Limiter le droit de grève : une urgence
Les développements encore en cours des récents conflits sociaux ont mis en lumière des recours ressentis comme abusifs au droit de grève et amènent à s’interroger sur l’absence de réglementation de ce droit. Le droit de grève est constitutionnel et il n’est pas question d’y porter atteinte. Mais vouloir qu’il réponde à son objectif, c’est-à-dire permettre aux salariés de faire pression sur leur employeur, sans en faire un instrument de nature politique, n’est pas porter atteinte au droit de grève mais lui restituer sa véritable nature. C’est pourquoi nous estimons que les tribunaux ont été trop loin dans la définition des motifs légitimes de la grève, et que nous préconisons de limiter les revendications à celles dont la satisfaction relève du pouvoir de l’employeur. En tant que conflit collectif, nous estimons aussi nécessaire de s’assurer que la grève ne puisse être décidée que par une décision majoritaire des salariés.
Avertissement
Les événements que nous avons vécus – et qui sont toujours en cours – sont complexes et ont fait intervenir un grand nombre d’entreprises et services publics. Différentes problématiques se posent, qui vont de l’exercice du droit de grève aux manifestations en passant par les actions clairement illégales que sont les blocages, le non-respect de la liberté du travail pour les non-grévistes et les actions inadmissibles des casseurs, toutes non sanctionnées. Nous ne traitons ici que du droit de grève proprement dit, qui a trouvé à s’exercer dans des conditions extrêmes et contestables.
Les motifs du droit de grève sont-ils limités en droit français ?
La Constitution se borne à dire que « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent », ce qui signifie d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un droit absolu. Or quasiment aucune loi n’est venue le réglementer. Le code du travail ne fait que poser le principe du droit de faire grève et ne réglemente que la nécessité d’un préavis dans les services de l’Etat et des collectivités locales. Le droit de grève dans les transports a toutefois été réglementé (service minimum) en 2007 et par l’Ordonnance du 28 octobre 2010. Ce sont donc les tribunaux, et particulièrement la Cour de cassation, qui sont intervenus pour définir le droit de grève et les conditions de sa légalité. La définition en est la « cessation collective et concertée du travail par les salariés d'une entreprise en vue d'appuyer des revendications professionnelles ». La limite de l’exercice du droit de grève est donc l’existence de telles revendications professionnelles, qui doivent être portées à la connaissance de l’employeur au moment de faire grève.
Peut-on faire grève pour des motifs extérieurs à l’entreprise ? Cette question est celle qui nous occupe ici à la lumière des événements récents, puisqu’on voit les services publics comme la SNCF ou les employés publics de la collecte des déchets, faire grève pour faire retirer le projet de loi travail qui ne les concerne pas en raison des régimes spécifiques qui leur sont applicables. La légalité des grèves de soutien a été reconnue par les tribunaux dans la mesure où les revendications des personnes concernées sont partagées par celles qui veulent les soutenir. Il s’agit alors d’une manifestation d’association à des revendications exprimées par d’autres. On remarquera cependant que ce n’a pas été le cas récemment car les salariés du secteur privé n’ont exprimé aucune revendication et qu’ils ne sont entrés dans aucune grève à laquelle le secteur public a pu s’associer ! Précision superflue, la notion de grève par procuration n’existe pas…
Les tribunaux ont toutefois élargi les motifs du droit de grève de telle façon que les limites en ont quasiment disparu. Les grèves politiques, dont nous avons un exemple évident sous nos yeux, puisque les revendications des grévistes portent sur une loi votée par le Parlement, ne sont pas en principe licites. Il paraîtrait en effet contraire à la notion même de droit de grève que les revendications professionnelles adressées à l’employeur par les salariés grévistes ne soient pas de nature à pouvoir être satisfaites par cet employeur. Or c’est bien le cas ici, car le retrait du projet de loi travail, objet de la revendication, ressortit à la compétence exclusive du gouvernement.
