Actualité

AME : +38,8% d'allocataires et +60,4% d'ayants droits depuis 2015

Le 4 décembre 2023 un rapport important sur l’aide médicale d’Etat était publié par Claude Evin (ancien ministre) et Patrick Stéfanini (Conseil d’Etat honoraire) à la demande des ministres de l’Intérieur et de la Santé. Une publication anticipée au 4 décembre en lieu et place d’une parution initialement prévue le 15 janvier 2024 afin de porter un regard expert (et défavorable sur le plan budgétaire) sur la suppression de l’AME remplacée par l’AMU par le Sénat en 1ère lecture dans le cadre de l’examen du projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration. Les conclusions tirées du rapport par voie de Presse ont généralement été lénifiantes et convenues : « l’AME est « globalement maîtrisée », mais « mérite d’être adaptée ». En réalité le rapport se révèle beaucoup plus riche, tant en constatations qu’en propositions, mais le manque de temps pour l’achever explique que de nombreuses pistes aient été laissées à l’état d’ébauches

Une augmentation des allocataires de 38,8% depuis 2015 et des ayants-droits de 60,4%

Tout d’abord le rapport met en avant un premier constat, entre 2009 et 2023, le nombre de bénéficiaires a augmenté de 121,7% dont 38,8% entre fin 2015 et mi-2023 (dont +30% entre fin 2015 et fin 2022).

Par ailleurs sur le plan budgétaire, le coût financier de l’AME a augmenté de 79,3% en euros courants entre 2009 et 2022 (soit +428 millions d’euros) et de 46,3% sur la même période en euros constants (+250 millions d’euros). Entre 2015 et 2022, le coût budgétaire s’apprécie quant à lui de 31,9% en euros courant et de 15,7% en euros constants. Il est donc vrai qu’il existe une maîtrise budgétaire de l’AME entre 2015 et 2022, ce qui était moins vrai pour la période précédente.

Mais là où les rapporteurs avancent les chiffres les plus intéressants c’est dans la composition des bénéficiaires. En effet l’AME s’adresse non seulement aux assurés, mais aussi à leurs ayants-droits, or c’est dans cette seconde catégorie que les bénéficiaires explosent : +60,4% lorsque les assurés n’augmentent que de 31,8% entre fin 2015 et mi-2023. 

 

Assurés

Ayants-droits

Total bénéficiaires

% d'assurés

Fin 2015

239 155

77 159

316 314

75,6%

mi-2023

315 236

123 770

439 006

71,8%

Variation

76 081

46 611

122 692

62,0%

Variation %

31,8%

60,4%

38,8%

 

Sources : Mission et annexes, calculs Fondation iFRAP décembre 2023

Il y a donc une augmentation significative des bénéficiaires indirects de l’AME, la proportion des assurés directs baissant dans le total des bénéficiaires de 3,8 points entre 2015 et 2022 (passant de 75,6% des allocataires et 71,8%). Le rapport souligne par ailleurs que l’on observe une croissance près de trois fois plus forte entre 2015 et 2023 pour les mineurs en métropole(+65%) et les personnes au-delà de 60 ans (+75%) que pour la tranche centrale des 18-59 ans (+23%) sur la période.

Une vision très extensive des ayants-droits

Comme l’évoque le rapport « le terme « bénéficiaire » de l’AME recouvre deux populations : les « assurés » et les ayants-droits. Les « assurés » sont les personnes qui portent directement les droits, les ayants-droits sont leurs enfants (mineurs et potentiellement jusqu’à l’âge de 20 ans), leurs conjoints, partenaires de PACS ou concubins, ainsi qu’une personne majeure « cohabitante » à charge. » Il existe donc potentiellement un vivier très extensif de bénéficiaires indirects dont certains pourraient eux-mêmes entamer une démarche d’assurance à l’AME, soit n’y aurait aucun droit en cas de séparation ou de non-cohabitation.

  • Ainsi tous les bénéficiaires de l’AME ne sont pas en situation irrégulière ;

  • Tous les ESI (étrangers en situation irrégulière) ne sont pas bénéficiaires de l’AME (soit parce qu’ils n’y ont pas droit (présence sur le territoire depuis moins de 3 mois[1], plafond de la C2S[2] dépassé, non-recours) ;

On relève ainsi plusieurs points particulièrement fraudogènes :

  • La question de la non-émancipation des ayants-droits majeurs se pose afin de mieux contrôler les bénéficiaires de l’AME ;

  • Par ailleurs les ayants-droits majeurs qualifiés de « cohabitants » peuvent agréger les mineurs devenus majeurs de plus de 20 ans résidants au domicile de leur parents (que ces majeurs y résident en situation légale ou illégale) sans limitation d’âge ;

  • Mais aussi tout autre majeur cohabitant au terme de la notice Cerfa n°50741#9, et sans tenir compte pour ces derniers de leurs conditions de ressources, bien qu’ils doivent être déclarés cependant « à charge ».

