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Les gains des parieurs bientôt soumis à l'impôt ?

Le CPO, Conseil des prélèvements obligatoires vient de publier une note (décembre 2024 n°10) relative à la rationalisation de la fiscalité des jeux d’argent et de hasard. Le premier constat d’un manque de cohérence de cette fiscalité, patent voir illisible, appelle à une rationalisation bienvenue qui simplifierait grandement le paysage fiscal sur le produit brut des jeux (PBJ). Nous souscrivons pleinement à cette analyse d'autant plus qu'une évolution du fléchage de cette fiscalité en direction de la Sécurité sociale, aurait le mérite de mieux financer la lutte contre les addictions et de permettre à l'Etat de récupérer de la TVA jusqu'ici transférée à la Sécurité sociale.

En revanche, le CPO en profite pour ouvrir une boite de Pandore s’agissant de l’imposition des revenus exceptionnels des joueurs eux-mêmes, en proposant une imposition spécifique à l’IR et aux contributions sociales des gains des gagnants… comment ne pas voir dans cette seconde réflexion la volonté de « faire les poches » des joueurs ? Et de considérer la fiscalité des jeux de hasard comme une sorte de « vache à lait » sur le dos des parieurs ? Le CPO est selon nous beaucoup moins convaincant sur ce point.  

Une rationalisation de la fiscalité des jeux de hasard et d’argent qui a du sens :

Les jeux d’argent et de hasard (JAH) sont taxés par l’intermédiaire d’une fiscalité spécifique élevée d’un rendement de l’ordre de 7 milliards d’euros en 2023. Les mises engagées ont représenté pour cette même année 88 milliards d’euros (48 Md€ au titre des jeux de loterie, les paris et le poker en ligne – et 40 milliards dans les casinos et clubs de jeux). Le produit brut des jeux (PBJ) qui représente la principale assiette fiscale peut être défini comme la différence entre les mises collectées par les opérateurs et les gains reversés aux joueurs. Le PBJ s’élève à 13,5 Md€, soit 15,34% des mises. La fiscalisation du PBJ (si l’on considère grossièrement qu’il s’agisse de la seule assiette, ce qui n’est pas tout à fait le cas[1]) représente donc 45% du PBJ en 2022 d’après l’ANJ (l’autorité nationale des jeux[2]), ce qui constitue un poids considérable et près de 33 prélèvements (voir tableau ci-dessous)

Cette fiscalité a dès le départ une double finalité :

  • Elle est justifiée par la recherche de la limitation des effets indésirables de ces jeux (dont la lutte contre l’addiction) ;

  • Et par l’intérêt de « socialiser une partie des bénéfices élevés, partiellement assimilables à des rentes, que génèrent ces activités exercées en monopole ou sur un marché fortement régulé ».

Catégorie de jeuxAffectatairesMontant Md€ 2023

Paris hippiques

Etat

0,41

Bloc communal

0,012

Paris sportifs en réseau physique et en ligne

Etat

0,846

jeux de cercles en ligne

Etat

0,121

Communes

0,012

Paris hippiques engagés depuis l'étranger

Etat 

Maisons de jeux

Communes 
Etat 

Loteries et jeux de grattage

Etat

0,174

ANS

0,072

Paris sportifs en réseau physique et en ligne

Etat

0,147

ANS

0,035

Paris hippiques en ligne

France Galop et Le Trot

0,062

Jeux de casinos

Communes

0,226

EPCI

0,005

Jeux de casinos et de machines à sous

Etat

0,927

Communes

0,08

EPCI

0,001

Loteries et jeux de grattage, jeux automatiques de casinos, machines à sous

ASSO

0,601

Paris hippiques, paris sportifs, jeux de cercles en ligne

ANSP

0,005

ASSO

0,354

Loteries et jeux de grattage, casinos

CADES

0,203

Club de jeux

Etat

0,01

Ville de Paris

0,002

Loteries "classiques" et autres loteries et jeux de grattage

Etat

2,743

Fondation du patrimoine

0,028

Jeux de casinos

CCAS

0,001

Club de jeux

CCAS ville de Paris

0,00

TotalTout affectataire

7,077

Source : Annexe n°II du CPO.

