Seuils sociaux dans les entreprises
L'effectif des salariés d'une entreprise détermine l'entrée en vigueur progressive d'un nombre considérable d'objectifs et de formalités, ainsi que de contributions sociales et fiscales.
L'augmentation des effectifs d'une entreprise et donc le franchissement de certains seuils, accroît très significativement le coût social pour l'employeur. Il existe trois seuils particulièrement critiques, ceux de 10, de 20 et de 50 salariés.
Le passage de 9 à 10 salariés entraînait une hausse des cotisations pour la formation professionnelle de l'ordre de 2.250 euros par an, et on a dénombré pas moins de 34 obligations nouvelles, et donc d'avantages pour le personnel, coûtant 4% de la masse salariale, pesant sur les entreprises qui passent le seuil de 50 salariés [1]. Tout récemment, une auditrice de France-Info trouvait tout à fait injuste la situation des salariés des petites entreprises qui ne bénéficiaient pas de ces avantages (environ deux-tiers de l'emploi salarié en France travaille dans des entreprises en dessous de 50 salariés), et le patron du Centre des Jeunes Dirigeants (CJD) approuvait la remarque en affirmant que l'idée de supprimer les seuils faisait son chemin [2] …
Plus d'avantages coûtant plus cher pour les « insiders », ceux qui ont la chance d'être employés, ou plus d'emplois coûtant moins cher, c'est un débat qui n'est pas nouveau, mais qui va rebondir bientôt avec la fin ou le renouvellement des mesures d'allègement prises en 2008 en faveur des entreprises.
Les seuils constituent un frein à l'emploi et à la croissance. En 2008, le rapport de la commission Attali propose, d'une part de remplacer par une représentation unique jusqu'à 250 salariés les institutions représentatives du personnel, et notamment le Comité d'entreprise et le CHSCT qui ne sont obligatoires qu'au-dessus de 50 salariés, et d'autre part de doubler les seuils de 10 et 50 salariés pour les porter à 20 et 100, et ce pendant trois ans, soit le temps nécessaire pour parvenir à simplifier la réglementation.
Le législateur n'a pas retenu ces propositions, mais s'en est inspiré pour différer pendant trois ans l'application de dispositions fiscales pénalisantes : hausse de la participation à la formation professionnelle au-delà de 20 salariés, réduction Fillon spéciale sur les bas salaires acquise même en cas de dépassement du seuil de 19 salariés, idem pour les déductions de cotisations patronales au titre des heures supplémentaires, ou encore pour les cotisations au FNAL, ou encore pour les cotisations sur le salaire des apprentis etc. L'effet de toutes ces dispositions a été prolongé jusqu'à fin 2011, et à la fin de l'année le gouvernement doit en tirer le bilan. Que va-t-il se passer ? Les dispositions seront-elles
simplement reconduites ?
…ou amplifiées ? Car les mesures en question ne font que geler l'application de certaines taxes sans toucher aux autres obligations, notamment celles liées aux partenaires sociaux. La Filière des Industries Électroniques et Numériques (FIEN) affirme que relever les seuils sociaux « pourrait créer 350.000 emplois et produire 3,5 milliards d'euros de recettes sociales et fiscales ». L'UMP [3], avec la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris et le MEDEF et la commission Attali, milite en faveur du doublement des seuils existants et la fusion des institutions représentatives du personnel.
…ou supprimées en faveur d'un lissage généralisé, qui commencerait à partir de 10 salariés, comme le CJD paraît être le seul –avec les salariés bien entendu, mais apparemment dans le silence des syndicats- à le demander ?
- "Seuils réglementaires portant sur l'effectif salarié en France", Economie et statistique n°437, 2010
Des chercheurs ont récemment tenté de déterminer « l'impact des seuils de 10, 20 et 50 salariés sur la taille des entreprises françaises » [4]. Ils concluent à un effet « de faible ampleur ». Toutefois, ils estiment que « des travaux supplémentaires seraient nécessaires pour clarifier la nature des effets de seuil mesurés : comportements de sous-déclaration et de contournement ou véritables effets sur l'embauche ». Surtout, ils précisent que leur « méthode ne permet pas de calculer les effets de seuil sur l'ensemble des entreprises mais seulement sur les entreprises à proximité des seuils ». Cet aveu permet bien de mesurer la limite des études statistiques. Car ce n'est pas seulement au voisinage des seuils que l'effet des obligations pesant sur les entreprises de plus d'un seuil donné se fera sentir, mais bien sur la totalité des intentions d'embauche des entreprises en dessous du chiffre de 50 salariés, qui est le seuil le plus significatif à cet égard. Sans compter que les seuils intermédiaires jouent aussi leur rôle. Et si par exemple, comme le propose le CJD, on lissait l'entrée en vigueur des obligations sur la courbe d'augmentation des effectifs, ce qui reviendrait à multiplier encore davantage les seuils, l'effet serait encore pire car réparti tout au long de cette courbe.
A la vérité, il n'est pas besoin d'être grand clerc pour conclure à l'effet désastreux pour l'emploi d'un abaissement à 11 salariés de l'obligation de désignation d'un comité d'entreprise, (tout au moins dans sa forme et avec les conséquences actuelles, notamment pénales, de l'institution), ou encore de l'augmentation de 4% du coût du travail. A l'heure où l'on multiplie les exonérations fiscales et sociales en faveur des PME, que l'on désigne avec raison comme le fer de lance de l'emploi en France, une augmentation du coût du travail par la suppression des seuils ne pourrait être que l'œuvre de Gribouille.
Il s'agit de savoir quelle est la priorité : donner « toujours plus » à ceux qui disposent déjà d'un emploi, ou favoriser l'emploi. Ce problème posé par les « insiders », et que l'on retrouve à propos de l'ensemble des droits sociaux (voir le cas du Smic, dont le tarif élevé et uniforme éloigne les éventuels entrants du marché du travail), doit à notre sens être réglé en faveur de l'emploi. Tant mieux si les grandes entreprises françaises peuvent répondre au désir de « toujours plus » - ce qui est d'ailleurs loin d'être le cas, à voir la diminution des effectifs de ces entreprises sur le sol français. Ce serait une politique irresponsable que d'augmenter les obligations des PME pour arriver au même résultat d'attrition de l'emploi. C'est pourquoi les dérogations en faveur des PME doivent être non seulement reconduites, mais amplifiées, et les seuils doublés comme le proposent l'UMP et les organisations patronales.
[1] Rapport Attali pour la libération de la croissance française (2008), décision 37. Il n'est pas possible dans le cadre de cette note de faire le tour de ces avantages, dont beaucoup tournent autour des avantages gérés par le comité d'entreprise (les chèques-vacances sont particulièrement prisés). Il faut y ajouter les obligations relatives à l'emploi des seniors, ainsi que la récente mesure des 1.000 euros pour les entreprises qui distribuent des bénéfices, qui ne s'appliquent qu'au-delà de 50 salariés.
[2] Chronique « C'est mon boulot » du vendredi 30 septembre.
[3] Les mesures en faveur de la croissance des PME et de l'emploi, mai 2011, propositions 12 et13.
[4] Ceci-Renaud et Chevalier, Economie et Statistique, No 437, 2010.