Comme l’évoque le rapport « la non prise en compte, dans la détermination des ressources financières, des revenus du conjoint, concubin ou partenaire de PACS » doit être interrogé, d’autant plus si « ce dernier est français ou en situation régulière ». 

S’y ajoute un possible effet « noria » sans lien direct avec l’AME, reposant sur des « entrées régulières en France (…) et sur la délivrance, dans un délai très rapide après l’arrivée en France, de soins urgents et vitaux. » Toutefois comme le relève le rapport « ces personnes (…) souvent dans des situations médicales complexes restent sur le territoire en situation irrégulière afin de continuer via l’AME, à bénéficier de soin. » On le constate par l’augmentation de leurs séjours (dialyse, chimiothérapie, radiothérapie etc… dans le cadre des soins urgents a été supérieure à +100% en 2022, alors que cette augmentation n’est que de +20% pour les bénéficiaires de l’AME. « Il est vraisemblable qu’une partie des 9,5% des personnes bénéficiaires de l’AME identifiés (…) comme ayant déclaré être venus en France pour raison de santé, ont utilisé ce mode d’accès aux soins » (soit plusieurs milliers par an). 

Focus sur les Outre-mer et des territoires métropolitains spécifiques

L’augmentation des bénéficiaires est tout particulièrement importante en Outre-mer, mais aussi façon particulièrement atypique :  les 4 DROM (départements et régions ultramarines) regroupent 10,5% du total des bénéficiaires de l’AME (soit 46.189 personnes), pour une population représentant 3,2% de la population française. Pourtant des territoires se détachent par rapport à d’autres :

  • La Guyane voit une croissance des bénéficiaires de 130% entre fin 2015 et mi-2023, suivie par la Martinique (+301%) et la Réunion (+171%) mais les niveaux sont très différents : la Guyane passe ainsi sur la période de 82,2% des bénéficiaires « domiens » à 86,2% de ces mêmes bénéficiaires, suivie par la Guadeloupe 10,9% (2023), la Réunion et la Martinique ne totalisant à la même date que 2% et 0,9% (en 2023). On comprend donc que la Guyane avec la proximité du Brésil (état de l’Amapá) et du Surinam[3]subit une très forte pression migratoire irrégulière, mais comment expliquer le différentiel entre la Martinique (en croissance forte, mais partant de très bas) et la Guadeloupe qui en accueille 100 fois plus ?

  • On vérifie également une très forte poussée des ayants-droits avec +144% pour la Guyane entre 2015 et mi-2023, +613% en Martinique et +508% à la Réunion. Ils sont principalement centrés sur les moins de 18 ans (+133%) et les 18-59 ans (+111%). En revanche se sont les assurés âgés (+60 ans) donc bénéficiaires directs de l’AME qui augmentent le plus sur la période avec +144%. 

Par ailleurs, en métropole, certains territoires spécifiques concentrent l’essentiel des bénéficiaires de l’AME : « cette concentration est d’abord une concentration « francilienne » avec une région qui totalise plus de 200.000 bénéficiaires d’AME soit plus de 55% de la population des bénéficiaires en métropole (…) alors que l’Ile-de-France représente moins de 20% de la population résidant en France métropolitaine » dont près de 30% du total métropolitain concentré sur Paris et la Seine-Saint-Denis. Si on ajoute à l’île-de France, les Bouches du Rhône, les Alpes Maritimes et le Nord, on obtient une population de bénéficiaire représentant plus des 2/3 des allocataires de l’AME. Il existe donc une très grande concentration sur les métropoles les plus importantes et situées dans partie Est de la ligne le Havre-Marseille

Une consommation de soin relativement stable par bénéficiaire sur les 15 dernières années

Si l’on regarde maintenant la consommation de soins effectués par les bénéficiaires de l’AME la constatation est faite d’une augmentation des dépenses d’AME largement corrélée à celle de l’évolution du nombre de bénéficiaires. C’est si vrai que « la consommation trimestrielle moyenne par bénéficiaire est restée stable au cours des 15 dernières années, en dépit de l’augmentation du coût des soins sur la période. » La consommation trimestrielle moyenne par bénéficiaire est passée de 642 € en 2009 à 604 € en 2022, tandis que la consommation moyenne par consommant est passée de 785 € en 2009 à 823 € en 2022. 

