de Santé des Armées pour 5,9 milliards. Le reste, soit 7,4 milliards, doit être comblé par des reports de charges ou sous-exécution, mais aussi par de la solidarité interministérielle pour le financement des missions de sécurité intérieures et les Opex notamment. Chose que le ministère n’a jamais été en mesure de faire appliquer jusqu’à aujourd’hui et qui, à cause de la pression sur les finances publiques, ne semble pas prêt de s’arranger.
Par ailleurs, les dépassements de budget d’un certain nombre de projets, dont les programmes européens SCAF (aérien) et MGCS (chars), ne sont pas chiffrés. Cela obligera plus tard à tailler dans les dépenses pour continuer de privilégier ces programmes, qui ne continuent en réalité que pour des raisons politiques. Enfin, sur ces 118 milliards € de hausse par rapport à la LPM précédente, ce sont déjà près de 30 milliards qui sont absorbés par la seule inflation.
Les marches financières les plus importantes sont repoussées après les élections présidentielles de 2027, laissant au successeur d’Emmanuel Macron toute latitude pour interrompre cet effort si telle est sa volonté. De fortes incertitudes budgétaires pèsent donc sur cette LPM.
Finalement, la France devrait une fois de plus réussir le tour de force de dépenser davantage pour disposer de moins de matériels que prévu à l’horizon 2030. Les formats prévus dans la LPM précédente, ne seraient atteints – et encore pas tous - qu’à l’horizon 2035, soit dans 12 ans ! Sur le plan stratégique, on note un recul des ambitions terrestres, difficilement compréhensible à l’heure des leçons du conflit ukrainien. En réalité, le ministère des Armées semble parti d’un postulat qui n’est certes pas dénué de fondements : sur le continent européen, le potentiel militaire russe semble neutralisé pour une bonne décennie. Aussi, les regards se tourneraient vers le Pacifique, avec les conséquences que cela sous-entend pour nos territoires ultramarins (Pacifique et océan Indien). Ce genre d’engagement donnerait davantage d’importance aux forces navales et aériennes, plus facilement projetables. Mais les moyens dont nous comptons disposer pour ce genre de scénario demeurent pour le moins insuffisants.
Le coeur de l'armée de Terre devrait conserver une force opérationnelle terrestre (FOT) à 77 000 hommes, mais il s’agit en fait d’un trompe-l’œil : il est prévu que 10 000 militaires de l’Armée de terre voient « leur mission évoluer et donc être formés pour des compétences nouvelles à forte valeur ajoutée »23, notamment dans une optique d’accroissement des parcs de drones et de forces cyber. Sans recrutements d’effectifs supplémentaires, sachant que le format est déjà bien tendu, cela signifie a minima des coupes dans les effectifs des forces de soutien, mais aussi dans des forces de combat proprement dites. La suppression de compagnies de combat dans les régiments de la FOT24 est déjà une réalité aujourd’hui (transfert de ces personnels vers des fonctions de soutien en état-major ou en unités spécialisées de numérisation, simulation...)25. Ce mouvement devrait encore s’accroître avec la création de deux commandements supplémentaires : un commandement « des guerres de demain » et un autre sur la « guerre hybride »26. Si cette réduction du nombre de fantassins et de soldats dans les unités de mêlée, euphémisée sous un prétexte de « transformation », se poursuit, alors nos capacités réelles de combat et de déploiement seront durablement entamées.
Une compensation d’une réduction d’effectifs qui ne dit pas son nom a été trouvée en affichant une volonté de faire monter en puissance la réserve opérationnelle (RO1) : À terme, selon les annonces présidentielles, elle aurait vocation à représenter 1 réserviste pour 2 militaires d’active, et donc s’établir autour des 100 000 hommes pour les trois armées d'ici 2030. Cela représente, ni plus ni moins, le doublement du nombre de réservistes actuels (cf. figure). Sur le papier, cette décision est louable, car les réservistes ont une véritable place à occuper, notamment en ce qui concerne la protection du territoire national. Pour autant, ce renforcement pose un certain nombre de questions, en dépit d’une feuille de route publiée par le ministère27 : Quels sont les moyens qui seront concrètement alloués pour financer les soldes, les équipements, les infrastructures et les entraînements pour quelque 50 000 réservistes supplémentaires ? Au-delà de ces questions se pose également une interrogation quant à la stratégie d’emploi des réservistes. Ne serait-il pas temps de repenser un véritable maillage du territoire grâce à la réserve opérationnelle en rétablissant une doctrine de défense opérationnelle du territoire (DOT) en vigueur lors de la Guerre froide ?