En effet, la particularité de l’encadrement des jeux d’argent et de hasard est que ces derniers sont par principe interdit et par exception strictement réglementés. On distingue ainsi essentiellement 4 types de JAH :

  • Les loteries

  • Les paris hippiques et sportifs

  • Les jeux de table

  • Les machines à sous

La politique de l’Etat à l’égard des JAH concourt à 4 objectifs : prévenir le jeu excessif ou pathologique, garantir l’intégrité des opérations de jeu ; prévenir la criminalité et le blanchiment et veiller à l’exploitation équilibrée des différents types de jeux afin de préserver l’équilibre des filières concernées. Ce dernier point peut sembler paradoxal, car il revient à « protéger » les oligopoles existants… alors même que l’attractivité des filières historiques peut évoluer.

S’agissant de la lutte contre l’addiction, le rapport du CPO précise que si en France en 2019 « 6% des joueurs ont une pratique problématique caractérisée par un jeu compulsif », cela se voit également dans les mises : 10% des joueurs représentent 83% des mises et 1% des joueurs près de 49% des mises. « En conséquence, les joueurs problématiques représentent 38% du produit brut des opérateurs de jeux. »

Les 33 prélèvements épars qui frappent majoritairement le BPJ ont un volume total de près de 7 milliards d’euros soit une hausse de 40% depuis 2015. Or cette fiscalité se ventile comme suit :

AffectatairesMontant Md€ 2023Proportion en %
Etat

5,38

76,0

Bloc communal

0,338

4,8

ANS

0,107

1,5

France Galop et Le Trot

0,062

0,9

ASSO

0,955

13,5

ANSP

0,005

0,1

CADES

0,203

2,9

CCAS

0,00

0,0

Fondation du patrimoine

0,028

0,4

Total

7,08

100

Source : Annexe n°II du CPO, retraitement Fondation iFRAP janvier 2025

En conséquence l’Etat bénéficie à près de 76% du produit de cette fiscalité, à la Sécurité sociale (+CADES) à hauteur de 16,4%, au bloc local (y compris CCAS) à hauteur de 4,8% et le reste à divers opérateurs et organismes soit 2,8%.

Aussi le CPO propose de fusionner 28 des 33 prélèvements en une taxe unifiée sur le PBJ des opérateurs de JAH. 5 prélèvements échapperaient cependant à cette unification : 

  • 2 prélèvements de 100% sur les gains non réclamés et orphelins ;

  • La taxe sur les paris hippiques en ligne affectés aux sociétés de course (mais pourrait être remplacée par une rétribution contractuelle de l’utilisation de la propriété intellectuelle des sociétés de courses ;

  • La « CSG » sur les gains des joueurs de machine à sous, qui relève d’une logique d’imposition du joueur ;

  • Le prélèvement de 12% sur les commissions perçues par les opérateurs pour les paris hippiques engagés depuis l’étranger sur des courses organisées en France ;

Pour cela, la fusion des 28 prélèvements existants regroupés utiliserait une formule de taxation modulable et unique :

Taux de prélèvement = A (taux de base) + B x joueurs mineurs + C x joueurs excessifs + D x rente

La formule permettrait d’établir un taux de base, auquel s’ajouteraientt des taux additionnels corrigés de coefficients constitués par le nombre de joueurs mineurs, excessifs et enfin la mise du niveau de rente. C’est sans doute sur ce volet que la détermination du niveau de « rente » est le plus complexe. Le CPO estime que le taux de profitabilité mais son calcul serait complexe « compte tenu des enjeux liés au secret des affaires d’opérateurs parfois en monopole et du fait qu’un même opérateur peut mettre en œuvre plusieurs catégories de jeux. » Il propose de le remplacer par un score d’ouverture de marché (où 0 serait un marché libre et 1 un monopole complet). La formule proposée a le mérite de permettre aux opérateurs de réguler leur activité commerciale en limitant au maximum le nombre de joueurs excessifs et l’accès des jeux aux mineurs. « les opérateurs (…) auront un intérêt commun à prendre toutes mesures permettant de diminuer les effets négatifs, afin d’obtenir une baisse des taux de prélèvements dus. »

Les simulations réalisées montrent que cette unification des 28 régimes d’imposition aboutirait à une hausse de taux pour les paris sportifs et le poker en ligne et une baisse du taux des paris hippiques.