Mais la Cour de cassation en a décidé autrement. Pour elle, si les motifs purement et seulement politiques sont illicites, une grève motivée à la fois par des raisons politiques et professionnelles est licite. C’est ainsi qu’a été déclarée licite la grève déclenchée sur le plan national pour protester contre les mesures économiques et sociales constituant le plan Barre, car les revendications justifiant cette grève (refus du blocage des salaires, défense de l’emploi, réduction du temps de travail) étaient étroitement liées aux préoccupations quotidiennes des salariés. Implicitement, la Cour a suivi le même principe lorsqu’elle a reconnu qu’une grève des salariés de la SNCF pouvait constituer un cas de force majeure pour cette dernière dans la mesure où elle était motivée par une loi concernant l’entreprise au niveau national, de sorte que l’employeur n’était pas en mesure de satisfaire les revendications de ses salariés. De façon générale, les grèves contre la réforme des retraites sont à la fois politiques et d’ordre professionnel, et leur licéité n’est jamais mise en cause.
Le patron de FO, Jean-Claude Mailly, ne s’est pas embarrassé de scrupules à ce sujet, lorsqu’il a récemment déclaré : « Ce ne sont pas des « intérêts particuliers » que les grévistes défendent, par la grève, et encore moins un « bien commun » que seraient les entreprises, qui socialisent toujours leurs dettes, mais réservent à une minorité leurs profits. Ce sont les intérêts de l’ensemble des travailleurs, du Public comme du Privé, et de la jeunesse, en lui apportant des perspectives d’avenir ». On est clairement passé ici de la revendication professionnelle à la prise de position politique, particulièrement lorsqu’on voit évoquer les intérêts de « la jeunesse ».
Ce glissement vers la prise de position purement politique n’est pas admissible
Personne n’a protesté contre cette prise de position du patron de FO. Elle est pourtant le signe d’une déviation grave de la mission des syndicats. Cette mission consiste à représenter les travailleurs dans leur cadre professionnel. Or ici nous avons affaire à un syndicaliste qui se croit investi d’une sorte de troisième ou quatrième pouvoir institutionnel et parallèle aux pouvoirs exécutif et législatif. On aura remarqué l’insistance des syndicats à prétendre que le pouvoir politique n’est pas légitime à promouvoir une loi qui n’a pas été votée autrement que par le biais de la question de confiance, et qui, à en croire les sondages (!), ne serait pas approuvée par les Français. Ces syndicats se placent en dehors des limites de leurs droits et compétences et ce sont eux qui sont illégitimes à contester une décision du Parlement parfaitement conforme à la Constitution, en faisant état au surplus de sondages qui évidemment ne créent aucune légitimité.
Le droit de manifester est ouvert à tous, sauf considérations d’ordre public, comme vient de le rappeler le Premier ministre. Les syndicats sont comme tout un chacun libres d’organiser des manifestations pour signifier leur opposition de nature politique à des lois. Mais le droit de grève est autre chose et ne doit pas être confondu avec le droit de manifester, car il s’adresse non pas à l’Etat comme une manifestation, mais à un employeur déterminé pour obtenir de cet employeur, et de personne d’autre, satisfaction de revendications d’ordre professionnel. Nous regrettons pour cette raison le laxisme de la jurisprudence de la Cour de cassation qui en vient à légitimer n’importer quel exercice du droit de grève pour peu qu’il puisse se raccorder de près ou de loin à des questions intéressant les travailleurs – condition trop facilement remplie.
En l’occurrence le détournement du droit de grève est d’autant plus criant que les grèves du secteur public auxquelles nous assistons ont pour motif, comme nous l’avons relevé, le retrait d’un projet de loi qui n’est pas applicable aux salariés en grève. Comme le montre la mairie de Paris pour la collecte des déchets, on en vient à une absurdité consistant à faire exécuter par des entreprises du secteur privé, qui n’est pas en grève, les tâches du secteur public qui prétend cesser le travail pour défendre des revendications inexistantes de ce secteur privé ! Ceci n’est possible que parce que le droit de grève est accordé indépendamment de toute revendication propre à l’entreprise qui se met en grève.
En revenir à une conception plus rigoureuse du droit de grève, comme celle du droit allemand
Rappelons trois principes essentiels applicables au droit de grève en Allemagne.
