Alerte sur les cessations d'activités volontaires des entreprises
La Cour des comptes vient de rendre un rapport relatif aux prêts garantis par l’Etat (juillet 2022). La juridiction note que globalement « avec les PGE qui ont augmenté de 5% les encours de prêts et stimulé de +0,55% la croissance du PIB, la France se positionne favorablement par rapport à ses voisins européens en termes d’efficacité à court terme du dispositif. » Elle relève par ailleurs que sur les 137 milliards d’euros de PGE accordés à plus de 660.000 entreprises en décembre 2021, la part des entreprises « zombies » est limitée à 2,5%. Il en résulte que le coût prévisionnel des PGE pour l’Etat serait « contenu » avec un taux de sinistralité des prêts entre 3% et 4% soit environ 3 milliards d’euros. Reste que ce chiffrage est dépendant des « tensions internationales et leurs répercussions sur les prix de l’énergie en 2022 » et de leur répercussion sur la capacité de rebond de l’économie française. Un indicateur avancé pourrait être constitué par le phénomène inquiétant des cessations volontaires d’activité (et non des procédures collectives…) ce qui n’augure rien de bon.
Un risque mal perçu, l’affaiblissement du tissu économique par les cessations volontaires d’activité
Si 19% des bénéficiaires de PGE sont des entrepreneurs individuels et s’ils sont majoritaires dans les 10% des souscripteurs les plus en difficultés, on assiste parallèlement dans les statistiques des greffes des tribunaux de commerce à une augmentation sans précédent des cessations volontaires d’activité. C’est-à-dire que des entreprises décident de clore leur activité alors même qu’elles n’étaient pas en difficulté, qu’elles aient bénéficié de PGE ou non. D’après le syndicat des indépendants et des TPE (SDI) : « plus de 160.000 entreprises commerciales ont arrêté volontairement leur activité entre janvier et juin 2022 contre plus de 114.000 sur la même période en 2021 et plus de 80.000 en 2020 » soit +100% entre 2020 et 2022[1]. En clair, faute de perspectives économiques suffisantes ou après avoir remboursé leur PGE et ne voulant pas exposer trop avant leur patrimoine personnel, des micro-entrepreneurs, commerçants, artisans, mettent fin volontairement à leur activité.
Si l’on consulte le site des greffes des tribunaux de commerce, les rapports annuels font état[2] d’une augmentation significative des radiations entre 2019 et 2021, soit +18,7% avec 310.372 en 2021 radiations contre 261.443 en 2019. Il s’agit de chiffres consolidés (permettant de neutraliser les erreurs et les doubles comptes (notamment en cas de filiales)) nets retraités par Xerfi.
Source : CNGTC (2022). Bilans annuels.
Si maintenant on exploite les données mensuelles publiées brutes par les greffes, et non retraitées, on peut également avoir une vision sur l’exercice 2022[3]. On constate alors qu’au 30 juin 2022, les radiations représentaient 181.941 entreprises soit 77,25% de plus qu’à la même date en 2020 (102.645). Si on actualise la liste au 20 juillet 2022, la proportion (malgré l’écart à la fin du mois) par rapport à juillet 2020, donne +63,4% ce qui est là encore très significatif.
Source : CNGTC (2022). Statistiques journalières et mensuelles, Note de lecture : les statistiques du mois de juillet sont à jour au 20 juillet 2022.
Si l’on ne considère que les commerçants cette fois-ci, les statistiques sont les suivantes (en extrapolant pour aboutir à un mois de juillet 2022 complet) : 60.298 liquidations en juin 2022 soit +106% par rapport à juin 2020 et 66.989 liquidations en juillet 2022, soit +98% par rapport à juillet 2020. Indubitablement on observe à bas bruit une explosion des radiations chez les commerçants, alors même que les « soutiens » publics deviennent de plus en plus ténus. Cela tend à confirmer ce qui était souligné par SDI au-delà de la sinistralité propre aux affaires se clôturant pour raisons financières.
Source : CNGTC (2022). Statistiques journalières et mensuelles, Note de lecture : les statistiques du mois de juillet sont extrapolées jusqu’à la fin du mois à partir du 20 juillet 2022.
Une sinistralité « contenue » des PGE, vraiment ? entre 3 et 5 milliards d’euros
Au 31 décembre 2021 d’après les derniers chiffres publiés par Bpifrance, près de 143 milliards d’euros de PGE (prêts garantis par l’Etat) avaient été accordés ou en voie de l’être (pré-accords), pour un montant décaissé de près de 137 milliards d’euros. En dehors des PGE octroyés aux grandes entreprises (16 milliards d’euros) pour 49 d’entre elles, la masse des PGE représentait 121,2 milliards, soit près de 780.000 prêts accordés à 663.404 bénéficiaires.
