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100% de véhicules électriques en 2035 : un cadeau pour nos concurrents mondiaux

Fin 2023, le Parlement européen a approuvé l’interdiction de la vente de véhicules thermiques -à essence ou diesel- à partir de 2035. Est-ce pourtant souhaitable et nécessaire ? L’échéance de 2035 est-elle tenable ? De très forts doutes subsistent à ce propos et on parle déjà de repousser la date de 2035. Selon les calculs de l’Union européenne (UE), le secteur des transports, en 2021, était responsable de 23 % des émissions de CO2. Au sein de ce secteur, l’automobile était responsable de plus de la moitié des émissions (12 % du total global). Mais quel est le prix à payer pour respecter le calendrier de réduction de ces émissions ? Si cela doit être, en quelque sorte, de se tirer une balle dans le pied en précipitant le déclin de l’industrie européenne pour le plus grand bien de concurrents qui n’auront pas subi les mêmes contraintes, n’est-ce pas beaucoup trop cher ?

Fin 2023, le Parlement européen a approuvé l’interdiction de la vente de véhicules thermiques -à essence ou diesel- à partir de 2035. C’est une conséquence apparemment logique de l’objectif, fixé par l’UE, dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe, de parvenir à la neutralité carbone -zéro émission nette de gaz à effet de serre (GES)- à compter de 2050. Comme l’a expliqué Pascal Canfin, ancien ministre écolo dans le gouvernement Ayrault (2012-2014), élu député européen en 2019 sur la liste macroniste « Si nous voulons être neutre en carbone en 2050, nous devons nous assurer que toute nouvelle voiture mise sur la route à partir de 2035 n'émet pas de CO2. Pourquoi 2035 ? Parce que la durée de vie moyenne d'une voiture est de 15 ans ». 

1ère alerte de la Cour des comptes européenne en juin 2023

  • Un risque de destruction de chaîne de valeur et de perte de souveraineté économique.

Le rapport spécial sur La politique industrielle de l’UE en matière de batteries publié en juin 2023 souligne « le risque que l'objectif zéro émission que s’est fixé la Commission pour 2035 ne soit pas atteint, ou qu’il le soit moyennant l’importation de batteries ou de véhicules électriques, au détriment de la chaîne de valeur des batteries dans l’Union et des emplois du secteur ».

L’Europe est lourdement défaillante dans ce domaine : 7 % de la production mondiale de batteries pour l’UE contre 76 % pour la Chine. Convertir le parc auto, trop vite, du thermique vers l’électrique, c’est risquer de démanteler une filière de production pour la remplacer par une autre où l’UE sera trop peu présente et, de surcroît, encore trop dépendante de l’étranger, en 2035, pour ses approvisionnements de matières premières. Cela renchérira les prix de ces approvisionnements et cela fragilisera encore plus la situation des constructeurs européens. 

Le développement de l’exploitation du lithium en Europe (France, Portugal) ne sera pas assez rapide pour parer à ce risque en 2035. La part des matériaux recyclés -actuellement 10 % de la consommation- ne pourra augmenter significativement -autour de 25 %- qu’après 2040. 

Selon la présidente de la chambre de la Cour européenne ayant adopté le rapport, « Les batteries ne doivent pas devenir le nouveau gaz naturel de l’Europe. Il faut éviter [que l'UE] se retrouve dans la même situation de dépendance : il en va de sa souveraineté économique ».

  • Face aux États-Unis et à la Chine, une UE paralysée par le droit de la concurrence ?

Un autre problème spécifique à l’Europe, également pointé dans le rapport, tient au financement public des producteurs de batteries, jugé « insuffisamment coordonné ». Cela pourrait « pousser les producteurs à privilégier d'autres pays, et notamment les États-Unis » qui, sous le régime de l’Inflation Reduction Act (IRA), voté en 2022, proposent d'importantes incitations financières.

Cependant, en critiquant seulement l’insuffisante coordination des financements, la Cour des comptes européenne vise-t-elle juste ? Comme la Cour le rappelle par ailleurs, « Le soutien financier des États membres aux producteurs de batteries est soumis aux règles de l’UE en matière d’aides d’État », c’est-à-dire à une interdiction de principe. Cette réglementation peut être assouplie, mais il faut pour cela se plier à des procédures dérogatoires qui restent bureaucratiques et font perdre du temps. Là où l’administration américaine, si le besoin s’en fait sentir, ne s’embarrasse pas de respecter le droit de la concurrence, l’administration de l’UE paraît s’enliser dans les procédures de contrôle et ralentir les choses en superposant ses propres aides à celles des États membres.

Cette dérive bureaucratique apparaît dans les constats de la Cour européenne, concernant par exemple les aides d’État au secteur des batteries mises en place dans le cadre du dispositif dit « projet important d’intérêt européen commun » (PIIEC).

