La discrète réforme de la phase de budgétisation qui est passée inaperçue
C’est une réforme en cours sans tambour ni trompette qu’est en train de mettre en place le nouvel exécutif, et en particulier le Premier ministre Edouard Philippe ainsi que son ministre de l’Action et des comptes publics Gérald Darmanin.
En effet, cette réforme découle du principe de « collégialité » mis en avant par le Chef de l’exécutif dans sa circulaire du 24 mai 2017 relative à une méthode de travail gouvernemental exemplaire, collégiale et efficace[1]. Elle a ensuite été déclinée dans la lettre de cadrage du 2 juin 2017, au travers d’une réforme du processus de décision interministériel en matière budgétaire, qui modifie substantiellement le contenu des conférences budgétaires et par là même le pilotage des finances publiques.
Le caractère classique des conférences budgétaires
Traditionnellement, les conférences budgétaires s’organisent en trois temps :
- Les conférences de performance qui se tiennent au printemps : Elles réunissent les directions financières des différents ministères et leurs homologues de la Direction du Budget (DB). Il s’agit de déterminer la liste des indicateurs de performance pour le prochain budget. Elles visent également à préparer la maquette des PAP (projets annuels de performance) annexés au projet de loi de finances.
- Les conférences de budgétisation qui se tiennent traditionnellement en avril et mai entre les ministères et la DB. Un examen contradictoire des demandes de crédits (au premier euro) et des effectifs est effectué, en tenant compte de l’exécution des deux derniers budgets (résultats définitifs en n-1 et prévisionnel en n). Les discussions suivent les directives posées par le Premier ministre dans sa lettre de cadrage. Un compte rendu permet de faire apparaître les convergences et les divergences qui seront ensuite soumises à arbitrage.
- La phase d’arbitrage, se décline elle-même en deux sous-ensembles :
- Les réunions de restitution : qui ont lieu entre le ministre en charge du Budget et des comptes publics et les ministres concernés afin de passer en revue les propositions et les options possibles ;
- L’arbitrage est rendu ensuite par le Premier ministre, arbitrage qui se matérialise au travers des lettres-plafonds qui sont envoyées à chaque ministre, arrêtant les plafonds de crédits et les réformes structurelles engagées. Les lettres-plafonds sont transmises aux commissions des finances des deux assemblées, et débouchent sur des réunions de répartition (des crédits et des plafonds d’emplois) en juillet et août.
Or c’est dans la phase centrale de « budgétisation » que la DB remplit la mission de « gardien du temple » de l’orthodoxie budgétaire. Elle est en charge du respect du cadrage macro-économique arrêté par le gouvernement, veille à ce que les économies soient dûment implémentées, et à l’inverse, que les priorités gouvernementales et leur financement soient respectées dans la limite des crédits disponibles.
En sens inverse, les ministères « dépensiers » sont généralement soutenus par leurs ministres qui se font les avocats de leur ministère afin de sanctuariser les « priorités » et les intérêts de leurs services. L’examen des crédits prévisionnels est donc contradictoire et fait l’objet d’âpres négociations où chaque partie prenante doit conserver la face, alors que le jeu budgétaire est nécessairement à somme nulle. Les sujets les plus sensibles étant arbitrés à Matignon, voire à l’Elysée.
Les réformes impulsées par le nouveau gouvernement
Comme l’indique la circulaire de la Directrice du Budget du 7 juin 2017[2], la lettre de cadrage du 2 juin 2017 a modifié sensiblement « les orientations (…) [et] renouvelle[nt] profondément les modalités de préparation du budget à venir en modifiant les étapes et les attendus de la procédure jusqu’ici appliquée. »
En effet, l’objet des conférences budgétaires devient « un travail technique partagé », permettant d’arrêter « définitivement l’ensemble des sous-jacents chiffrés de la programmation budgétaire à venir. » Ces sous-jacents sont clairement énumérés :
- Evaluation de l’évolution spontanée de la dépense (le tendanciel) qui devra être conjointe entre les services techniques des ministères et la DB ;
- Evaluation là aussi conjointe du chiffrage des mesures nouvelles envisagées ;
- Evaluation conjointe enfin des mesures d’économies possibles, qu’elles soient proposées par les services des ministères dépensiers ou la DB.