La LPM ne se traduirait pas non plus par des commandes de chars ou de véhicules blindés lourds supplémentaires pour l’Armée de terre : Le programme de revalorisation du char Leclerc au standard XLR sera maintenu à un format de 200 chars, mais la réception de la dernière tranche est décalée après 2030. Concrètement, 160 chars seront revalorisés d'ici à 2030, les 200 devant l'être d'ici 2035. Un comble lorsque l’on constate l’importance du char de bataille dans un conflit majeur, qui fait l’impasse sur l’ajout d’un système de protection active (au contraire de nombre de nos alliés)28. Par ailleurs, le programme Scorpion est affecté par les nouvelles priorités budgétaires. Ce sont 1 345 VBMR Griffon et 200 EBCR Jaguar qui devraient être en parc d'ici à 2030, soit une réduction de près de 30% des cibles, imparfaitement compensé par la hausse des parcs de Serval. Mais surtout, les VAB et autres AMX-10RC devront encore rester en service jusqu'en 2030, soit près de 50 ans après leur mise en service ! Même après les modernisations successives, ces véhicules sont totalement déclassés pour combattre des armées modernes et bien équipées.
Certains programmes critiques seront aussi renvoyés par manque de moyens, comme le renouvellement des camions logistiques de l’Armée de terre. Pour les camions, l’appel d’offres Camions Remorques de Nouvelle Génération (CRNG) se fait toujours attendre. Il devrait finalement être « loti » et réparti sur la LPM 2024-2030, mais surtout sur la suivante (2031-2037 ?). Pour rappel, ce programme prévoyait l’acquisition de quelque 7 000 camions logistiques auprès d’un même constructeur, afin de permettre une standardisation et un amortissement sur de grandes séries et donc des prix d’acquisition et d’entretien optimisés. En découpant et en décalant dans le temps un programme de cette ampleur, potentiellement confiés à des fabricants différents, la France pourrait à nouveau réussir le tour de force de payer plus pour obtenir moins.
Il serait prévu d’acquérir en urgence de nouvelles capacités de feu dans la profondeur en commandant des lance-roquettes multiples M142 Himars américains afin de remplacer la petite dizaine de LRU encore en dotation. 13 systèmes devraient être opérationnels d'ici à 2030, 26 au total... en 2035. Un programme national (bombe air-sol AASM) est aussi envisagé pour acquérir cette capacité au plus vite, car les lignes de production américaines sont saturées de commandes (Pologne, Lituanie, Estonie, Lettonie, Australie...) malgré la volonté de Lockheed Martin de produire jusqu’à 96 systèmes par an29 et l’envie d’autres industriels américains comme Rheinmetall de produire le système sous-licence en Europe30. Pour l'artillerie conventionnelle, ici aussi le format définitif ne change pas : ce sont toujours 109 Caesar NG qui doivent être alignés en 2030.
Le renforcement de la défense sol-air basse couche, grande oubliée des « dividendes de la paix » semble aussi renvoyée après 2030. Pour le moment, 5 milliards € seraient investis sur la période 2024-2030 afin de remplacer les systèmes sol-air Crotale, en cours de retrait, par 9 systèmes MICA VL, très performants, et un nombre inconnu de missiles31. Le nombre de batteries (MAMBA/SAMP/T) modernisées resterait de 8 unités, 12 devant être alignées en 2035. La lutte anti-drone reste également insuffisante, puisque ce sont seulement 12 Serval LAD qui sont prévus pour 2030.
De grosses inquiétudes planent enfin sur le programme de modernisation de l’hélicoptère de combat Tigre. Devant être initialement financé avec l’Espagne et l’Allemagne, cette dernière a finalement abandonné le programme. Faute des budgets nécessaires, la France ne saurait que traiter les obsolescences actuelles sur une partie de la flotte (42 machines sur les 67 en parc)32. Cette modernisation a minima aurait été entérinée par l’État-major des armées pour défendre d’autres lignes budgétaires jugées prioritaires, en dépit d’un recours des grands industriels impliqués dans le projet (Thalès, Safran, Airbus et MBDA)33. Pour le programme d'hélicoptères interarmées léger, ce sont seulement 70 unités qui doivent être en service d'ici à 2035, au lieu des 169 prévus à l'origine. Ici aussi, il faudra patienter longuement avant de voir un successeur à la Gazelle et au Dauphin entrer en service.
