Le chantage à la grève que la France a connu avant les Jeux olympiques illustre la nécessité de mieux encadrer le droit de grève dans notre pays. Le calme apparent de la fin d’année 2023 et de la première moitié de l’année 2024, en matière de conflits sociaux, est un leurre car devant la menace constante des syndicats de perturber les Jeux avec des grèves, les pouvoirs publics auront cédé sur tout.
Preuve de ce chantage, dans les trois fonctions publiques, la CGT a déposé des préavis de grève courant du 15 avril au 15 septembre. Un préavis équivalent a été déposé par FO. À la RATP, des préavis de grève couraient depuis le 5 février jusqu’au 9 septembre, soit le lendemain des Jeux paralympiques. D’autant que la légitimité des revendications interroge. Alors que la grève sans revendication professionnelle et politique est théoriquement illicite en France, comment expliquer l’appel à une grève le 18 juillet 2024, soit une semaine avant la cérémonie d’ouverture des Jeux et lancée par la CGT Cheminots pour « exiger la mise en place d’un Gouvernement issu du Nouveau Front populaire » à la suite des élections législatives 2024 ?
En 2021, une année peu marquée par les conflits sociaux, on aura décompté près de 2,5 millions de jours de grève en France dans le secteur privé et la fonction publique d'État. Un chiffre qui peut doubler lors des années conflictuelles, comme 2019 et 2022 par exemple, et les mouvements contre une réforme des retraites. Les données de l’Institut syndical européen montrent bien que, qu’importe la période étudiée, la France fait systématiquement partie des États avec le plus grand nombre de jours de grève. À l’inverse, si les autres États européens connaissent des périodes de conflits sociaux, ils connaissent aussi des périodes d’apaisements… ce qui n’est jamais notre cas.
Il est urgent de renouer avec un dialogue social sain en France et de mettre fin aux stratégies de recherche de points de pression (Jeux olympiques, départ en vacances des Français, fêtes de fin d’année) pour y faire peser une menace constante via le détournement des préavis de grève qui, à l’origine, devait permettre aux services publics d’assurer un service minimum. Si le droit de grève est un droit constitutionnel en France, son utilisation actuelle par une minorité (8 % de salariés syndiqués dans le privé, 18 % dans le public) a des conséquences disproportionnées pour les usagers et l’économie qui militent pour un encadrement de ce droit social.
Pour sortir la France du chantage à la grève, la Fondation IFRAP dresse 10 propositions inspirées des pratiques de nos voisins européens afin de :
- lever les zones d'ombre autour des caisses et accords de sortie de grève ainsi que sur les données cachées du nombre de jours de grève dans la fonction publique ;
- limiter le droit de grève autour des grands événements et des départs en vacances, fêtes de fin d'année afin de mettre fin aux « prises d'otages » que les Français connaissent depuis plusieurs années ;
- encourager l'émergence de nouveaux syndicats en instaurant le chèque syndical et en supprimant le monopole syndical au premier tour des élections professionnelles ;
- lutter contre les détournements actuels du droit de grève en limitant la durée de validité des préavis, en limitant les grèves politiques à 24 heures (voire en les interdisant comme en Allemagne) et en sanctionnant les abus liés au droit de retrait.
I. 1 milliard € d’avantages obtenus ? Le cas symptomatique des Jeux Olympiques 2024 et du chantage à la grève
Une période de travail exceptionnelle justifie bien des primes exceptionnelles et les revendications syndicales préolympiques sont un phénomène récurrent dans les pays hôtes. Ainsi, en 2012, pour les Jeux de Londres, les conducteurs des transports en commun avaient obtenu 1 000 £ pour ceux du métro londonien et 850 £ pour les autres effectifs1 à la suite d’un accord signé en mai 2012. 577 £ pour les conducteurs de bus avaient aussi été accordées le 18 juillet 2012 sous la menace d’une grève quatre jours avant la cérémonie d’ouverture2. Les policiers mobilisés avaient, eux, obtenu une indemnité journalière de 80 £. 12 ans plus tard, on observe, pour les Jeux de Paris 2024, un dérapage financier bien plus conséquent lié à l’octroi de ces primes et avantages salariaux, obtenus sous la menace constante d’une grève pendant les Jeux.
Cette estimation prend en compte les autres mécanismes de compensation qui ont été négociés et qui ne sont pas tous connus. De façon non exhaustive, on trouve :
- à la SNCF : la majoration des RTT de 25 à 40 % sur la période, une indemnité journalière de gardes d’enfants (de 40 à 50 € par jour), un renforcement du comité d’entreprise (pour proposer plus de places en colonies) ou encore une indemnité de logement.
- pour les contrôleurs aériens : 18 jours de récupération supplémentaire et un déplafonnement du compte épargne temps.
- dans la fonction publique : 10 000 chèques emploi-service universels d’une valeur de 200 € par enfant, pour simplifier la garde de ces derniers pendant la période estivale.
La Fondation IFRAP estime que ces primes olympiques légitimes, mais particulièrement généreuses, pourraient coûter entre 571 et 838 millions €, dont 385 à 607 millions €, uniquement pour les agents publics.
Les avantages pérennes ayant bénéficié du levier « chantage à la grève »
Les syndicats ont profité de ce levier des Jeux olympiques pour rajouter des revendications annexes. On parle là de revalorisation salariale et/ou mécanismes dérogatoires sans lien avec une charge de travail lié à l’accueil des Jeux olympiques à Paris.
Certaines sont temporaires. Dans les aéroports de Paris, un mouvement de grève lancée le 21 mai et qui menaçait de reprendre le 17 juillet demandait une « gratification homogène pour tous les agents » que ces derniers travaillent ou non pendant la période du 8 juillet au 15 septembre. Un accord allant dans ce sens a été signé par la direction le 16 juillet dernier et une prime de 300 € serait accordée au plus de 6 100 salariés en septembre. Soit un coût de 1,8 million €.
D’autres sont pérennes et engagent les finances publiques sur plusieurs années. Ainsi, les éboueurs de la Ville de Paris ont obtenu une revalorisation des rémunérations de 50 € bruts par mois à partir de juillet 2024 et de 30 euros bruts par mois à partir de janvier 2025. Soit un coût d’environ 4,8 millions € par an.
Mais le plus choquant reste la mise en place d’une retraite spéciale (ou cessation progressive d’activité) à la SNCF accordée en mai 2024. Avant, les contrôleurs pouvaient partir plus tôt avec une période de 18 mois moitié travaillée et moitié non travaillée payée à 75 %, tandis que les conducteurs bénéficiaient du même dispositif sur 15 mois. Désormais, les contrôleurs auront 18 mois travaillés payés à 100 % et 18 mois non travaillés payés à 75 % contre 15 mois pour les conducteurs. Ce dispositif dérogatoire annule de facto les effets de la réforme des retraites de 2022 et pourrait avoir un coût théorique maximum de 300 millions € par an. Une somme qui viendra s’ajouter aux 3 milliards de subventions annuelles que le contribuable verse déjà pour équilibrer le régime de pension ultra-déficitaire des agents de la SNCF.