Afin de faciliter cette phase de co-production des sous-jacents, « un cadrage méthodologique renforcé » de leur calcul est proposé.
L’objectif est désormais de proposer à chaque ministre un dossier unique d’arbitrage dévoilant les options disponibles et partagées entre la DB et les services techniques ministériels. Etant donné que chaque ministère n’a pas à « construire une position d’ensemble du budget dont vous êtes chargés » et que la DB ne présentera pas à la conférence de position d’ensemble non plus sur ce même sujet, mais « examinera (…) le champ des possibles. »
Ces dossiers d’arbitrage sont ensuite discutés au cours du mois de juillet entre les ministres et le ministre du Budget (de l’action et des comptes publics) quant à l’opportunité des options retenues, « de leur caractère prioritaire, réaliste et soutenable ». Le ministre de l’action et des comptes publics fait ensuite son rapport au Premier ministre « en vue des arbitrages gouvernementaux sur les plafonds de crédits » ; mais l’équilibre entre mesures sous-jacentes, économies et mesures nouvelles « fera l’objet d’une discussion collégiale du gouvernement », à l’issue de laquelle, fin juillet, des arbitrages définitifs seront rendus et des lettres-plafonds émises servant de base aux réunions de répartition.
On constate donc que la position de chaque ministre dépensier, comme des acteurs, change profondément par rapport à ce qui prévalait encore en 2016[3] pour le PLF 2017[4].
- La refonte de la procédure budgétaire conduit les services techniques et la DB à ne pas proposer de budgets concurrents : l’un maximaliste, l’autre minimaliste, avec une perspective d’ensemble et des convergences possibles dégagées de façon incrémentale au cours de la négociation. Au contraire, les ministères sont associés à une élaboration conjointe des sous-jacents, et tout particulièrement du tendanciel des dépenses, par rapports auquel des économies seront dégagées. Cela évite donc des estimations contradictoires qui brouillent ou antagonisent les remontées aux ministres concernés. Un diagnostic partagé y compris sur les points de désaccords ou les options, permet de clarifier le débat désormais plus partenarial ;
- Ensuite, chaque ministre devient progressivement son propre ministre du budget. En effet, le dossier unique d’arbitrage qui lui est transmis est une coproduction de ses services financiers et de la DB. Par ailleurs, la lettre de cadrage du 2 juin 2017 précise que « un mouvement de recentralisation sur le budget général des outils extra-budgétaires » (recettes affectées, fonds sans personnalité morale), devrait permettre au ministre de disposer d’une vision consolidée efficace des finances de ses services et d’assurer efficacement sa tutelle sur ses opérateurs. Ces éléments lui permettent d’être responsable devant le Premier ministre et la Représentation Nationale des objectifs de son ministère, avec des moyens de pilotage suffisants ;
- Le ministre du budget devient coproducteur du budget : il s’agit d’une évolution majeure. Il reste responsable de la prévision macro-économique, du cadrage budgétaire global, de la collecte et de la centralisation des fonds, de la sécurisation des dépenses, mais il partage sa fonction de budgétisation désormais avec les ministres. Cette position nouvelle devrait lui permettre d’asseoir davantage un rôle prospectif et un pilotage efficace de la dépense en lien avec les autres administrations publiques : opérateurs, AAI, collectivités territoriales, organismes de sécurité sociale ;
- Enfin la mise en cohérence des différents arbitrages budgétaires ministériels est réalisée non plus uniquement par le ministre des finances, qui n’est plus mis en porte-à-faux par rapport au Premier ministre ou à l’Elysée, mais par le Premier ministre lui-même sur une base collégiale (via une « discussion collégiale du Gouvernement »).
Ces éléments sont donc de très bonne augure pour un pilotage plus efficace et un respect mieux assuré des engagements posés par la programmation pluriannuelle à venir. Ils devraient déboucher par ailleurs sur d’autres éléments qui pourraient leur être associés et en découler.