Pour les autres armées, voici les grandes lignes qui se dégagent à ce jour de cette LPM :
Le porte-avions de nouvelle génération (PANG), qui doit remplacer le Charles de Gaulle à l’horizon 2038, sera bel et bien construit. Mais cela se fera au prix de reports de livraisons des deux dernières frégates FDI (n°4 et 5) à l’horizon 2031 et 2032, contre 2028 et 2029 actuellement prévu et d'un ravitailleur. Trois bâtiments ravitailleurs BRF (bâtiment ravitailleur des forces) de la classe Jacques Chevalier seront construits en 2030 au lieu des quatre initialement prévus.
L’Armée de l’air devrait poursuivre sa transformation mais le tout Rafale, demeurera une promesse non tenue en 2030 : la cible de la précédente LPM à 185 a été rabaissée à seulement 137. En prenant en compte la Marine et ses 40 Rafale, ainsi que la cible de Mirage 2000D modernisés, l'objectif de disposer de 225 avions de combat en 2030 est repoussée à 2035. Un format global qui demeure très insuffisant pour répondre dans de bonnes conditions à toutes les exigences des différents contrats opérationnels et au bon entraînement des équipages, qui s’entraînent déjà moins que ce que prévoient les normes Otan (162 heures en 2022, seulement 147 heures prévues en 2023 pour une norme Otan à 180 heures/an pour la chasse)34. Malgré ces insuffisances, il est possible que les modernisations de la flotte soient décalées.
L’équipement des armées en drones va connaître un essor avec cette LPM à la mesure du retard que nous avons pris depuis 10 ans : à l'horizon 2030, nos armées devraient être équipées de près de 3 000 drones. On peut cependant regretter la lenteur avec laquelle ces équipements entrent en dotation : en 2030, ce sont 17 drones Patroller seulement qui seront en service, et qui coûteront - non armés - 350 millions € au total. On remarque dans ce domaine une très faible efficacité de la dépense : pour le même prix, nous pourrions avoir l'équivalent d'une soixantaine de drones TB-2 Bayraktar turcs, qui seraient eux armés.
Le renouvellement des vecteurs de la dissuasion nucléaire est, l'un des seuls domaines sanctuarisés par cette nouvelle LPM sans précisions particulières de calendrier à ce stade. Les moyens alloués devraient progressivement augmenter, passant de 3,9 à 5,5 / 6 milliards € par an d’ici à 2025. Le remplacement des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) de classe le Triomphant par la classe SNLE 3G se poursuit également, le chantier du 1er exemplaire (sur 4 prévus) devant commencer en 2023 pour s’achever en 203535. Pour la composante aéroportée mise en œuvre par l’Armée de l’air au travers des FAS (forces aériennes stratégiques) et par la Marine au travers de la FANu (force aéronavale nucléaire), le programme clé est le remplacement du missile ASMP-A par un successeur, l’ASN 4G, à l’horizon 2035. Il s'agit d’un missile capable d’atteindre des vitesses hypersoniques et ainsi accroître ses capacités de pénétration des défenses antiaériennes et antimissiles adverses36.
Ces recherches sur l'hypersonique s’incarnent également dans le développement du planeur hypersonique V-Max, dont le concept fut officialisé par Florence Parly en 2019 pour un premier vol de démonstrateur en 2021 qui se fait toujours attendre. Si un certain nombre de pays s’intéressent aujourd’hui aux applications de la technologie hypersonique, peu ont lancé des programmes de développement (Inde, Australie, Japon, France). Seuls les États-Unis, la Chine et la Russie disposeraient de recherches très avancées laissant entrevoir le déploiement prochain de missiles opérationnels dédiés aussi bien à des missions de frappe nucléaire que de frappe antinavire sur des cibles de grande valeur, typiquement des porte-avions37.