- La grève n’est légale qu’en dernière solution : un syndicat n’est autorisé à organiser une grève qu’après avoir essayé en vain de négocier avec l’employeur pour trouver un accord ;
- Le but d’une grève doit concerner et se limiter à un ou plusieurs règlements de la convention collective de travail, qui définit entre autres la rémunération des salariés, les heures de travail ou le congé ;
- Il est illégal de se mettre en grève pendant la trêve sociale. La trêve sociale est une période qui se limite à la durée d’une convention collective, soit dans les faits plusieurs années. Les salariés doivent donc attendre l’expiration de la convention collective en cours avant de commencer une grève.
Ces règles montrent clairement qu’il y a un lien nécessaire entre les revendications des salariés et leur employeur. Toute grève motivée par des revendications qui ne sont pas dans le pouvoir de l’employeur de satisfaire n’est pas admissible, par exemple parce qu’il ne s’agit pas de dispositions relevant de la convention collective.
Au Royaume-Uni, les règles ont été récemment modifiées dans un sens restrictif. Ce que nous pouvons en retenir en France est l’exigence d’un vote de la majorité des salariés en faveur de la grève, en notant que ce vote doit être exprimé par correspondance. Il s’agit évidemment d’éviter les pressions exercées par les syndicats, comme on a pu récemment le constater dans les assemblées organisées par la CGT.
Propositions de modifications de la loi :
- Prévoir que toute grève ne peut porter que sur des revendications de nature exclusivement professionnelle et dont la satisfaction relève de la compétence et du pouvoir de l’employeur ;
- Exiger que la décision de faire grève soit précédée par des négociations restées infructueuses, et qu’elle soit prise par un vote des salariés à la majorité, exprimée à bulletins secrets.
Dernière minute du vendredi 17 juin : La rencontre entre la ministre du travail et Philippe Martinez s’est soldée par un échec – largement annoncé. Voici comment l’hebdomadaire Le Point en rend compte : « Pour Philippe Martinez, qui doit trouver une porte de sortie honorable après avoir été aux avant-postes de la contestation sociale depuis mars, cette loi est un « problème ». Plus particulièrement, il dénonce les articles composant sa « colonne vertébrale » : inversion de la hiérarchie des normes, licenciement économique, référendum d'entreprise, accord de développement et médecine du travail. Lors de la rencontre, la CGT entend demander la suspension du débat parlementaire, après avoir longtemps réclamé le retrait pur et simple. Elle a l'opinion publique pour elle : plus de six Français sur dix (64 %) estiment que, « face aux mouvements sociaux », le gouvernement « doit retirer » le projet de loi travail, selon un sondage Tilder-LCI-OpinionWay. » On ne peut pas être plus clair. Le patron de la CGT s’attaque à la « colonne vertébrale » du texte sans aucun changement de sa position depuis l’origine; il n’est donc prêt à aucun compromis. « Nous allons porter des propositions qui permettent que la loi soit bien un socle de droits pour l'ensemble des salariés. Ces propositions vont renforcer le rôle de la branche professionnelle », précise le bureau confédéral de la CGT. Déclaration qui n’est qu’un écran de fumée (que ne les a-t-il faites d’ailleurs plus tôt ?), lorsque l’on sait que les propositions en question ne s’adressent en rien à la problématique de la loi El Khomri, mais concernent par exemple…le passage de la durée légale du travail à 32 heures ! Et lorsqu’on entend la CGT demander la « suspension du débat parlementaire », ne s’agit-il pas d’une immixtion insupportable dans le fonctionnement du pouvoir (comment se fait-il que les médias ne s’en offusquent pas ?). Quant au sondage, on atteint le summum : d’après ce sondage, une majorité de Français penchent pour le retrait du projet de loi « face aux mouvement sociaux ». Quelle merveilleuse auto-justification ! Les Français légitiment le retrait de la loi non pas en raison de son contenu mais du seul fait de la crainte de mouvement sociaux qu’ils inspirent. Le gouvernement de la France serait ainsi déterminé par une minorité syndicale au surplus non représentative, qui tire son influence de son seul pouvoir de nuisance. Il y a beaucoup à dire sur la psychanalyse des foules…Il est temps de dire ASSEZ ! |