Une réforme qui pourrait déboucher sur d’autres
La réforme du processus de budgétisation est un élément important pour mettre en place une responsabilité financière individuelle et collective de l’exécutif. Des réformes similaires ont notamment été mises en place dans certains pays anglo-saxons mais surtout nordiques comme la Suède. Elle s’est développée généralement de concert avec la mise en place de mécanismes de pilotage de la dépense publique comme des « freins à l’endettement », ou des normes de dépenses englobant l’ensemble des APU (administrations publiques).
La Fondation iFRAP, sur la base d’éléments récurrents chez nos voisins, anticipe certaines évolutions qui pourraient être mises en place sur le moyen-long terme :
- Mise en place et développement de la comptabilité analytique dans les trois sphères d’administration publique. Aujourd’hui la CAC (la comptabilité d’analyse des coûts) est au niveau de l’Etat encore bien trop peu développé, alors que cela fait 11 ans maintenant que la LOLF est pleinement déployée. La mise en place d’une comptabilité analytique performante et centralisée devrait permettre notamment de connaître l’ensemble des coûts de production des services publics, action par action, ou programme par programme au niveau de l’Etat, mais également au niveau des collectivités territoriales (à l’instar de l’Italie, avec la mise en place des fabbisogni standard[5] mais aussi le Japon[6]), ou des hôpitaux et des organismes de sécurité sociale (ASSO) ;
- Cette faculté accrue de pilotage devrait permettre l’introduction en France des automatic productivity cuts, technique qui pourrait autoriser la mise en place d’objectifs beaucoup plus fins et contraignants que la pratique actuelle[7]. En effet, le dégagement de gains de productivité récurrents pourrait conduire à un cycle de réforme permanente de l’Etat, et dégager de nouvelles économies aujourd’hui impossibles à isoler et en tout cas complémentaires de la revue générale des dépenses[8] afin de redéfinir régulièrement le périmètre de l’action publique.
[1] https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000034807035
[2] Voir, Budget pluriannuel 2018-2022 – Conférences de budgétisation, 7 juin 2017 NOR : CPAB1713694C, http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2017/06/cir_42318.pdf
[3] Pour les années antérieures, consulter, https://www.performance-publique.budget.gouv.fr/documents-budgetaires/circulaires-budgetaires/2016#.WVtl0oTyi71
[4] https://www.performance-publique.budget.gouv.fr/sites/performance_publique/files/files/circulaires/circulaires/2016/1BLF-16-3265/1BLF-16-3265.pdf
[5] Voir en particulier notre note sur l’approche italienne des besoins de financement standards (non publiée), Compte tenu des évolutions législatives qui ont touché l’Italie après 2015, il est nécessaire de faire une séparation entre l’analyse développée par le Sénat, dans le cadre du rapport d’information Guenée Raynal du 9 septembre 2015, sur l’association des collectivités territoriales à la maîtrise des finances publiques à la lumière des exemples de l’Autriche et de l’Italie, https://www.senat.fr/rap/r14-678/r14-6781.pdf, et les derniers développement « simplifiant » la mise en place du dispositif dans le cadre plus global d’une péréquation progressivement intégralement horizontalisée à compter de 2021, Ufficio Parlamentare di Bilancio, Fabbisogni standard e capacità fiscali nel sistema perequativo dei Comuni, janvier 2017, note de travail, http://www.rivistacorteconti.it/export/sites/rivistaweb/RepositoryPdf/2017/fascicolo_15_2017/17_UPB_fabbisogni.pdf
[6] Dans la cadre de la Japan Revitalization strategy, voir OCDE, Japan 2016, ainsi que Tobita Hiroshi, Vue d’ensemble de la méthode Top Runner et ses défis, 2016, http://jichisoken.jp/publication/monthly/JILGO/2016/10/htobita1610.pdf
[7] Nous renvoyons à notre note sur la question, Budget : et si la France essayait les automatic productivity cuts ?, 12 mars 2015, http://www.ifrap.org/budget-et-fiscalite/budget-si-la-france-essayait-les-automatic-productivity-cuts
[8] http://www.ifrap.org/budget-et-fiscalite/revue-des-depenses-bien-mais-trop-tard