« Tout pour la Sécurité sociale » : une proposition justifiée par la lutte contre les addictions :

En 2023, le CPO note que « 23% du montant des prélèvements spécifiques sur les jeux a été reversé à des affectataires autres que l’Etat. » Dont la Sécurité sociale, le bloc communal, l’ANS (agence nationale du sport), les sociétés de cours hippiques et l’ANSP (l’agence national de santé publique). 

Selon le CPO « la part de la fiscalité spécifique affectée à la Sécurité sociale pourrait même être augmentée » dans la mesure où ces impôts présentent un lieu direct avec les dépenses d’assurance maladie et de solidarité. Le CPO propose donc une bascule : la part Etat serait reversée à la Sécurité sociale contre un transfert sous-jacent à l’Etat de 5,4 milliards d’euros de TVA (soit une reprise par l’Etat de 12% de la TVA affectée). La reprise par l’Etat d’une partie de la TVA affectée à la Sécurité sociale, semble être une bonne initiative qui pourrait permettre de redonner un peu de dynamisme à ses recettes fiscales progressivement écornées par des redéploiements de TVA tous azimuts[3].

Le CPO conteste à juste titre les affectations à l’ANS et à l’ANSP qui s’apparentent ni plus ni moins qu’à de simples subventions déguisées. En revanche le CPO recul sur les affectations réalisées au profit du bloc communal et des CCAS (caisses communales d’actions sociales). Pourtant les arguments ne manquent pas :

  • Le prélèvement communal sur les casinos « présente un caractère de rente (…), cette recette excède les charges supplémentaires que représente le casino pour la commune ». 

  • Par ailleurs il existe « un risque de dépendance financière de ces communes à une activité spécifique ».

Et pourtant « Néanmoins, au regard de la structure actuelle de la fiscalité locale, le CPO n’identifie pas de ressource qui permettrait de compenser la suppression de ces impôts. » Aussi le CPO renvoie à des travaux ultérieurs plus généraux relatifs à la fiscalité locale des entreprises le soin de traiter de ce problème. La rationalisation des affectataires ne serait donc pas aussi achevée que celle proposée s’agissant du nombre de taxes sur les JAH.

Cette proposition est d’autant moins compréhensible que le bloc communal tire actuellement 340 millions d’euros de la taxation des jeux. Or le CPO propose à titre complémentaire une fiscalisation des activités promotionnelles des JAH, ces activités marketing représentant près de 601 millions d’euros en 2022 (350 M€ de gratifications (bonus) accordés aux joueurs, 214 M€ de publicités médias, 36 M€ de sponsoring). Elle propose à ce titre l’introduction d’un taux dissuasif permettant un rendement additionnel de près de 150 M€. Or 150 millions d’euros c’est environ 40% du rendement actuel de la fiscalité sur les jeux touchés par les collectivités territoriales. Si cette taxe « marketing » était introduite, elle pourrait venir réduire d’autant les produits versés via la fiscalisation du PBJ aux collectivités territoriales. 