Étant donné son coût pour le contribuable, on aurait pu espérer que l’accord qui réinstalle un régime spécial de retraites à la SNCF mette fin aux grèves. Et bien dès le 21 mai suivant, les cheminots de l’entreprise étaient en grève pour demander un doublement de leurs primes olympiques. Ce qu’ils ont obtenu dès le 22 mai. Le média Révolution permanente soulignant à ce propos que « le rapport de forces par grève paye » et « effray[ait] la direction de la SNCF, mais aussi le Gouvernement et le Comité olympique, qui surveillent comme le lait sur le feu les secteurs de la classe ouvrière qui pourraient perturber les Jeux à Paris »3.
Dans une période où le Gouvernement cherchait des milliards d’économies, les accords préolympiques et l’usage du chantage à la grève devraient coûter entre 600 millions et 1 milliard € en 2024, suivi de 300 millions de dépenses pérennes à partir de 2025.
II. Droit de grève : quel cadre légal ?
Depuis le 27 octobre 1946, le droit de grève est inscrit dans la Constitution, « Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent » explique l’alinéa 7 du préambule, ce qui signifie d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un droit absolu. Or quasiment aucune loi n’est venue le réglementer. Le Code du travail ne fait que poser le principe du droit de faire grève et ne réglemente que la nécessité d’un préavis dans les services de l’État et des collectivités locales.
Dans la pratique, ce sont les tribunaux, et particulièrement la Cour de cassation, qui sont intervenus pour définir le droit de grève et les conditions de sa légalité en France. La définition en est la « cessation collective et concertée du travail par les salariés d’une entreprise en vue d’appuyer des revendications professionnelles ». La limite de l’exercice du droit de grève est donc l’existence de telles revendications professionnelles, qui doivent être portées à la connaissance de l’employeur au moment de faire grève, mais les tribunaux ont élargi les motifs du droit de grève de telle façon que les limites en ont quasiment disparu. Ainsi, les grèves politiques (contre une réforme portée par le Gouvernement par exemple) ne sont, en principe, pas licites, mais la Cour de cassation a acté qu’une grève motivée à la fois par des raisons politiques et professionnelles est licite.
Et dans la fonction publique ?
« Les agents publics exercent le droit de grève dans le cadre des lois qui le réglementent » est la formule inscrite à l’article L.114-1 du Code général de la fonction publique en 1946. Mais dès 1947, des tentatives de réglementation ont vu le jour pour limiter le droit de grève des fonctionnaires de police et des CRS. Le 7 juillet 1950, par la décision Dehaene, le Conseil d’État juge qu’en l’absence de loi applicable, il appartiendra aux chefs de service de réglementer le droit de grève des fonctionnaires. En 1958, l’interdiction s’étend aux services extérieurs de l’administration pénitentiaire et de la magistrature, puis, en 1964, à celui des contrôleurs de la navigation aérienne. Suite à la grève des mineurs de 1963, les gouvernements proposeront et obtiendront la légalisation du dépôt de préavis dans les services publics (loi du 31 juillet 1963). Ils y interdiront les grèves tournantes, sauvages et surprises. Ils mettent en place le principe du « tantième indivisible » qui conduit à retenir une journée sur le salaire pour tout arrêt de travail, ne serait-ce que d’un quart d’heure dans la journée. En 1984, ils rendent obligatoire un service minimal à la radio et à la télévision. Les agents publics qui n’ont pas le droit de faire grève sont les suivants : les fonctionnaires actifs de la police nationale ; les magistrats judiciaires ; les militaires ; les personnels des transmissions du ministère de l’Intérieur, enfin les fonctionnaires des services déconcentrés de l’administration pénitentiaire (gardiens de prison).
En Allemagne, la logique est inversée et les fonctionnaires n’ont pas le droit de faire grève… sauf les agents de services publics sous contrat de droit privé. Un droit conditionné par le Tribunal fédéral du travail au fait de « ne pas léser indûment les intérêts vitaux de la population et de veiller, en cas de grève [et] à ce que les mesures de protection indispensables soient assurées ». Une rigueur qui n’est pas sans conséquence puisqu’en 2022, le pays ne comptabilisait que 6,5 jours de grève pour 1 000 employés (public inclus) contre 99 pour 1 000 salariés du privé en France4. Même chose au Danemark où les fonctionnaires ne bénéficient pas du droit de grève à l’exception de ceux sous contrat de droit privé. S’il n’existe aucune réglementation sur le service minimum, mais la continuité est très souvent assurée par le contenu des accords négociés par les partenaires sociaux.
Un service minimum jamais effectif
Concernant la question du service minimum : en France, il est acté que certains métiers du secteur public sont concernés par une obligation d’assurer un service minimum (via la jurisprudence ou la loi), les services de radiodiffusion et de télévision publiques ; le contrôle de la navigation aérienne, les agents hospitaliers, Météo France, etc. Dans la fonction publique hospitalière, c’est le directeur de l’établissement qui a compétence pour organiser le service minimum. Enfin, s’agissant des enseignants des écoles maternelles et élémentaires, la loi met en place non pas un service minimum, mais un service de substitution : un service d’accueil gratuit des enfants est mis en place, soit par l’Éducation nationale elle-même, soit par la commune lorsqu’au moins 25 % des enseignants sont grévistes.
Dans les transports, c’est la loi de 2007 sur la continuité du service public dans les transports qui tente d’imposer un service minimum via un dialogue social entre chaque entreprise de transport et ses organisations syndicales. Si ces négociations préalables échouent, l’autorité organisatrice de transport (une collectivité territoriale ou un établissement public) détermine les niveaux de services assurés en fonction de l’importance des perturbations, les fréquences et les plages horaires ainsi que la liste des points prioritaires desservis (hôpitaux, écoles, administrations, gares, etc.). Mais les choses se compliquent lorsque la grève est massive puisque dans ce cas-là l’entreprise ne peut redéployer l’ensemble des non-grévistes sur l’ensemble du réseau. Il n’existe pas, en l’état actuel de la loi, de possibilité de sanction en cas de non-respect par l’entreprise de ses obligations conventionnelles. Cependant, la limitation principale de la loi de 2007 provient du fait que la négociation avec l’employeur en amont n’a aucun effet « lorsque le motif de la grève dépasse l’entreprise elle-même et vise des revendications que l’employeur ne peut satisfaire ». De facto, elle n’introduit pas de service minimum dans les transports publics terrestres de voyageurs.
Enfin, la loi sur transformation de la fonction publique de 2019 est venue compléter la limitation du droit de grève dans la fonction publique territoriale en garantissant la continuité de certains services territoriaux par la mise en place d’un délai de prévenance de 48 heures pour permettre aux communes de mettre en place un service minimum. Sont concernés les services publics locaux : de collecte et de traitement des ordures ménagères, de transport, d’aide aux personnes âgées et handicapées, d’accueil des enfants de moins de 3 ans (crèches municipales ou familiales), d’accueil périscolaire (centres aérés) et de restauration collective et scolaire, la protection des biens et des personnes, la gestion des équipements sportifs et la délivrance des titres d’état civil.
