CJUE : le statut juridique des EPIC dans le collimateur
Dans un arrêt récent de la CJUE en date du 3 avril 2014, France/Commission [1], les magistrats européens viennent de trancher de la façon la plus claire un différend en matière d'aides publiques opposant la France et la Commission européenne sur la qualification juridique particulièrement sensible des garanties implicites offertes par les pouvoirs publics français à leurs établissements publics industriels et commerciaux (EPIC) agissant dans le champ concurrentiel. En droit les questions posées aux magistrats européens étaient les suivantes :
- La Commission avait-elle le droit de déduire du seul caractère juridique d'EPIC, l'existence d'une garantie implicite de l'État en faveur de l'établissement concerné ?
- La mise en évidence de cette garantie implicite était-elle constitutive d'une aide d'État au sens des traités européens et en conséquence prohibée ?
- Enfin en l'absence de la mise en évidence de l'une ou l'autre de ces qualifications la décision du tribunal de l'Union européenne (TPUE) devait-elle être réformée [2].
L'affaire est intéressante à de nombreux titres. En l'espèce, la Commission européenne avait considéré dans une décision du 26 janvier 2010 que l'entreprise publique La Poste alors constituée sous la forme d'un EPIC (établissement public industriel et commercial) [3], jouissait par la forme juridique même retenue par cet établissement d'un double avantage sur le champ concurrentiel ;
- D'une part le fait de ne pas pouvoir faire faillite, ce qui implique l'impossibilité de toute liquidation judiciaire, ce qui constitue déjà une garantie exorbitante du droit commun par rapport aux entités de droit privé (aux termes de la loi n°85-98 du 25 janvier 1985).
- D'autre part d'une garantie implicite de l'État quant au règlement de ses créances dans la mesure où l'impossibilité de la liquidation judiciaire découle en pratique du caractère insaisissable de ses actifs.
La traduction financière de ces deux caractéristiques s'est matérialisée concrètement pour les EPIC par une meilleure notation de la part des établissements de crédits (meilleure appréciation du risque d'insolvabilité) que les sociétés strictement privées, se traduisant par une capacité plus importante à lever des fonds et à se refinancer sur les marchés. Nous ne nous attarderons pas sur l'analyse proprement juridique de l'arrêt pour nous interroger sur les questions de droit public économique qui vont en découler nécessairement s'agissant d'autres entités qui n'ont pas comme La Poste actuellement effectué leur mue : on pense à la SNCF, à la RATP, mais également à toute autr EPIC intervenant dans un secteur ouvert à la concurrence.
La question des garanties implicites de l'État et la question du hors bilan de l'État :
L'existence de garanties implicites de l'État couvrant un certain nombre d'établissements publics ou même de sociétés publiques (on peut penser par exemple à la Banque Dexia qui a nécessité une aide exceptionnelle et provisoire autorisée par la Commission européenne [4]), a fait l'objet d'une âpre discussion entre la Cour des comptes et Bercy. En effet, tant du point de vue du droit (puisque jusqu'au 3 avril 2014 la question restait toujours pendante devant les juridictions européennes et qu'il ne fallait surtout pas la trancher sur le plan comptable afin de ne pas fournir des éléments de preuves à la Commission) que du point de vue financier, la comptabilisation éventuelle de ses engagements implicites en hors bilan de l'État ne devrait pas être anodine.
La lecture du rapport de mai 2013 de la Cour des comptes relatif au recensement et à la comptabilisation des engagements hors bilan de l'État [5], permet de bien cerner le problème ; tout d'abord la Cour relève que la norme n°13 du RNCE (recueil des normes comptables de l'État), « n'exclut pas par principe, que l'État porte, du fait de ses missions, des engagements de nature implicite. » alors même que les engagements financiers explicites ou implicites de l'État se multiplient : risques d'ordre économique, d'ordre climatique, alimentaire, sanitaire. La Cour relevant que « Tout événement d'une ampleur exceptionnelle tend ainsi à être considéré comme assorti d'un engagement implicite de l'État alors même que sa responsabilité n'a pas à être démontrée. »
Un bras de fer s'est noué sur cette question avec la direction du Budget dans la mesure où aucune disposition normative précise n'est aujourd'hui applicable aux engagements implicites de l'État, et ne fait l'objet d'aucun recensement, d'aucune comptabilisation. La direction du Budget faisant valoir « le bilan défavorable entre le coût de l'obtention de l'information et l'utilité pouvant en être retirée, tant sur le plan comptable que budgétaire. » soulignant dans le cas contraire « une opération coûteuse qui aurait in fine peu d'intérêt en termes de mesure des risques pris. [6] »
La question est-elle vraiment de peu d'intérêt sur le plan financier ? Ce n'est pas si sûr car une tentative même imparfaite de recensement et d'évaluation offrirait au moins trois éléments d'analyse qui font actuellement défaut :
- Une meilleure « fiabilisation » des engagements implicites hors bilan de l'État, permettrait à celui-ci de mieux appréhender l'exposition aux risques qu'il serait prêt à assumer. Et ainsi de moduler cette exposition en lien avec la dégradation ou l'amélioration des finances publiques.