Le CPO en profite pour « faire la poche des joueurs » en proposant une fiscalisation de leurs gains :

En revanche, là où le CPO semble perdre pied c’est sur le second volet de ses propositions : à savoir la mise en place d’une fiscalité directe des revenus tirés par les joueurs de leurs activités ludiques occasionnelles. La particularité française est précisément de ne pas fiscaliser les gains des joueurs non professionnels, ce que d’autres pays ne font pas (Etats-Unis, Royaume-Uni par exemple)

Le CPO propose ni plus ni moins que de remettre en question la jurisprudence du Conseil d’Etat en la matière par voie législative : en droit prétorien actuel « ce n’est que si le risque peut être maîtrisé par une intervention personnelle et directe du joueur que le gain est susceptible d’être qualifié de revenu par le juge. » Mais si le joueur est actif, il faut en outre que le gain soit qualifié de revenu par celui qui maîtrise l’aléa de jeu. Or cette maîtrise est caractérisée par le caractère habituel de la pratique du joueur… ce qui exclut les joueurs occasionnels.

Or pour le CPO, « la jurisprudence du Conseil d’Etat pourrait être renversée par la loi sans perte de cohérence. » Il n’existe en effet aucun principe constitutionnel ou légal selon lequel une recette ne serait imposable que si le contribuable a mené une action personnelle et directe. Mais cette imposition devrait obéir toutefois à des règles spécifiques : en effet, si une imposition comme BNC était choisie, il y aurait « la possibilité de déduire des pertes de jeu de ses revenus », par ailleurs « les parieurs (…) amateurs tirant cette activité un complément régulier de ressources ne seraient pas imposés. »

Aussi afin de permettre une imposition des gains de jeu par les gagnants au 1er euro, il serait nécessaire d’assimiler les revenus tirés des gains de jeux à des plus-values de cessions de valeurs mobilières et de droits sociaux qui constituaient jusqu’en 2000 des BNC et font désormais l’objet d’une cédule spécifique à l’IR et à la CEHR. L’impôt étant alors dû même dans des situations où aucun gain n’est réalisé. Il serait alors possible d’imposer l’ensemble des gains de jeu réalisés dans l’année nets des mises engagées. Il serait même possible de séparer deux assiettes :

  • Les gains de jeux d’arbitrages (paris) assimilables à des plus-values ;

  • Les gains de jeux de « pur hasard » qui seraient exclus de toute imposition ;

Mais d’après le CPO « cette hypothèse [distinction] apparaît cependant peu opérationnelle, compte tenu de la difficulté de tracer une frontière entre jeux « de pur hasard » et jeux d’arbitrage en théorie comme en pratique. » Aussi, nul besoin de réintroduire une casuistique nécessaire, pourvue que l’imposition au 1er euro soit possible.

Par ailleurs le CPO observer que les prélèvements sociaux sur les jeux ne frappent en réalité bien souvent que le produit brut des jeux et non là encore le gain des joueurs. Il serait donc nécessaire là aussi d’assujettir aux contributions sociales les profits occasionnels ludiques réalisés. On aura donc bien compris que loin d’apporter une clarification à la fiscalité actuelle des JAH, l’approche retenue par le CPO consiste à faire la poche aux joueurs, et d’ajouter à la fiscalité du produit brut de jeux, une fiscalité distincte et additionnelle sur les gains eux-mêmes. Il ne s’agit alors plus d’encadrer le jeu pour limiter les pratiques addictives et leur ouverture aux mineurs. Il s’agit là de mesures de pur rendement afin de compléter des recettes d’IR atones et des cotisations de CSG/CRDS elles aussi à la peine…


[1] Notamment pour le poker en ligne (où les mises sont taxées), et les machines à sous (où les gains nets des joueurs sont frappés en sus d’une « contribution sociale » classée avec la CSG, alors même qu’elle ne frappe pas le revenu du joueur. 

[2] https://anj.fr/rapports 

[3] Voir par exemple Cour des comptes, la prévision des recettes fiscales de l’Etat entre 2014 et 2023, https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2024-12/20241223-S2024-1320-Prevision-des-recettes-de-l-Etat-entre-2014-et-2023.pdf, ainsi que le rapport du Sénat Husson sur la dégradation du déficit public en 2024, https://www.senat.fr/rap/r24-153/r24-1531.pdf, ainsi que la synthèse, https://www.senat.fr/rap/r24-153/r24-153-syn.pdf