31-déc-21 | |||||
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Pré-accords | Prêts décaissés | ||||
Montants (Mds€) | Bénéficiaires | Montants (Mds€) | Nombre de prêts | Bénéficiaires | |
PGE Grandes entreprises | 17 | 48 | 16 | 380 | 49 |
PGE de masse | 126 | 699 353 | 121,2 | 779 910 | 663 404 |
Total | 143 | 699 401 | 137 | 780 290 | 663 453 |
Source : Cour des comptes, juillet 2022, p.35 d’après Bpifrance.
La méthodologie retenue par la Banque de France pour simuler la sinistralité des PGE a consisté à « appliquer un choc d’un ou deux ans sur les comptes de résultat et les bilans des entreprises, puis a estimer l’impact de ce choc sur la notation de l’entreprise. Des nouvelles notations sont alors obtenues et des probabilités de défaillance, soit issues des données historiques, soit issues des projections, sont appliquées aux entreprises en fonction de leur nouvelle classe de notation. »
Or, à partir de cette méthodologie, la Banque de France n’a cessé de revoir ses estimations à la baisse : 5,25% en 2020, puis 3,78% au sein du PLF 2022, 3,1% en janvier 2022 (en réduisant d’une année la simulation de la période de crise), ce qui correspond à un taux de perte brut de 5 milliards d’euros mais de seulement 1,4 milliard d’euro net après soustraction des primes perçues par l’Etat. Pour BPI France cependant, le taux de sinistralité était significativement plus élevé de 4,7% à 7,6% et a été réactualisé à la hausse en début 2021 (6,1% à 9,3%). La DG Trésor a par ailleurs estimé qu’il était prudent de rajouter une année supplémentaire de « stress », soit une perte nette de +1,6 milliard d’euros pour un taux de perte de 4,2%. Soit un total de 3 milliards d’euros. Se surajoutent des éléments de flexibilité qui pourraient renchérir la note :
- Si les entreprises retiennent intégralement la durée de maturité maximale, le coût des PGE pour l’état serait encore relevé de 0,3 milliard d’euros.
- Si les chocs d’inflation actuels perduraient, aboutissant à un déclassement des entreprises de 20% plus fort, le coût pour l’Etat augmenterait encore de +0,6 milliard d’euros, portant le coût total pour l’Etat si ces deux occurrences survenaient simultanément, à 4 milliards d’euros.
- Par ailleurs en supposant une probabilité de défaillance encore supérieure, quadruplée pour les entreprises non cotées par la Banque de France, les pertes brutes seraient relevées d’environ 0,6 milliard d’euros.
- Un montant comparable en cas de relèvement des pertes pour défaut de 70% pour les grandes entreprises et les ETI et de 90% pour les autres au lieu des 60% et 80% retenus actuellement, renchérirait encore le coût des PGE pour l’Etat de l’ordre de 0,7 milliard d’euros… L’addition pourrait alors se monter à plus de 5 milliards d’euros.
En sens contraire, le temps joue en faveur de l’Etat compte tenu des durées d’amortissement en cours des PGE. Ainsi 16% des bénéficiaires ont déjà remboursé intégralement leurs prêts en 2021 et 32% ayant choisi un différé d’un an n’ont débuté leur remboursement qu’en 2021. Ainsi, l’encours de garantie pour le « PGE de masse » enregistré en engagement hors bilan de l’Etat fin 2021 « n’est d’ailleurs plus que de 97,1 milliards d’euros (contre 107,1 milliards en 2020, en tenant compte des PGE accordés au titre de 2020 et des quotités garanties). »
Répartition des PGE par cotation Banque de France
Cotes | Octroi | Remboursement | ||
---|---|---|---|---|
Nbre de PGE | Montant en Md€ | % de PGE remboursés | Montant restant dû en Mds € | |
1 à 4+ | 91 632 | 65,0 | 18% | 48,1 |
4 à 6- | 96 125 | 38,1 | 6% | 34,6 |
7, 8, P | 7 751 | 0,5 | 2% | 0,5 |
0 | 588 289 | 43,6 | 9% | 37 |
Total | 783 797 | 147,1 | 10% | 120,1 |
Source : Cour des comptes, juillet 2022, p.125 d’après Banque de France.