La Commission, certes, a donné son feu vert à des aides publiques en faveur de ces PIIEC à hauteur de 6 milliards d’euros. Mais la procédure était encore loin de se terminer :

« Les entreprises retenues pour participer aux PIIEC à l’issue d’une première procédure de sélection nationale doivent, pour obtenir les fonds, se soumettre à d’autres procédures diverses et variées, qui peuvent impliquer un financement exclusivement national, exclusivement communautaire ou une combinaison des deux. Trois des 16 projets de notre échantillon [audité par la Cour des comptes européenne] ont été sélectionnés par les États membres pour participer au PIIEC «Batteries» de 2019. Bien qu’ils aient été approuvés par la Commission, leurs bénéficiaires ont dû présenter par la suite une autre demande en vue d’obtenir un financement du FEDER[1]. L’ensemble du processus, depuis le lancement des appels nationaux de présélection jusqu’à l’octroi d’un financement de l’UE, a duré entre deux ans (en France) et trois ans et demi (en Pologne, où la finalisation d’une demande pour un grand projet conformément aux règles applicables du FEDER78 a nécessité près de deux ans). Dans un autre cas relevant du PIIEC « Batteries » de 2019, une entreprise a même été exclue du projet intégré au motif qu’elle n’avait pas obtenu de financement du FEDER ».

Mars 2024, l'inquiétude du directeur général du groupe Renault, Luca de Meo

Cette "Lettre à l'Europe" de Luca de Meo, directeur général du groupe Renault, fait suite à des déclarations antérieures du même dirigeant, en son nom propre ou en qualité de président, depuis janvier 2023, de l’Association des constructeurs européens d’automobiles (ACEA). Il est en phase avec d’autres annonces ou prises de position émanant des firmes européennes.

Au vu de cette lettre, les principaux éléments du diagnostic et les problèmes en jeu seraient les suivants :

  1. Un poids du software, dans la chaîne de valeur d'un véhicule, en forte augmentation : déjà 20 % actuellement, jusqu'à 40 % en 2030.
  2. Un prix du lithium pénalisant : dans une batterie de véhicule électrique de capacité moyenne, ce pris équivaut, à lui seul, à celui d'un moteur thermique.
  3. Un effet dévastateur des réglementations à respecter en Europe : + 60 % sur le poids des véhicules, pénalisation des véhicules populaires devenus trop chers, délocalisations pour limiter la hausse des coûts, sans pouvoir éviter une hausse sensible des prix, âge moyen du parc passé de 7 à 12 ans.
  4. Une Europe en voie d’être distancée par ses concurrents : la Chine, acteur devenu dominant sur toute la chaîne de valeur du véhicule électrique, grâce à sa stratégie initiée en 2012 ; les États-Unis, qui se protègent et stimulent leur industrie automobile grâce à l'IRA. Ces deux acteurs ne se fixent pas les mêmes normes contraignantes que l’Europe. Pendant ce temps, la Commission développe le fardeau réglementaire des industriels sans contrôle politique, ce qui plombe leur compétitivité, en plus des autres facteurs de production défavorables que sont le coût du travail et le prix de l'énergie. 

Luca de Meo résume ainsi la situation : « Une compétition déséquilibrée : les Américains stimulent, les Chinois planifient, les Européens réglementent ».

  1. Le principe de neutralité technologique -l’administration s’interdit de dicter aux industriels comment parvenir aux objectifs qu’elle fixe par ailleurs- a été abandonné pour l’automobile au profit du « tout véhicule électrique ». Cela empêche l'émergence des alternatives autour de l'hydrogène et de l’électricité bas-carbone (carburants de synthèse dits « e-fuels » pour moteurs thermiques, nouvelles piles à combustible). Qui plus est, il est incorrect de ne considérer que le critère de la consommation énergétique à l'usage. L’impact d’une voiture devrait être mesuré « sur l’ensemble de son cycle de vie, des débuts de son assemblage à l’envoi à la casse et au recyclage ».

Parmi les propositions, on notera particulièrement celle de promouvoir les petits véhicules (pour les trajets quotidiens), celle concernant le développement du potentiel de l'hydrogène bas-carbone pour les mobilités lourdes, intensives et de longue distance, et l’accent mis sur la question de la disponibilité d'une électricité décarbonée fiable et à coût abordable (ce qui renvoie à la solution du nucléaire).

Le point de vue exprimé par Luca de Meo est, certes, par définition, un plaidoyer « pro domo ». Mais pourquoi lui faire a priori un procès d’intention, si les constats sont matériellement fondés et de bon sens ?


[1] Fonds européen de développement régional, principal vecteur des subventions européennes au titre de la politique dite de cohésion.