- De mieux mesurer la prise de risque de l'État à l'égard de ses EPIC et spécifiquement de ceux soumis au droit de la concurrence. Nous verrons par la suite, que la stratégie d'utilisation des EPIC a souvent permis à l'État de pratiquer subrepticement des « débudgétisations », qu'il s'agisse d'achats de matériels, de localisation de dettes, ou d'investissements ponctuels ou pluriannuels.
- De piloter les conséquences d'une éventuelle dégradation de sa note souveraine et d'anticiper. On se rappelle par exemple que lorsque la France a été dégradée par l'agence Standard & Poor's, le 12 novembre 2013, ce sont pas moins de 8 entités liées à l'État qui ont été dégradées avec lui, qu'elles soient soumises ou non au droit de la concurrence : l'Agence Française de Développement, l'APHP, la Caisse centrale de réassurance, la CDC (Caisse des dépôts et consignations), la Caisse nationale des autoroutes, la Société anonyme de gestion de stocks de sécurité, la Société de financement local (structure remplaçant Dexia [7]) et l'Unedic.
Les conséquences comptables pour les autres EPIC en secteur concurrentiel : SNCF, RATP
Si l'on retient l'exemple de la SNCF [8], la mise en évidence de la garantie implicite de l'État lui permettant d'obtenir des conditions de crédit plus favorables lui retire la faculté jusque-là ouverte de bénéficier de financements sans avoir à en démontrer le bien-fondé. En effet, jusqu'à présent les établissements prêteurs étaient peu regardants sur les opérations projetées, la présence de l'État et de sa garantie implicite illimitée suffisant au bouclage. Cette faculté a jusqu'à présent permis de soutenir des projets sans se préoccuper d'un éventuel retour sur investissement, ce qui a conduit parfois à une très mauvaise ou à une absence de sélectivité, voire à un soutien objectif à des constructeurs ferroviaires ou à des chantiers sans avenir (au nom du développement territorial).
Comme le notait un site bien informé [9], « les actifs de la SNCF se sont vus affublés d'un surnombre important de matériels sans utilisation et surtout ces matériels ne sont pas négociables vu le particularisme des caractéristiques dont il est doté. » Il semble donc inévitable que la décision de la CJUE a minima entraîne une expertise comptable des actifs de la SNCF et leur éventuelle dépréciation. C'est en partie l'option qu'à retenu la SNCF dans son bilan 2013 puisqu'elle a procédé à une première dévaluation de son parc TGV. Mais comme le relève le site, il devra sans doute il y en avoir d'autres lorsque seront justement « estimées les valeurs de son parc dormant, garé en soi-disant bon état. » Il s'agit de milliers de wagons, de plusieurs centaines de locomotives, etc. En tout état de cause, si la vente de ces actifs ne peut compenser l'endettement de l'entreprise, c'est la garantie de l'État qui sera à nouveau appelée et qui mériterait de facto d'être justement quantifiée.
Vers une disparition des EPIC soumis à la concurrence :
La question du changement de statut juridique des EPIC soumis au droit de la concurrence est posée. En réalité une pluralité de stratégies est possible :
- Tout d'abord, il est intéressant de noter que la CJUE fait sienne l'argumentation de la Commission qui considère [10] que la garantie indéterminée de l'État s'agissant des EPIC est présumée indéterminée dans sa durée, dans son montant, dans son degré de couverture de l'organisme et n'est pas rémunérée. Elle couvre donc à la fois les activités de service public de l'EPIC et ses activités concurrentielles. Elle n'est donc pas intrinsèquement proportionnée à la compensation stricte d'obligations de service public qui lui aurait permis de bénéficier de la dérogation de l'article 86.2 CE (article 106 TFUE). La loi pourrait permettre de préciser que les garanties implicites de l'État ne concernent que les activités de service public stricto sensu, mais alors, la même garantie devrait intervenir au bénéfice des opérateurs privés chargés d'une mission de service public, indépendamment de leur forme juridique et de la qualité de leur détenteur [11], ce qui pourrait compliquer (cf supra) l'évaluation de la garantie illimitée hors bilan de l'État.