Dans le domaine spatial, la prochaine LPM devrait poursuivre les efforts de la programmation en vigueur. 6 milliards devraient y être consacrés sur cette nouvelle période. Elle devrait ainsi inclure plusieurs programmes déterminants pour accroître nos capacités dans le domaine extra-atmosphérique. Comme pour le champ cybernétique, l’espace a cela de particulier qu’il s’agit d’une zone grise dans laquelle de plus en plus de pays y développent des capacités d’agression en se masquant derrière des capacités civiles, tandis que nous y sommes extrêmement dépendants. Au-delà des capacités de surveillance spatiales que nous possédons déjà et qui seront remplacées sur des cycles d’une décennie environ38, il serait question de développer des capacités nouvelles. D’abord dans le domaine de l’alerte avancée pour la détection des missiles balistiques et hypersoniques. Ensuite, il serait question de développer des capacités d’autodéfense et d’agression pour certains satellites, leur conférant la possibilité de neutraliser des moyens spatiaux adverses. Le programme Yoda est une première étape qui viserait à développer deux minisatellites patrouilleurs, devant être déployés d’ici 2023 ou 2024 et qui devraient jouer un rôle de gardien en permettant la détection rapide de visites inamicales39. Des discussions sont également en cours entre la DGA, l’Armée de l’air et de l’espace et Dassault Aviation au sujet d’un projet de drone spatial qui permettrait, s’il se concrétisait, de procurer à la France un accès à l’espace rapide.
Enfin, un domaine d’attention très particulier de l’État-major fait suite à l’actualité récente qui a vu un ballon espion chinois pénétrer à plusieurs reprises l’espace aérien américain à compter du 28 janvier avant d’être abattu le 4 février 2023 : la très haute altitude. Entre le sommet de l’espace aérien souverain d’un État à 66 000 pieds et la frontière de l’espace située arbitrairement à 100 km d’altitude (limite de Karman) existe en effet un espace atmosphérique non réglementé, aujourd’hui une zone grise, mais appelée certainement à devenir un champ de confrontation supplémentaire. Pour l’Armée de l’air et de l’espace, il s’agirait à la fois de compléter la couverture apportée par les capteurs en orbite sur les satellites en y déployant des plateformes d’observation et de surveillance spécifiques, plus performantes, car plus proches du sol, mais aussi de disposer de moyens d’y détruire d’éventuelles plateformes adverses s’y aventurant. Pour le moment, des discussions sont en cours sur le plan doctrinal pour que d'éventuels besoins se traduisent par des commandes effectives de matériel.
La fonction renseignement assurée par le ministère des Armées devrait également bénéficier d’importants moyens supplémentaires puisque la LPM prévoirait une hausse de 60 % du budget sur la période 2024-2030. Cela devrait se traduire par le doublement du budget de la Direction du renseignement militaire (en charge de la production du renseignement d’intérêt militaire - RIM) et de celui de la Direction du renseignement et de la sécurité de défense (en charge de la contre-ingérence dans les armées et la BITD). Globalement, les services de renseignement dépendants du ministère des Armées ont bénéficié de hausses de moyens et d’effectifs importants depuis 2015, car leurs fonctions d’anticipation des menaces et de décryptage des signaux faibles ont toujours été perçues comme déterminante pour la protection de nos intérêts. Aujourd’hui, ces services sont dans une logique de transformation, notamment pour agir davantage dans le cyberespace. La DRSD conduit actuellement plusieurs chantiers de modernisation, notamment pour développer ses capacités cyber. Elle a bénéficié du recrutement de 200 personnels supplémentaires entre 2019 et aujourd'hui (1 590 ETP au total). Et la tendance devrait se poursuivre pour atteindre 1 700 personnels en 2025. Son budget global s'établirait à 59,2 millions € en 2023.
La DGSE connaît également une montée en puissance dans le domaine cyber, malgré des problèmes de recrutements de personnels civils aux compétences très recherchées. Si le plafond d’emploi était fixé à 6 024 ETP en 2022, les effectifs réels étaient de 5 745 ETP. En 2023, ce sont plus de 1 000 personnes que devra recruter le service pour augmenter les effectifs40. Le budget de la DGSE s’établit à 417 millions € sur 2023 (588 millions € prévus en 2025). Les services sont également dans des opérations immobilières d’ampleur pour relocaliser et moderniser leur siège. La DRSD dans la création de son nouveau site au fort de Vanves pour sa direction centrale. La DGSE doit quant à elle déménager du boulevard Mortier à Paris vers le Fort Neuf de Vincennes, un projet au coût estimé de 1,4 milliard €.