On relève par ailleurs que la consommation hospitalière diminue, passant de 68%/69% autour de 2010 à 61%/62% au début des années 2020. Marquant le virage « ambulatoire » que l’on retrouve au sein des soins de ville qui progressent en direction des consultations médicales, dentaires et des auxiliaires paramédicaux. En milieu hospitalier la durée moyenne du séjour est plus forte chez les bénéficiaires d’AME (5,5 jours) que chez les assurés sociaux (4,7 jours) soit +17%. Les soins urgents concernant d’abord la tranche 40/59 ans. On relève toutefois diverses situations atypiques notamment en matière de dialyse, des soins urgents en 2022 et s’agissant des greffes hépatiques… et sans doute pour les bénéficiaires de l’AME sondés par l’IRDES et déclarant être venus « pour raison de santé » sur le territoire français. 

Le passage de l’AME à l’AMU voulue par le Sénat aurait des conséquences budgétaires défavorables

C’est sans doute tout à fait contre-intuitif au premier abord, mais le rapport Evin/Stefanini a le mérite de faire apparaître des éléments qui montrent la très grande rigidité budgétaire de ce type d’allocation au sein du continuum de couverture des personnes résidents en France en matière de Santé. Seule exception, les irréguliers de + de 3 mois dont les revenus excédent le plafond de la C2S (809,9 €/mois) et qui se retrouvent alors sans aucune couverture[4].

En particulier il relève tout d’abord les bienfaits de l’enrichissement du dispositif initial au Sénat : « l’inclusion de la prophylaxie et du traitement des maladies graves lors de la discussion en séance publique est de nature à réduire les craintes formées à l’encontre de la rédaction initiale », les rapporteurs de la mission soulignant que la réduction du panier de soins pourrait avoir plusieurs conséquences négatives :

  • Une difficile articulation avec les soins urgents et vitaux : dans la mesure ou l’AMU comprendrait simplement en sus l’accès au bout de 3 mois de résidence irrégulière sur le territoire national, l’accès à la prophylaxie, du traitement des maladies graves, des vaccinations réglementaires et des examens de médecine préventive.

  • Les risques d’un non-recours plus important et d’un panier de soins dégradé pourraient aboutir à surcharger les urgences hospitalières alors même que l’on cherche précisément à les décongestionner (via un renforcement des prises en charge par la médecine de ville), et que le rapport dans le cadre actuel de l’AME est favorable aux soins de ville (745.531 consultations médicales, contre 172.565 consultations en structures hospitalière dont 79,8% au sein du secteur public).

  • Enfin sur le plan budgétaire les hospitalisations sont beaucoup plus coûteuses que les soins prodigués en ambulatoire : la dépense moyenne d’un bénéficiaire d’AME est près de 7 fois supérieure au titre des séjours hospitaliers qu’au titre des honoraires médicaux (1.468 € contre 212 €).

Mais des arguments symétriques peuvent exister pour conduire à dégager des économies :

Reste un panier de soin actuel sans doute trop étendu : notamment en direction de soins non urgents voir de confort : rééducation physique, kinésithérapie « auxquels les bénéficiaires de l’AME accèdent (…) de manière inconditionnelle et sans participation financière. » Ces actes pourraient nécessiter une autorisation préalable délivrée par la CNAM, mais « [la mission] n’a pas été en mesure d’identifier les actes qui seraient soumis à cette procédure », ce qui semble pour le moins curieux… mais qui mériterait d’en dégager une typologie détaillée. 

La mission relève toutefois que l’AME « contribue au maintien en situation de clandestinité d’étrangers dont elle est parfois le seul droit »… et pas seulement au regard des prestations de santé offertes mais également des droits connexes accordés :

  • L’obtention d’une réduction de 50% sur le coût des transports collectifs (contre 75% en Ile-de-France avec la C2S) ;

  • La présentation d’une carte d’AME afin d’avoir accès à des prestations associatives de type : banque alimentaire, tarifs sociaux appliqués par certaines collectivités (notamment pour la restauration scolaire) etc.

  • Permettre via la carte d’AME délivrée annuellement, de bénéficier une preuve de résidence continue sur le territoire français dans la perspective d’une prochaine régularisation (AES par exemple[5]). La mission identifiant à près de 100.000 les personnes oscillantes entre PUMA, AME, demandeurs d’asile etc. 