Malgré toutes ces réglementations autour du service minimum, les détournements sont légion. Déjà sur l’obligation de déposer un préavis de grève : à l’origine, ce délai obligatoire devait permettre au service public de se réorganiser pour garantir un service minimum dans l’esprit de la loi de 2007… mais les syndicats déposent désormais des préavis de grève illimités qui permettent à leurs adhérents de se mettre en grève de façon spontanée. La députée, Christine Lavarde, avait interpellé le Gouvernement via une question écrite en février 2019 sur le sujet, mais elle n’a jamais reçu de réponse. Elle évoquait le fait que la grève dans la distribution du courrier dans les Hauts-de-Seine qui a duré plusieurs semaines en 2018 se basait sur un préavis de grève datant de 2015. Autre exemple, le préavis de grève de la RATP pour la journée du 19 janvier 2023 avait été déposé… en 2019.
Des mécanismes très faibles pour mettre fin à la grève
Consacré au sommet de la hiérarchie des normes, le droit de grève est particulièrement large et protégé en France. En effet, dans le secteur privé, un mouvement de grève peut être déclenché à tout moment et par tout salarié. Il n’y a également quasiment aucune contrainte de forme :
- les salariés grévistes ne sont pas obligés d’informer leur employeur de leur intention d’exercer leur droit de grève ;
- ils n’ont pas à respecter de préavis ni de délai de prévenance ;
- une grève est légale même si elle n’a pas été précédée d’un avertissement ou d’une tentative de conciliation avec l’employeur.
Principale condition, l’employeur doit connaître les revendications professionnelles des salariés au moment du déclenchement de la grève. Cependant :
- les salariés ne sont pas obligés d’attendre le refus de leur employeur de satisfaire à leurs revendications pour entamer la grève ;
- il n’y a pas, non plus, de durée maximale ou minimale d’une grève ;
- enfin, la grève n’entraîne pas rupture, mais suspension du contrat de travail du salarié ;
- ainsi, aucun salarié ne peut être ni licencié, ni sanctionné, ni faire l’objet d’une discrimination pour avoir fait grève. L’employeur peut néanmoins retenir sur la paie du salarié une part du salaire et de ses éventuels accessoires.
En face, les mécanismes pour mettre fin à la grève restent assez faibles. Par exemple, concernant les réacteurs nucléaires, par un arrêt du 12 avril 2013, le Conseil d’État a établi une jurisprudence importante : l’employeur ne peut, ni unilatéralement ni par l’intermédiaire du juge judiciaire, réquisitionner des grévistes, sauf s’il s’agit d’une structure gérant un service public, comme dans le cadre de l’approvisionnement en électricité par EDF (CE, 12 avril 2013).
L’article L2215-1, 4° du Code général des Collectivités territoriales prévoit que le préfet peut réquisitionner des agents du secteur privé en cas d’urgence et d’atteinte à l’ordre public et le refus d’exécuter les mesures prescrites par l’autorité requérante constitue un délit passible de six mois d’emprisonnement et de 10 000 € d’amende. Il existe des précédents de réquisition dans le secteur du carburant et de l’électricité. En 2010, le préfet des Yvelines avait réquisitionné les agents grévistes d’une raffinerie Total car l’aéroport de Roissy était proche de la pénurie de kérosène. La réquisition portait spécifiquement sur l’acheminement et la livraison du carburant, et non sa production. Cette décision avait été déclarée légale par le Conseil d’État (CE, 27 octobre 2010). En octobre 2022, le tribunal administratif avait déclaré légale, la réquisition des employés d’Esso. En effet, il y avait bien urgence alors que plusieurs départements étaient en situation de pénurie de carburant, ce qui désorganisait l’activité économique et la sécurité publique avec des scènes de bagarres et de violences dans les stations.
Ce pouvoir de réquisition, peu utilisé, est encadré par une condition de forme imposant l’adoption d’un arrêté motivé en dépit de l’urgence, et par trois conditions de fond :
- d’abord, le pouvoir de réquisition ne peut intervenir qu’en cas d’urgence ;
- ensuite, il faut qu’une atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publique l’exige ;
- enfin, il faut que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police.
En réalité, lorsque l’on se compare au reste de l’Europe, on constate que l’encadrement du droit de grève en France apparaît systématiquement moins restrictif. Prenons les Pays-Bas, par exemple, où la jurisprudence du 21 mars 1997 de la Cour Suprême a consacré l’idée selon laquelle, dès lors qu’une entreprise fournit des services dont l’économie nationale dépend fortement ou qui concernent tout le pays, les syndicats doivent faire preuve d’une diligence particulière dans le choix de l’action collective, une grève à durée indéterminée étant ainsi le plus souvent considérée comme disproportionnée.
Pourquoi ne pas s’inspirer de nos voisins Britanniques, par exemple, pour garantir que la grève est bel et bien souhaitée par la majorité des salariés à travers le système du « balloting ». Ou bien encore des Allemands, et de leur principe de l’ultima ratio : la grève comme ultime recours, le dialogue social et le respect des conventions collectives en priorité. Autres options : les procédures spéciales de médiation et de conciliation que l’on trouve dans les pays nordiques où le taux de syndicalisation est beaucoup plus élevé qu’en France. Des réformes dans ce sens permettraient d’éviter de devoir recourir à des réquisitions et de renouer avec un dialogue social apaisé et non plus synonyme de blocage.
Interdiction des grèves pendant les vacances scolaires, les grands événements et le service minimum : le cas italien
En Italie, le service minimum est assuré depuis une loi du 12 juin 1990 modifiée par la loi du 11 avril 2000. Les « services publics essentiels » comprennent les services proprement régaliens ainsi que les télécommunications, les services financiers et les transports en commun et maritimes. Il revient à une autorité indépendante en cas de défaut d’accord entre les parties négociant les conventions collectives relatives aux services minimums de reprendre la main et de définir elle-même ces garanties. Elle est en outre chargée d’apprécier l’opportunité des prestations minimales définies dans les conventions collectives et de formuler au besoin des prescriptions complémentaires. Enfin la commission de garantie peut à la demande des parties formuler un jugement arbitral sur l’interprétation des accords concernant le service minimum. La commission est composée de neuf personnes nommées par le président de la République sur proposition des présidents des deux chambres parmi les experts juridiques et les spécialistes des relations de travail.