Conclusion
La Loi de Programmation Militaire 2024-2030 aurait dû être la plus déterminante des quatre dernières décennies. Elle s’inscrit dans un contexte international de plus en plus dégradé, où transparaît le spectre d’une multitude de conflits régionaux, mais aussi celui d’un conflit majeur dans lesquels nous pourrions être engagés. Qu’il s’agisse d’une escalade du conflit ukrainien, d’un conflit en zone Pacifique ou bien un conflit avec une puissance régionale qui contesterait nos intérêts (au travers de notre espace maritime - ZEE par exemple), les menaces ne manquent pas.
Les pistes programmatiques évoquées dans cette étude montrent une contradiction entre les enseignements du conflit ukrainien que tirent la majorité de nos alliés et le saupoudrage auquel nous allons nous livrer dans cette nouvelle LPM : comme le décrit très bien Roland Pietrini, expert militaire, il s'agit d'une LPM de procrastination qui ne résout rien. Plusieurs de nos lacunes profondes, comme les équipements en drones, sont corrigés a minima. Le reste des renouvellements de capacités est en réalité mis en attente. Le mal est profond, conséquence de presque 30 ans de sous-investissements qui ont mis le modèle « à l’os ». C'est donc entre 50 et 100 milliards € qu'il manque dans cette LPM. Le discours officiel veut que la « transformation des forces » soit un préalable à la cohérence de notre modèle d’armée. La cohérence viendrait ainsi avant la masse. Nous disons au contraire qu’elle doit en être la conséquence : la cohérence du modèle, ce n’est pas de disposer de tout, mais en quantités échantillonnaires. C’est de posséder la capacité à établir un rapport de force crédible avec un adversaire qui menacerait nos intérêts, en préalable de la dissuasion nucléaire. Nos forces conventionnelles sont dangereusement réduites, même en comparaison de puissances régionales comme l'Algérie ou la Turquie par exemple qui massifient leurs parcs de chars, d'avions et de drones. Il est donc impératif de posséder une armée solide, d’une taille suffisante pour durer dans des conflits toujours plus durs et consommateurs en ressources. Quitte pour cela à concentrer les investissements dans la montée en puissance des parcs de chars, d'artillerie, d'avions et de munitions et ne pas saupoudrer partout et donc nulle part. Certes, des rattrapages capacitaires sont annoncés qu’il était indispensable de résorber pour demeurer un partenaire crédible. Sur le plan du combat aéroterrestre, la défense sol-air en fait partie, comme l’artillerie à longue portée par exemple.
Même si les moyens financiers alloués paraissent importants de prime abord, ils ne permettent en réalité pas de rattraper notre retard dans nombre de domaines et de muscler simultanément les unités de combat et de soutien. Nous ne pouvons donc que déplorer que les hausses potentielles de format aient été grignotées par les investissements dans certains trous capacitaires décidés il y a des années. Fondamentalement, les armées françaises resteront avec un format de 77 000 hommes pour la force opérationnelle terrestre, 200 chars, 109 canons Caesar, 300 engins blindés de reconnaissance et de combat Jaguar de reconnaissance offensive, 630 véhicules VBCI et 1 818 VBMR Griffon. L’Armée de l’air et de l’espace demeurera à un plancher de 185 avions, que compléteront 40 Rafale de l’aéronavale, alors qu’il en faudrait environ 300 au total pour respecter les exigences des contrats opérationnels et notamment correctement entraîner les pilotes. La Marine nationale restera elle-même limitée à 6 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) et 15 frégates de premier rang, alors qu’il en faudrait respectivement 8 et 20 pour assurer une protection crédible de nos espaces économiques exclusifs, notamment dans le Pacifique. Ces formats sont déjà peu ambitieux, et ne seront vraisemblablement atteints qu'en 2035, et plus en 2030. Sur le plan des munitions et des stocks, un an après le début de la guerre, la France n’a toujours pas commandé de munitions en quantité significative et les usines d’armement tournent à un régime toujours ralenti. Si nous voulions drastiquement augmenter les quantités produites annuellement sur notre sol, il faudrait s’attendre à une latence de plusieurs années. Un retard que nous ne pourrons peut-être pas nous permettre.