Des propositions opérationnelles pour recentrer l’AME sur sa vocation première

La mission formule plusieurs propositions permettant de recentrer l’AME sans en évaluer l’impact budgétaire que l’on espère positif :

  1. Prononcer l’émancipation obligatoire des majeurs ayants-droits ;

  2. Mieux contrôler les conditions d’accès à l’AME (présence physique, impliquer les services du ministère de l’Intérieur en sus des CPAM pour la certification des justificatifs d’identité) ; prendre en compte les ressources financières du conjoint ; réserver les dépôts de demandes pour les MNA aux seuls services des conseils départementaux chargés de l’enfance ;

  3. Autoriser les CPAM à avoir accès à la base ADGREF pour leur permettre des recherches à partir d’une identité (et non plus via l’identité et le numéro étranger) ; et à partir de 2024 au SI européen Visas VIS pour avoir accès aux visas Schengen délivrés ;

  4. Renforcer la détection de signaux faibles des fraudes, notamment en ciblant les plus gros consommateurs pour détecter les schémas/comportement illégaux ;

  5. Porter la durée de l’AME à 2 ans afin de renforcer les contrôles sur des bases plus pérennes (donc exploitables) ; et subordonner ce renouvellement à la présentation d’un refus de séjour ;

  6. Aligner le régime applicable aux demandeurs d’asile sur l’AME afin de réduire les ruptures de statut et de droits ;

  7. Organiser à l’arrivée en France un bilan santé pour les demandeurs d’asile et les primo-bénéficiaires de l’AME ;

  8. Informatiser la carte de bénéficiaire de l’AME (et la rendre biométrique)

  9. Faciliter les parcours de soin coordonner et améliorer la prévention pour les bénéficiaires de l’AME ; mais subordonner la poursuite de soins chroniques et lourds à leur absence dans leur pays d’origine ;

  10. Exclure du bénéfice de l’AME les personnes frappées d’une mesure d’éloignement du territoire pour motif d’ordre public ;

  11. Etendre le recours à l’accord préalable

  12. Réduire les risques d’initialisation de soins chroniques et lourds avant admission à l’AME ;

Conclusions

Prise par le temps, la mission n’a pas pu suivre toutes les pistes qu’elle a cependant tenté de tracer. Et c’est bien dommage car elle laisse en suspens un certain nombre de points aveugles qu’il faudrait documenter et chiffrer :

  • Quid des effectifs si dissemblables à l’AME en Guadeloupe et en Martinique ;

  • Qui sont les bénéficiaires en croissance très rapide à la Réunion ?

  • Doit-on réfléchir comme à Mayotte à la suppression de l’AME en Guyane, sous la très forte pression migratoire qui s’y déploie[6] ?

  • S’agissant du recentrage de l’AME quel serait le coût de la digitalisation et de la biométrisation de la carte d’AME actuelle ?

  • Réduire les avantages connexes pourrait être une piste d’économie indirecte.

  • Quid des pathologies médicales en augmentation rapide et quels sont les parcours des bénéficiaires ? Sont-ils venus légalement pour bénéficier ensuite de l’AME en se retrouvant volontairement en situation irrégulière ? Subordonner dans ce cas la poursuite de ces traitements à autorisation après prise en compte des disponibilités sanitaires des pays d’origine.

  • Prioriser la prise en compte des ressources des conjoints dans l’attribution de l’AME et émanciper les majeurs cohabitants ;

  • Publier régulièrement les statistiques nationales et territorialisées des bénéficiaires de l’AME en séparant les assurés eux-mêmes des ayants-droits.

  • Réduire le panier de soins disponible notamment pour ceux réputés « de confort » ou « non urgents ».

  • Profiter de l’AME pour imposer à ses bénéficiaires des « parcours de soins » fléchés afin de contrôler et de suivre leur itinéraire sanitaire.


[1] Ils ne sont pas laissés sans droits médicaux et peuvent bénéficier en vertu de l’article L.254-1 du CASF du dispositif des soins urgents et vitaux

[2] Complémentaire santé solidaire. 

[3] Et avec un risque migratoire accru en 2024 en cas de guerre entre le Venezuela et le Guyana limitrophe du Surinam. 

[4] A moins de vivre maritalement (sous quelle forme que ce soit) avec quelqu’un allocataire direct de l’AME.

[5] Accès exceptionnel au séjour. 

[6]https://www.jean-jaures.org/publication/aide-medicale-detat-mayotte-aujourdhui-lhexagone-demain/ voir également https://www.senat.fr/rap/r07-461/r07-46115.html