Les décisions de l’autorité sont susceptibles d’être contestées devant le tribunal du travail. L’approche italienne se traduit dans les transports par la garantie :
- d’un service complet pendant 6 heures/jour subdivisé en deux tranches horaires (6-9heures et 18-21 heures) ;
- d’un service de desserte des banlieues et des liaisons longue distance ;
- des périodes où les déplacements sont les plus massifs (vacances d’été, Noël, Pâques et consultations électorales) ;
- de respecter un préavis d’au moins 10 jours déterminant la durée de la grève qui ne peut pas être illimitée et communiquer aux usagers les principales caractéristiques du service minimum et les mesures de retour à la normale prévue à l’issue de la grève au moins 5 jours avant le début de la grève.
III. Le cadre légal du droit de grève en Europe
Royaume-Uni
Le Royaume-Uni affiche une législation particulièrement restrictive concernant le droit de grève. De strictes exigences procédurales sont posées pour que l’organisation d’une grève soit licite. Tout d’abord, pour être légale, la grève doit obligatoirement être déclenchée par un syndicat ou avalisée par lui, contrairement au système français dans lequel n’importe quel salarié peut décider de faire grève. Par ailleurs, la loi de 1992 sur les syndicats et les relations du travail impose aux syndicats des obligations contraignantes en matière de vote de la grève et de préavis. Ainsi, un vote doit être organisé par les syndicats avant le commencement d’une grève, c’est la procédure dite du « balloting ». À défaut de vote, l’immunité civile des syndicats tombera et leur grève sera illégale, ce qui pourra entraîner non seulement la rupture du contrat de travail des grévistes, mais également le versement de lourdes indemnités à l’employeur. Le vote doit respecter plusieurs exigences : il doit être secret, indépendant, organisé aux frais des syndicats et opéré dans tous les lieux de travail concernés par la future grève.
Enfin, les employés grévistes sont moins protégés au Royaume-Uni qu’en France. Le contrat de l’employé gréviste britannique n’est pas suspendu pendant une grève, et le fait d’arrêter le travail constitue donc un motif valable de licenciement. Le droit accorde une faible protection de 12 semaines aux employés grévistes, à compter du début de l'action collective. Par ailleurs, l’État met un terme aux aides sociales du salarié gréviste pendant la durée de la grève.
Allemagne
En Allemagne aussi, le mouvement de grève ne peut être initié et porté que par un syndicat. Les objectifs énoncés par les grévistes doivent pouvoir être atteints grâce à un accord pécuniaire, et les revendications pécuniaires en question doivent être recevables d’un point de vue légal.
Par ailleurs, le cœur de la législation allemande sur le droit de grève est le dialogue social. L’objectif est d’encourager le plus possible le dialogue syndicat – employeur afin d’éviter la grève. Ainsi, la grève doit obligatoirement intervenir uniquement en dernier recours lorsque des négociations préalables ont échoué. C’est le principe de l’Ultima ratio. Ce même principe existe dans de nombreux autres États comme en Suisse par exemple. À l’inverse, le droit français autorise une grève, même si elle n’a pas été précédée d’une tentative de conciliation avec l’employeur.
Les conventions collectives jouent également un rôle central en Allemagne, et l’engagement de paix sociale doit être honoré : la grève ne peut débuter qu’une fois la durée d’application de la convention collective expirée. Et comme au Royaume-Uni, la législation allemande soumet la grève à une exigence de vote : 75 % des salariés syndiqués doivent voter, à bulletin secret, en faveur de la grève.
Enfin, et c’est une différence majeure avec la France, la durée et l’ampleur du mouvement de grève doivent être proportionnelles aux spécificités des revendications. Ces facteurs sont laissés à l’appréciation des tribunaux du travail.
Dans les pays nordiques
Comme en France, en Suède et en Finlande, le droit de grève a un solide ancrage constitutionnel. Pour autant, il s’exerce d’une manière bien différente puisqu’en effet, le droit de grève s’exerce de manière centralisée, au niveau des syndicats. De plus, comme en Allemagne, le règlement amiable et le dialogue social sont privilégiés. Ainsi, des procédures spéciales de médiation ou de conciliation sont mises en place pour permettre un règlement amiable des conflits, et les conventions collectives prévoient en général une obligation de trêve sociale qui empêche les syndicats de recourir à une action revendicative pendant la durée de validité de la convention collective.
Par exemple, en Suède, le Service national de médiation peut, à certaines conditions, désigner un médiateur sans le consentement des parties. De plus, le droit suédois, comme le droit norvégien, prévoit le recours obligatoire à l'arbitrage pour mettre fin à une grève. Enfin, au Danemark et en Norvège, la conclusion d'une convention collective rend illégal le déclenchement d'une action collective pendant la période de validité de la convention.
Interdire la grève dans les transports 60 jours par an : la piste du Sénat
En février 2024, le groupe centriste du Sénat faisant le constat du chantage à la grève qui était en train de se dérouler à l’approche des Jeux olympiques a déposé une proposition de loi pour la « continuité du service public de transports et droit de grève ». Une loi adoptée par le Sénat en avril (majorité Les Républicains et union centriste)… mais que l’Assemblée nationale (majorité présidentielle à l’époque) a refusé de reprendre. À ce jour la loi est toujours dans les limbes. La proposition de loi visait à appliquer la méthode italienne en France en instaurant des périodes de 15 jours maximum (dans un seuil de 60 jours par an) où le Gouvernement pourrait interdire les grèves dans les services publics et les transports afin d’éviter les situations de blocage pendant les vacances scolaires… ou les Jeux olympiques par exemple. Le Gouvernement a critiqué l’approche de la proposition de loi « trop disproportionnée par rapport à l’intérêt général » pointant du doigt le risque que cette rédaction aboutirait à interdire toute grève durant « 20 semaines de vacances et 13 jours fériés » soit « presque la moitié de l’année ». Un problème rédactionnel qui aurait pu être facilement contourné en proportionnalisant davantage le dispositif annoncé :
- le législateur pourrait ne viser que les veilles de vacances et leurs deux derniers jours, ce qui limiterait les grèves sur seulement 12 jours par zone (A, B, C). Avec une possibilité de modulation en fonction des zones ;
- le législateur pourrait viser comme en Italie les périodes électorales ;
- il pourrait également insérer spécifiquement la période du baccalauréat écrit soit 9/10 jours supplémentaires.
La mise en œuvre de cette loi permettrait notamment de mettre fin au chantage des grèves de Noël qui sont devenues traditionnelles puisque tombant dans la période de négociation des salaires à la SNCF. Entre décembre 2002 et décembre 2022, 14 mois de décembre sur 20 ont été perturbés par des grèves SNCF. En décembre 2023, pas de perturbation, les syndicats ayant annoncé privilégier une mise sous pression au début des Jeux de Paris.
IV. 2,4 ou 3,3 millions ? Les journées de travail perdues pour grève en France
Si l’on se penche sur les données sur le nombre de journées de travail perdues pour fait de grève lors des six dernières années, on constate un nombre moyen annuel de journées de grève perdues de 2,4 millions pour l’ensemble des salariés du privé et la fonction publique d’État, soit environ 20,5 millions de salariés et 2,5 millions d’agents publics.