Au-delà des chiffres, il faut nous inquiéter de la perception très administrative de la conduite de la chose militaire, conduisant à créer davantage de structures ad hoc pour résoudre un problème et à multiplier des commandements, structures parallèles, et officines sans troupes. Les troupes conventionnelles, qui pourront être déployées sur le terrain, sont réduites, pour transférer des moyens à ces structures à l’effectivité discutable, mais qui, sur le papier, permettent d’afficher qu’un problème est traité. Dans les faits, dégarnir les unités véritables d’infanterie et de cavalerie ne vont faire qu’aggraver nos faiblesses en termes d’employabilité et d’épaisseur des forces. On retrouve cette logique à l’œuvre dans la création des commandements sur « la guerre hybride » et « des guerres de demain ». On peut déplorer le même problème par rapport à l’industrie militaire. Les industriels ont besoin de commandes pour faire tourner leurs usines, pas seulement de grandes réflexions consensuelles sur l’industrie de guerre. Ces débats théoriques sont certes pertinents pour préparer un sujet aussi important, mais ne doivent pas servir à contourner des problèmes criants de manque de commandes et de visibilité des industriels cherchant à dimensionner leurs moyens de production avec justesse.
En tout état de cause cette hausse des moyens à 413 milliards € sur 2024-2030 semble être, dans le paysage des dépenses publiques actuelles, le maximum que nous puissions faire, compte tenu du niveau de dépenses publiques, mais dans des secteurs non régaliens que l’État n’a de cesse de vouloir investir au détriment de ses missions régaliennes originelles. Dans notre dernière étude sur les armées41, nous avions établi une première fourchette du besoin en crédits nécessaire pour permettre à nos armées de remplir avec un confort relatif ce que demandent les contrats opérationnels actuels. Outre une trajectoire allant vers un budget militaire approchant 2 % du PIB en 2030 (soit 70 milliards € par an) sur laquelle il semble y avoir de facto consensus aujourd’hui, une enveloppe de 50 milliards répartie de 2023 à 2030 sur le modèle allemand du fond extraordinaire (soit 7 milliards de plus par an) permettrait de répondre à la majorité de nos lacunes capacitaires tout en augmentant les formats des forces : 100 000 hommes pour la FOT ; une flotte de 40 hélicoptères de transport lourds ; le passage à une flotte de 300 Rafale ; l’acquisition de 5 frégates de premier rang supplémentaires ; 2 SNA supplémentaires ou encore l’acquisition de 10 corvettes. 50 milliards € peuvent paraître beaucoup, mais en vérité, c’est la volonté politique de réformer notre État en profondeur qui fait défaut, et qui, indirectement, a des conséquences délétères sur nos capacités à investir dans notre défense nationale.
1. Déclaration publique d’Olaf Scholz, le 27 février 2022.
2. German lawmakers approve 100 billion € military revamp, Reuters, 3 juin 2022.
3. Germany approves 10 bln euro F-35 jet deal with U.S., Reuters, 14 décembre 2022.
4. The proposed hike in German military spending, SIPRI, 25 mars 2022.
5. Less than a third of German military assets are operational says report, UKDJ, 21 juin 2018.
6. Germany backtracks on defense spending promises made after Ukraine invasion, Politico, 5 décembre 2022.
7. L’Allemagne a l’ambition de se doter de la plus « grande armée conventionnelle » d’Europe, opex360.com, 29 juin 2022.
8. UK PM Liz Truss commits to raise defence spending to 3% of GDP by 2030, Reuters, 18 octobre 2022.
9. Liz Truss defence spending to cost £157bn, says report, BBC, 2 décembre 2022.
10. The Implications of 3 % for the UK Defence Budget, RUSI, septembre 2022
11. Reinforcing Deterrence on NATO’s Eastern Flank, Wargaming the Defense of the Baltics, Rand Corporation, 2016.
12. Baltics to Up Defense Spending to Three Percent of GDP, thedefensepost.com, 12 décembre 2022.
13. Poland to spend 5% of GDP on defence, Euractiv, 18 juillet 2022.
14. Poland could double army size thanks to voluntary service, says minister, Euractiv, 27 mai 2022.
15. Poland – M1A2 SEPV3 main battle tank, Defense security cooperation agency, 17 février 2022.
16. Poland’s massive tank, artillery and jet deal with S. Korea comes in shadow of Ukraine war, breakingdefense.com, 29 juillet 2022.