Mais il subsiste des points de fuite et/ou de vigilance car, comme l’indique la Cour « cette sensibilité montre l’intérêt qu’il y aurait à étendre l’analyse de la situation financière des entreprises, aujourd’hui réalisée par la Banque de France pour les entreprises de plus de 750.000 euros de chiffre d’affaires, à des entreprises de plus petite taille, qui représentent l’essentiel des bénéficiaires des prêts garantis. »
Des TPE/PME à risque d’un montant significatif : 20,1 milliards pour l’Etat
En effet, comme le relève la Cour « plus du quart des bénéficiaires de PGE présentaient en 2019 un résultat d’exploitation déficitaire, c’est-à-dire qu’ils ne dégageaient aucun bénéfice leur permettant de rembourser leurs dettes. » Par ailleurs ces entreprises les plus fragiles « sont celles qui cumulent toutes les difficultés : peu rentables et peu productives avant la crise, déjà fortement endettées à la fin 2019 et ayant subi un choc économique fort qui s’est traduit par une chute importante de leur chiffre d’affaires entre 2019 et 2020. » Or les prêts souscrits par ces bénéficiaires à risque (10%) ont atteint 22,3 milliards d’euros, soit 16% de l’encours des PGE et une garantie de l’Etat de 20,1 milliards d’euros. Ces entreprises sont également redevables d’une dette sociale de 0,8 milliard d’euros.
Or comme l’indique la Cour, « près des trois quarts de ces entreprises sont des micro-entreprises (contre 59% [de micro-entreprises parmi les (ndlr)] (…) entreprises « moins risquées »). » Et leur poids est particulièrement élevé à Paris, dans le Sud de la France et dans quelques départements isolés. Notons que parmi les bénéficiaires des PGE, 19% d’entre eux sont des entrepreneurs individuels représentant 3% des prêts en valeur et bénéficiant d’un PGE moyen de 27.000 euros. Rappelons que les entrepreneurs individuels sont 13% dans le secteur de la restauration, 16% dans les entreprises de construction, 12% dans le commerce… enfin « les trois quarts des professionnels libéraux qui ont perçu un PGE sont des entrepreneurs individuels. » Ils bénéficient cependant d’un dispositif d’indemnisation spécifique de la perte d’activité (DIPA).
Enfin, parmi les entreprises qui ne savent pas si elles auront des difficultés pour rembourser le PGE, plus de 50%, voire même près de 66% pour des PGE<100.000 euros, « ne prévoient pas de plan de financement prévisionnel. »
L’ensemble de ces éléments doit astreindre les pouvoirs publics à prendre avec beaucoup de prudence les risques de sinistralité identifiés. Car les bénéficiaires de PGE les plus en difficultés (les 10% les plus risqués) représentant 16% des encours « ont un profil similaire aux entreprises ayant déjà fait un appel en garantie », donc ayant déjà fait défaut sur leur PGE. Rappelons qu’en début 2022, près de 2.700 PGE avaient d’ores et déjà fait l’objet d’un appel en garantie (0,4%) pour un total de versement de l’Etat de 200 millions d’euros. Le montant est pour le moment limité cependant, l’effet risque d’être étalé dans le temps dans la mesure où de nombreuses entreprises ont choisi de rembourser leurs PGE jusqu’en 2026 : 370.000 sur 663.453 identifiés, soit 55,8% des bénéficiaires, dont 210.000 n’ayant pas de dette sociale (31,6%) et 160.000 ayant activé un plan d’apurement des cotisations sociales (24,2%). Les appels en garantie risquent donc d’être déclenchés en fin de période, significativement entre 2024 et 2026, ce qui rend la perception de la sinistralité moins urgente aujourd’hui, même si les montants amortis (et donc sécurisés par l’Etat seront beaucoup plus importants).
Conclusion
Si à date la sinistralité des PGE semble maîtrisée, entre 3 milliards et 4,5-5 milliards d’euros d’après les scénarii disponibles, le profil des entreprises à risque (micro-entreprises) doit conduire à une grande prudence. Les 10% des bénéficiaires des PGE les plus à risque représentent tout de même 16% des encours. Par ailleurs, malgré cet argent alloué pour permettre au tissu économique de passer la crise du Covid, on assiste avec la crise en Ukraine et l’inflation qui en découle, à une dégradation du climat des affaires pour les petits entrepreneurs faute de perspectives leur permettant de poursuivre avec confiance leurs activités. Il en découle, en dehors de toute sinistralité (PGE) et difficultés financières (procédures collectives), une recrudescence des cessations volontaires d’activité… ce qui augure mal de l’avenir, au moins à court terme.
[1] Voir, Coline Vazquez, Entreprises : les cessations d’activité volontaires explosent en France (+100% en deux ans), La Tribune, 17 juin 2022.
[2] https://www.cngtc.fr/fr/observatoire-statistiques.php, ainsi que https://statistiques.cngtc.fr/bilans/
[3] https://statistiques.cngtc.fr/