22 % des jours de grève liés à la fonction publique d’État
Entre 2017 et 2022, les agents de l’État ont regroupé 22,2 % des journées perdues, soit une surreprésentation de + 10,7 points en moyenne par rapport à leur part dans l’effectif total. Un pic ayant également été atteint en 2019 quand les agents de l’État ont comptabilisé 33,2 % des journées perdues, soit une surreprésentation de + 21,9 points. Cette année-là, d’ailleurs, les agents du ministère de l’Éducation nationale représentaient 79 % des journées perdues pour fait de grève dans la fonction publique d’État. En 2e position, on trouve les agents des ministères économiques et financiers avec 13 % des journées de grève. Des ordres de grandeur que l’on retrouve d’année en année.
En 2019, 39 % des jours de grève liés au secteur des transports
Lors des années conflictuelles, le secteur des transports est également particulièrement présent dans les statistiques entourant les grèves. Il n’y a qu’à suivre les changements méthodologiques de la Dares pour s’en rendre compte. Ainsi, depuis 1975, la Dares comptait les conflits localisés dans les entreprises y compris les entreprises publiques du secteur des transports (SNCF, RATP, Air France, etc.), mais après le conflit social de 1995, la Dares a ingénieusement choisi de présenter des données redressées portant sur les entreprises privées… hors transports ! Ce qui a entraîné une division par deux du nombre de journées perdues enregistrées. Un biais corrigé depuis 2005 puisque, désormais, la Dares présente le nombre de journées individuelles non travaillées pour fait de grève pour 1 000 salariés en emploi, dans les entreprises de 10 salariés ou plus du secteur marchand non agricole.
Un choix temporaire d’exclure le secteur des transports des données qui traduit le poids de ce secteur dans les grèves. Si l’on se penche sur les statistiques pour 2019 (une année de conflits sociaux liés aux négociations autour de la réforme des retraites), on constate que la RATP et la SNCF qui représentent 14 % des effectifs du secteur transport, pèsent pour 39 % des journées de grève. Ainsi, on peut dire que la fonction publique d’État, la RATP et la SNCF représentaient, en 2019, 45,6 % des journées de travail perdues pour fait de grève.
L’inconnue du nombre de jours de grève dans la fonction publique territoriale et hospitalière
À ce jour, il n’existe pas de données consolidées et publiées sur les journées de grève, ni pour la fonction publique territoriale, ni pour la fonction publique hospitalière, soit un angle mort sur les journées de grèves d’environ 3 millions d’actifs. Ce manque de transparence sur les chiffres est un problème car il occulte, en partie la très forte surreprésentation du secteur public dans le nombre de journées perdues pour fait de grève. En avril 2024, la DGCL présentait une synthèse des RSU, rapport social unique des collectivités, et comptait 225 300 jours de grève répartis dans 3 300 collectivités, soit 9% des collectivités. La DGCL ne précise pas le nombre d'agents concernés et comme 60% des effectifs de la territoriale sont répartis dans les collectivités employant plus de 350 agents, impossible d'extrapoler.
Néanmoins, la Fondation IFRAP qui travaille sur les données des RSU depuis plusieurs années a exploité les data liées aux jours de grève dans 96 de ces employeurs publics en 2021. L’échantillon analysé couvre plus de 430 000 agents, soit 14 % des effectifs de la fonction publique territoriale et hospitalière, et cumulant 132 564 jours de grève comptabilisés au niveau local. Si ce ratio était rapporté à l’ensemble des effectifs locaux, c’est plus de 900 000 jours de grève qu’il faudrait rajouter au compte de la France, nous portant à près de 3,3 millions de journées de travail perdues pour fait de grève par an.
Cet exercice est perfectible. Cependant il permet de souligner que des données existent mais qu’elles ne sont pas exploitées au niveau national et que le nombre de jours de grève en France est, très certainement, sous-estimé. Enfin, l’exploitation des RSU a mis en évidence l’absence d’harmonisation dans le remplissage des RSU, un document obligatoire, par les employeurs locaux. Un très grand nombre d’employeurs locaux ne fournissent pas les données liées aux grèves quand certains ne comptabilisent que les « mouvements de grève » au lieu du nombre de jours. Et quand c’est le nombre de jours qui est présenté, des doutes existent parfois sur la fiabilité des données tant l’écart à la moyenne est fort. Ainsi, alors que la moyenne des 31 grandes villes est de 2 890 jours de grève en 2021, on peut s’interroger sur les données fournies par la ville de Marseille : 225 jours de grève décomptés pour un effectif de 11 928 agents. À titre de comparaison, la même année, la ville de Paris pointait 61 041 jours de grève pour 52 250 agents et la ville de Lyon, 7 137 jours de grève pour 7 063 agents.
V. De -0,1 à -0,2 point de PIB : les pertes économiques les années de "grèves dures"
Quel est le coût d’un jour de grève ?
Un jour de grève, cela coûte 20 millions € à la SNCF, 3 millions à la RATP et 8 millions pour Air France. L’économiste Marc Touati, lui, estime, qu’un jour de grève « dure » en France (représentant une baisse d’activité de 15 à 20 %) pourrait coûter jusqu’à 1 milliard € à l’économie française (sur la base qu’un jour ouvré = 10 milliards € de PIB)5, mais cela, sans prise en compte de l’effet de rattrapage (reprise des activités suspendues au retour à la normale). L’économiste Denis Ferrand6 souligne, lui, que le recours au télétravail a permis aux entreprises d’encaisser l’impact des grèves, notamment dans les transports. Il prend pour exemple le mouvement massif de grève de décembre 2019 qui n’aurait impacté la croissance trimestrielle « que » de - 0,1 à - 0,2 point. Soit 2 à 4 milliards pour cette année. Mais sur le coup, entre décembre 2019 et janvier 2020, les 36 jours de grève intersyndicale (SNCF, RATP, transport aérien, Opéra de Paris, hôtellerie, restauration) contre la réforme des retraites avaient atteint un coût, pour l’économie française, de 1,8 milliard €. Entre 0,1 et 0,2 point de PIB, c’est la perte généralement constatée pendant les années conflictuelles, 1995, 2003, 2010, 2019… et cela fait dire à certains que la grève ne coûterait pas si cher que ça. L’économie française se serait donc adaptée à la pratique des grèves en France… mais on ne connaît pas l’effet « repoussoir » que ces grèves à répétition peuvent avoir sur l’attractivité de la France et on oublie souvent l’impact des grèves sur nos finances publiques. François Ecalle, ancien magistrat à la Cour des comptes, rappelle, à raison, que la moindre perte de croissance aggrave directement le déficit public, entre 1,4 et 2,8 milliards € pour l’année 2019 par exemple7.
Et dans le cas du secteur des transports et notamment la SNCF et la RATP, les grèves à répétition impactent automatiquement les résultats annuels des deux entreprises… qui bénéficient chacune d’importantes subventions publiques.