17. Ce mécanisme d’urgence, dans les mains de l’exécutif américain, permet de transférer du matériel militaire en urgence à un pays allié, le tout sans autorisation du Congrès.
18. Is the United States Running out of Weapons to Send to Ukraine? Center for strategicand international studies, 16 septembre 2022.
19. Ukraine Aid Strains U.S. Defense Stockpiles, stimson.org, 25 juillet 2022.
20. La nécessaire modernisation de la dissuasion nucléaire, Sénat, 23 mai 2017.
21. Seulement un quart du parc immobilier du ministère des Armées est considéré « en bon état », selon un rapport, opex360.com, 15 février 2023.
22. Le budget des armées passera à 400 milliards €, annonce Emmanuel Macron, France24, 20 janvier 2023.
23. Encore appelée à se « transformer », l’Armée de terre verra ses crédits augmenter de 36% entre 2024 et 2030, opex360.com, 2 février 2023.
24. Notamment les 5e compagnies, créées après la décision de passer d’une Force Opérationnelle Terrestre de 66 000 à 77 000 hommes en 2015.
25. Moins de fantassins mais plus de techniciens : l’Armée de terre réduit le nombre de ses compagnies de combat, opex360.com, 3 mai 2022.
26. L’Armée de terre va créer des commandements dédiés à la « guerre hybride » et aux « guerres de demain », opex360.com, 15 février 2023.
27. Augmentation de 5 ans de la limite d’âge ; clarification des missions pour adapter les compétences du réserviste ; « Récompense » pour les entreprises ; simplification de la passerelle entre l’active et la réserve ; réévaluation de la gratification des réservistes ; autorisation du port de l’uniforme pour les cérémonies officielles ; mise en avant des nouvelles technologies ; changer le regard sur les réservistes.
28. Américains, Allemands, Britanniques ou Polonais prévoient par exemple d’intégrer des systèmes de protection actifs (capables de détruire une munition adverse) sur leurs plateformes de combat actuelles et futures. La France n’a encore rien décidé justifiant sa décision par le caractère non essentiel de ce type de protection, mais en réalité parce qu’aucune marge financière ne le permet.
29. Lockheed making moves to increase Himars production to 96 per year, breakingdefense.com, 18 octobre 2022.
30. Rheinmetall veut produire le système d’artillerie américain M142 Himars en Allemagne, opex360.com, 31 janvier 2023.
31. Défense aérienne : Les Crotale NG de l’armée de l’Air et de l’Espace remplacés par des systèmes VL MICA ? Opex360.com, 21 novembre 2022.
32. Qu’en est-il de la modernisation des hélicoptères Tigre de l’Armée de terre ? asafrance.fr, 25 janvier 2023.
33. De très sérieuses menaces pèsent sur la modernisation de l’hélicoptère d’attaque Tigre, La Tribune, 24 janvier 2023.
34. Selon un rapport, le déficit d’entraînement des pilotes de l’Armée de l’air et de l’espace est « préoccupant », opex360.com, 27 octobre 2022.
35. Naval group, communiqué de presse, 30 juin 2021.
36. Où en est la France dans la bataille des armes hypersoniques et des missiles de nouvelle génération ? Usine nouvelle, 28 mars 2022.
37. Les missiles hypersoniques, une technologie militaire de rupture ? areion24.news, 5 janvier 2023.
38. La génération suivante, composée des systèmes Iris, Ceres et Celeste, est en cours de préparation.
39. En septembre 2018, la France avait accusé la Russie d’avoir cherché à capter les communications du satellite franco-italien Athena Fidus.
40. Avis sur le PLF 2023 (programme 144) au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Sénat, Pascal Allizard et Yannick Vaugrenard.
41. Protéger : quelles orientations budgétaires et capacitaires pour nos armées ? Société Civile n°233, Fondation IFRAP, avril 2022.