- La seconde solution pourrait être alors de sortir de l'ambigüité en « objectivant » la garantie par le recours à une loi précisant que le statut d'EPIC ne confère pas nécessairement de garantie publique automatique en cas de défaillance. Jusqu'à présent les pouvoirs publics y ont toujours été hostiles, mais cela permettrait de réserver la garantie de l'État uniquement aux EPIC n'entrant pas dans le champ concurrentiel. Cela supposerait par contre que l'État mette un terme au colbertisme d'État que sous-tendait l'usage préférentiel des EPIC (depuis la fameuse jurisprudence Bac d'Eloka de 1921) permettant à la puissance publique de suppléer l'offre privée, et ne laissant subsister en situation concurrentielle que les « rigidités » du statut d'EPIC. Quel accès facilité à l'épargne d'une entité qui ne peut pas faire faillite mais dont les actifs sont insaisissables ?
- La seule solution à terme s'agissant des activités concurrentielles réside donc dans une alternative : la suppression du statut d'EPIC pour les établissements en concurrence et leur évolution vers des structures de droit privé (SA, SAS, commandites) ou se résoudre pour l'État à faire payer cette garantie au prix fort. Dans le premier cas le blocage est syndical, mais les enjeux européens sont tels, qu'il faudra nécessairement sous une forme ou sous une autre passer outre. Ces derniers restent arc-boutés sur des logiques historiques plus que pragmatiques, qui en réalité tentent d'assimiler service public et statut, alors que les missions de services publics ne préjugent pas de la forme juridique de l'entité qui les assurent. Dans le second cas, le statut d'EPIC sort terriblement affaibli de l'opération (mais il peut s'agir d'une mesure de très court terme afin de parer au plus pressé) et la souplesse du statut privé reste dans tous les cas prépondérante.
Conclusion :
L'arrêt du 3 avril 2014 de la CJUE signe-t-il l'arrêt de mort programmé des EPIC à la française ? Non à condition que ces organismes n'interviennent que pour réaliser des missions de service public ou s'attachent à des missions de régulation (ADEME, éco-organismes, AFNOR, etc.). Oui s'ils interviennent dans les champs concurrentiels des transports (SNCF, RATP avec le tramway de Washington DC ou Augusta en Géorgie…) par exemple, mais peut-être aussi un jour de la culture, ou des réseaux, la transformation des EPIC en sociétés de capitaux à participation publique est sans doute la réponse la plus simple aux défis posés par la nouvelle jurisprudence européenne sur les aides d'État. En tout état de cause, l'État, que ce soit au niveau comptable et financier (engagements hors bilan, dette consolidée au sens de Maastricht) comme pour les entités concernées (qui devront faire face à d'importantes dépréciations d'actifs), il n'est plus possible de rester au milieu du gué. Les options sont donc sur la table, mais il faudra courage politique et détermination pour s'en saisir.
[1] CJUE, affaire C-559/12 P, 3 avril 2014, France/Commission
[2] Tribunal de l'Union européenne du 20 septembre 2012, France/Commission (T 154/10) non publié. Pour le recours de la France contre la décision de la Commission du 26 janvier 2010
[3] Jusqu'à sa transformation en SA par l'intermédiaire d'un décret n° 2010-191 du 26 février 2010 fixant les statuts initiaux de La Poste et portant diverses dispositions relatives à La Poste, NOR : ECET1001723D, publié au JORF n°0049 du 27 février 2010 page 3775.
[4] Voir le communiqué de presse de la Commission européenne en date du 6 juin 2012, IP/12/578, voir également le rapport thématique de la Cour des comptes de juillet 2013 Dexia, un sinistre coûteux, des risques persistants
[5] Consultable ici en particulier p.100-102
[6] Sur ce sujet on se reportera à la note 102 du rapport p.101.
[7] Il est à ce propos essentiel de relever toutes les précautions prises par le Gouvernement lors de la constitution de l'Agence France locale (Banque des collectivités territoriales) dans le cadre de la loi de séparation des activités bancaires du 26 juillet 2013, afin d'une part de n'autoriser une entité que sous forme de société commerciale de droit privé, mais également de bien préciser l'absence de garantie de l'État, voir notre note 29 octobre 2013, et le texte de l'amendement déposé
[8] La Fondation iFRAP a déjà eu l'occasion de traiter de cette question dans une note du 3 juin 2010 de Bertrand Nouel, La SNCF devra-t-elle changer de statut juridique ?
[9] Voir, Intermodalite.com, Après la décision de Bruxelles, où la SNCF va-t-elle entraîner l'État ?
[10] Communication de la Commission européenne de 1999, J.O.C du 11/03/2001.
[11] Comme l'écrivait déjà Bertrand Nouel dans sa note de 2010 précitée (note n°8) : « Voilà bien le nœud du problème : aussi longtemps que l'on n'aura pas compris qu'il n'existe pas de statut de service public, mais seulement des missions de service public pouvant être confiées d'ailleurs à un organisme quel qu'il soit, public comme privé, le malentendu subsistera. »