Pour la SNCF par exemple
Les 27 jours de grève cumulés en décembre 2019 ont fait passer le bilan 2019 de l’entreprise dans le rouge, avec un manque à gagner de 690 millions € contre un gain de 141 millions l’année précédente. La direction estimait à l’époque que, sans la grève, le résultat net de l’entreprise aurait pu présenter un gain de 313 millions €8. Dans une entreprise endettée à hauteur de 60,3 milliards € fin 2019 (dont 25 milliards € repris par l’État, à son compte, le 1er janvier 2020, 10 milliards supplémentaires au 1er janvier 2022) et qui coûte 20 milliards € pour les contribuables en 2022, c’est inadmissible.
Même chose du côté de la RATP
Lors du conflit social de décembre 2019 à janvier 2020, la perte financière enregistrée par l’entreprise était de 186 millions €, impactant le bénéfice 2019 du groupe de 35 %, ce dernier tombant à 131 millions € nets et le chiffre d’affaires de 4 % (5,7 milliards). Si les chiffres semblent bons, l’impact de la grève est, en réalité, aussi encaissé par la régie régionale, Île-de-France Mobilité (IdFM) qui réserve 48 % de ces subventions pour le fonctionnement des transports publics franciliens9 à la RAPT. Pour IdFM, un jour de grève représente 3 millions € de pertes, correspondant aux pertes de recettes voyageurs (achat de tickets principalement)10.
La question des retenues sur salaires
Si la loi est claire et ne prévoit pas le paiement des jours de grève, un flou est entretenu sur ce sujet, et ce, pour plusieurs raisons.
D’un côté, les caisses de grève des syndicats qui peuvent être redistribués aux salariés en grève. Ces dernières peuvent être financées par des fonds propres, des collectes ou des cagnottes de soutien. Toujours en décembre 2019, au 22e jour de grève, la CGT affirmait disposer d’une caisse de près de 1 million €, financée par un don moyen de 70 € par personne11, pour les salariés grévistes de la SNCF et de la RATP. Ces collectes sont, le plus souvent gérées par des sections locales et relancées à chaque mouvement social. La CFDT privilégie depuis les années 70 de réserver 8,6 % des contributions des adhérents pour constituer une caisse nationale d'action syndicale (CNAS) et pérenne. En 2019, le total de cette caisse serait de 126 millions €12. Les adhérents de plus de 6 mois et salarié à temps plein, en grève de plus de 7 heures, bénéficient alors d’une indemnité de 7,30 € de l’heure.
En parallèle, on trouve les accords de fin de grève. Ces derniers ne sont quasi jamais rendus publics alors qu’ils peuvent contenir une section dédiée à la rémunération post-grève des jours non travaillés : que cela soit leur versement, un rattrapage ou l’étalage des retenues sur salaire sur une très longue période (parfois propice à un effacement). En 2001, Les Échos notaient que « bien que la discrétion qui l’entoure ne permette ni statistiques ni certitudes, il semble que cette pratique soit commune dans le secteur public »13. Aujourd’hui, les syndicats disent que ces pratiques se font de plus en plus rares depuis 1995, mais il n’existe toujours pas de donnée sur le sujet. On sait qu’en 2022, après deux jours de grève dans le groupe semencier RAGT, l’accord signé avec la section FGTA-FO prévoyait le paiement d’une journée de grève14. En 2023, après un mouvement de grève de deux mois dans l’entreprise Vertbaudet, l’accord de sortie de grève prévoyait « qu’aucune sanction ne serait prise contre les grévistes, alors que certains avaient été convoqués pour des entretiens préliminaires à licenciement, et le versement aux grévistes du 13e mois sans déduction des jours de grève »15. En 2024, après 4 jours de grève à la Chambre d’agriculture de La Réunion, l’accord de sortie de grève prévoyait le paiement de deux jours de grève16.
Enfin, on trouve des mécanismes dérogatoires ou des interprétations différentes des règles. Dans le secteur public, la règle est de retirer 1/30e de la rémunération mensuelle par jour de grève. En mai 2018, des journalistes de La Dépêche17 enquêtant sur le sujet avaient mis en lumière une circulaire du président de l’université d’octobre 2012 qui empêchait les retenues sur salaire du personnel enseignant gréviste de l’université de Toulouse Jean-Jaurès. Le 21 juin de cette même année, la circulaire qui dérogeait bien à la loi, a été corrigée18. Malgré son illégalité, elle aura néanmoins été active pendant près de 7 années et financée aux frais du contribuable. À côté, des interprétations différentes de la règle de 1/30e s’opposent. Ainsi, en avril 2018, les syndicats de la SNCF contestaient le calcul du nombre de jours de grève opérés par l’entreprise. Au cœur du conflit, l’utilisation par les syndicats des « grèves perlées » (en l’occurrence 2 jours de grève, 3 jours de travail, et ce, pendant 3 mois) avec comme objectif de perturber le plus possible le service tout en limitant les pertes financières pour les grévistes. Pour la SNCF, une grève perlée ne représentait qu’un seul et unique mouvement social alors que pour les syndicats, il fallait distinguer 18 préavis de grève différents, chacun de 2 jours maximum. Si dans un premier temps la justice a donné raison à l’employeur, le tribunal de Bobigny a bien fini par trancher en faveur des syndicats19.
L'opacité qui entoure ces mécanismes doit d'autant plus nous interpeller que les ressources propres des syndicats ne représentent que 20 à 30 % de leurs budgets. Une loi de 2008 a certes institué l'obligation de faire certifier et de déposer les comptes des syndicats, mais pas celle de consolider ces comptes. Or, 25 000 à 30 000 entités composent la CGT par exemple. Et seules les plus grandes d'entre elles publient leurs comptes.
Les syndicats ne représentent qu’un actif sur deux
10,3%, c’est le taux de syndicalisation en France en 2019. Un taux très faible en comparaison des autres pays européens à l’économie comparable : 66,5 % au Danemark, 54,2 % en Belgique et 18 % en Allemagne. La France n’est cependant pas dernière, autour de 10 %, nous sommes accompagnés en queue de peloton par l’Estonie et la Lituanie, quand la moyenne de l’Union européenne tourne autour de 23 %. Partout en Europe, les taux de syndicalisation ont baissé, mais cette chute a été particulièrement forte en France. Dans les années 1950, le taux de syndicalisation culminait à 30 % des actifs avant de tomber à son niveau le plus bas, en 1993, autour de 9 %. Depuis cette date, peu d’amélioration, le taux de syndicalisation se maintient sur un plateau de 10,8 à 11 %. Sauf que ce faux plat cache une représentation très asymétrique, car les agents publics sont syndiqués à 19,1 % contre seulement 8,4 % dans le privé. Un taux qui tombe même à 5 % dans les entreprises de moins de 50 salariés tandis que le taux de syndicalisation connaît de véritables pics dans le public : 37 % pour les agents publics du ministère des Finances publiques (alors qu’ils ne représentent que 1,8 % des agents totaux), 32 % pour ceux du ministère de la Défense (6,3 % des agents totaux) et 24 % pour ceux du ministère de l’Éducation nationale (20 % des agents totaux).
On notera que dans le secteur des transports, le taux de syndicalisation entre agents du public (4,2 % des agents totaux) et salariés du privé (7 % des actifs) est à quasi-égalité : 19 % contre 18 % environ.
Hormis ces derniers bastions, cela fait une vingtaine d’années que les syndicats ne représentent plus qu’un actif sur 10. Le niveau de participation aux élections professionnelles reflète aussi ce manque de représentativité. Si le taux de participation dans le public dépasse les 52 %, il tombe à moins de 38 % pour les salariés du privé. Cette dissonance entre syndicats et salariés du privé est grave car à cause de la gouvernance tripartite de notre modèle social, ce sont bien eux qui déterminent nos conditions de travail : 98 % des actifs sont couverts par une convention collective ou statutaire qui a été négociée et signée par les syndicats. Entre le pilotage et la gestion des retraites complémentaires, du logement, de la formation, du chômage, c’est plus de 130 milliards d’euros qu’ils cogèrent. Et cela, sans compter les négociations sur l’assurance maladie, l’assurance vieillesse ou encore les allocations familiales : au total, les syndicats interviennent sur un spectre de plus de 550 milliards d’euros de dépenses sociales.
Et n’oublions pas le monopole syndical du premier tour des élections professionnelles dans l’entreprise . Pour rappel, c'est au second tour seulement (soit si aucune liste n'a obtenu 50% des voix au premier tour) que des candidats de listes libres peuvent se présenter. Certes, la taux de participation aux élections professionnelles est tombée si bas que ce monopole n'est plus que théorique mais ce verrou n'existe nulle part ailleurs et doit être levé pour relancer l'émergence de nouvelles doctrines syndicales.
De moins en moins d’adhérents, mais une présence qui se renforce dans les entreprises… En effet, en 2008, la Dares expliquait que « malgré la faiblesse du nombre de leurs adhérents, les organisations syndicales sont assez largement présentes sur les lieux de travail. Leur présence s’est même renforcée entre 1996 et 2005 ». Sur la période, le pourcentage d’actifs déclarant la présence d’un syndicat sur son lieu de travail augmente de + 3,5 % alors que le taux de syndicalisation s'affaisse de - 0,2 %. Cela à cause des nombreuses mesures qui ont, peu à peu, imposé la présence des syndicats au sein des entreprises, bien que l'élection d’un représentant syndical ne soit pas obligatoire en dessous de 50 salariés.
Reste enfin la question du financement. Cela a été réglé en 2015, depuis que les syndicats se financent sur l’intégralité de la masse salariale. C’était au moment de la négociation sur la réforme de la formation professionnelle de 2014 qu’une mesure très discrète a été prise : la création d’une taxe « syndicat » de 0,016 % sur la masse salariale des entreprises, même celles qui ne comptent pas de représentant syndical. Le but affiché était de faire la transparence sur le financement du paritarisme, mais cela a surtout permis de déconnecter complètement le financement des syndicats du nombre d’adhérents. Grâce à cela, même si leurs bases s’effondrent, leurs finances sont pérennisées. Cette taxe, AGFPN, devait rapporter 80 millions € en 2015, mais dès 2016, sa récolte s’élevait à 123 millions. Voilà comment la survie de syndicats représentatifs d’une minorité est assurée. Au lieu de protéger un modèle syndical où les actifs ne se retrouvent plus depuis presque 30 ans, il est temps de réformer ce paritarisme à la française.
VI. 10 propositions pour rationaliser l’usage du droit de grève
Éric Ferreres, ancien secrétaire de la CGT des cheminots de Toulouse et aujourd’hui DRH des Transdev territoire IDF Nord, expliquait dans La Croix que « la France ne souffre pas d’un manque d’espace pour dialoguer, mais d’une mauvaise qualité des échanges »20. La pratique abusive du droit de grève actuellement exercée par les syndicats, doublée d’une approche systématiquement ancrée dans le blocage et un syndicalisme trop centré sur le secteur public ou dans les anciennes entreprises publiques (SNCF notamment) a détruit le dialogue social en France. En effet, quasi systématiquement, ce dernier n’a plus rien d’une négociation et de la recherche d’un consensus, mais tout du coup de force. Pour qu’un changement de mentalité s’opère, que les salariés français se ressaisissent des questions syndicales et que la pratique de la grève regagne en légitimité dans la société, la Fondation IFRAP propose 10 pistes d'amélioration :
Propositions
1. Faire la transparence sur les jours de grève de la fonction publique
Consolider et publier les données sur les jours de grève dans la fonction publique territoriale et hospitalière : pour rappel, les données sont déjà existantes dans le RSU, soit le rapport social unique.
2. Interdire la grève dans les transports pendant les périodes critiques
Reprendre la proposition de loi du Sénat pour adapter les dispositions du droit italien dans notre droit national pour garantir la continuité des services publics et de transports pendant les grands événements et les départs en vacances. Pour cela, il serait nécessaire :
- de mettre en place par voie législative, des périodes critiques où toute grève dans les transports terrestres de voyageurs est interdite (mettant fin de facto aux préavis de grève illimités dans ce secteur spécifique) ;
- imposer que les préavis de grève dans ce secteur contiennent l’ensemble des modalités de la grève et de son achèvement (date de début et de fin de grève, modalités du service minimum, mesures de retour à la normale) et que sa notification au public soit connue au moins 5 jours avant le début de la grève comme en Italie ;
- définir les modalités d’un service minimum pendant les périodes de grève durant lequel 100 % des capacités opérationnelles sont mobilisées… mais par rapport aux capacités de fin de semaine (samedi et dimanche), à l’instar des modalités définies par les normes et la jurisprudence en matière hospitalière (tout en autorisant entre 33 % et 50 % comme dans les conventions IDF-Mobilités SNCF/RATP lorsque celles-ci sont plus importantes). Les modalités pratiques pourraient être définies par les AOT et les personnels nécessaires afin d’atteindre l’ensemble de ces objectifs.
3. N'autoriser les grèves qu'en cas de support à 75% des salariés
Comme en Allemagne, éviter les grèves « otages » où une minorité parvient à bloquer l’activité de l’entreprise et n’autoriser une grève que si les salariés l’approuvent par vote secret à 75 % des effectifs. Élargir ce principe à la fonction publique.
4. Mettre fin aux grèves politiques et de soutien dans la fonction publique
Redéfinir le droit de grève pour l’ensemble des agents publics : le droit de grève doit rester suspendu pour les fonctionnaires régaliens dont les policiers, les magistrats et les militaires. En revanche, il convient de le redéfinir pour les autres agents publics, qu’ils soient ou non titulaires. L’objectif est ici de lutter contre les grèves politiques et les grèves de « solidarité » qui pèsent sur nos administrations.
- Première option, définir clairement les possibilités de grève, comme les Allemands ont su le faire : la grève n’est légale que si elle porte sur les conditions de travail de l’agent. Les grèves « politiques » contre des lois votées au Parlement ainsi que les grèves de « solidarité » sont illégales et pourront être sanctionnées par une mesure de licenciement pour les agents sous contrats et de révocation pour les agents titulaires.
- Seconde option, adopter comme l'a fait la Finlande en mai 2024, le principe d'une limitation à 24 heures des grèves politiques. En cas de non-respect, les grévistes devront payer une amende versée à l'employeur.
5. Limiter la durée de validité des préavis de grève
Instaurer une limite ou une date d'expiration des préavis de grève afin de lutter contre les abus et les détournements qui existent aujourd'hui. Une durée de 2 semaines de validité des préavis de grève pourrait être décidée : c'est la durée maximale que vient d'adopter la Finlande pour les grèves dans le secteur industriel.
6. Lutter contre les abus du droit de retrait
Réformer et préciser les conditions d'ouverture du droit de retrait, que les syndicats utilisent pour faire grève sans préavis, et s'assurer de l'effectivité des sanctions en cas de détournements. Le droit de retrait ne peut s’exercer que si le travail "présente un danger grave et imminent" pour la vie ou la santé du salarié ou de l'agent.. Il ne s’agit en rien d’un droit de grève parallèle.
7. Faire la transparence sur les accords de sortie de grève signés
Rendre publics obligatoirement tous les accords de grève, que cela soit pour les entreprises publiques et privées.
8. Faire la transparence sur les caisses de grève des syndicats
Au même titre que les associations qui doivent rendre public leurs comptes tous les ans, il faut demander la publication et la consolidation au niveau national des comptes des syndicats, en incluant les données autour des caisses de grève que ces dernières soient temporaires ou pérennes.
9. Mise en place d'un « chèque syndical » pour inciter les salariés à adhérer à un syndicat
Reformer le financement des syndicats et reprendre la proposition de 2017 d’Emmanuel Macron afin de mettre en place un « chèque syndical » :
- chaque entreprise remettrait un chèque à chaque salarié qui ne peut pas l’endosser pour son propre compte, mais peut décider de le remettre (ou non) à l’organisation syndicale de son choix. Dans la société AXA où le chèque est en place depuis plus de 20 ans, un salarié sur deux décide, chaque année, de soutenir une organisation syndicale et ce financement fournit plus de la moitié du budget des sections syndicales ;
- une première étape pourrait être de transformer l’avantage fiscal issu des cotisations syndicales en un chèque syndical. Le montant du chèque pourrait être fixé à un plancher par la loi et augmenter par accord d’entreprise, ce qui permettrait de garantir un financement raisonnable aux syndicats dans les entreprises tout en renforçant leur implication auprès des salariés.
10. Faciliter l'émergence de nouveaux syndicats
Faire officiellement sauter le monopole syndical au premier tour des élections professionnelles et communiquer auprès des salariés sur l'existence de candidats de listes libres.
Mais il faut aussi, comme pour les politiques, limiter le nombre de mandats dans le temps des représentants du personnel car le syndicalisme ne devrait pas être une profession. Enfin, un maximum de cumul d'heures de délégation à hauteur de 50 % du temps de travail serait aussi un objectif à atteindre.
Qu'en conclure ? Qu'il faut sortir la France du chantage à la grève et de la prépondérance des motifs nationaux dans les mouvements sociaux… et prolonger les améliorations déjà obtenues suite à la réforme de la négociation collective de 2017 (les fameuses « ordonnances Travail » qui ont marqué le début du 1er quinquennat d’Emmanuel Macron). Depuis et à l’exception du nombre d’accords signés au niveau des branches interprofessionnelles qui stagne encore, le nombre d’accords d’entreprises signés par an a augmenté de 30 % et même multiplié par 4 dans les entreprises de moins de 50 salariés (approbation directe des salariés, salarié élu, etc.). La contrainte d’obtenir une majorité claire pour la signature des accords (contre 30 % précédemment) s’est même révélée être un moteur du dialogue, à la fois, en renforçant la légitimité des accords signés et en forçant les partenaires et les employeurs à négocier mieux. Les « ordonnances Travail » tout comme les propositions de ce dossier doivent également poser la première pierre d'une réforme du syndicalisme en France. Les rapports sociaux ne peuvent être fructueux que s’ils s’appuient sur un syndicalisme fonctionnant bien, ce qui n’est pas le cas aujourd'hui. Il est urgent que les syndicats français s’éloignent de leurs combats politiques et redéveloppent une relation privilégiée avec les salariés et tous les actifs.
1. London 2012: Tube staff agree Olympic pay deal, BBC.com, 29/05/2012
2. London bus workers accept Olympics bonus offer, BBC.com, 18/07/2012.
3. La grève paie ! SNCF : la direction prête à doubler la prime JO après la grève massive des cheminots, revolutionpermanente.fr, 22/05/24.
4. Working days lost through strikes or lockouts, Destatis.de
5 et 6. Combien coûte une grève générale à l’économie française ? Capital.fr, 07/03/2023.
7. Croissance, dette... Bruno Le Maire rattrapé par la dure réalité, Le Point, 18/02/2024.
8. La SNCF dans le rouge en 2019 après la grève contre la réforme des retraites, Le Monde, 28/02/2020.
9. Le coût et le financement des transports publics franciliens, Fipeco, 27/09/2023.
10. Grève à la RATP : des millions d'euros de pertes pour la journée, La Tribune, 13/09/2019.
11. Près d'un million d'euros dans la caisse de grève de la CGT, «ça prouve que les salariés des transports ne sont pas seuls», Franceinfo, 26/12/2019.
12. Cagnottes, caisses de grève... Comment les syndicats s’organisent financièrement pour faire durer la grève, Le Figaro, 05/12/2019.
13. Affectons l'argent du paiement des jours de grève au Fonds de réserve des retraites !, Les Échos, 05/06/2001.
14. Fin de grève chez RAGT : FO signe un accord sur les salaires, site FO, 12/09/2022.
15. Vertbaudet : un accord met fin à la grève de plus de deux mois, Le Monde, 02/06/2023.
16. Fin de la grève à la chambre d'agriculture : un accord signé entre la direction et les syndicats, Réunion la 1ère, franceinfo, 08/02/2024.
17. Paiement des jours de grève : mieux vaut travailler à la fac qu'à la SNCF, La dépêche, 26/03/2018.
18. Circulaire prévoyant l'absence de retenue sur salaire pour le personnel gréviste à l'université Toulouse Jean-Jaurès, QE de Mme Brigitte MICOULEAU LR n°07153, Sénat, 11/10/2018.
19. Victoire pour les cheminots grévistes : la SNCF condamnée à payer leurs jours de repos, Marianne, 21/06/2018.
20. Grève, l’exception française, La Croix, 02/04/2018.