Le choix d'un modèle avec de petites exploitations détruit notre agriculture
Faisant suite au rapport « La France, un champion agricole : pour combien de temps encore ? », la commission des affaires économiques du Sénat vient de présenter son rapport sur la compétitivité de l’agriculture française. Sa conclusion ? « La ferme France décroche ». Nos parts de marché à l’étranger, mais aussi en France, ne cessent de reculer. Malgré ce constat connu de tous, il faut s’inquiéter que le Sénat n’ose pas aborder la question de la taille des exploitations : la moitié d’entre elles sont pourtant des micros ou des petites exploitations, un modèle souvent problématique et que la « montée en gamme », vers le bio notamment, ne permet pas d’enrayer.
Si l’on veut éviter la parution d’un troisième rapport sénatorial intitulé « L’agriculture en France, c’est fini », il est plus que temps de s’attaquer à ces questions.
Premièrement, il convient de rappeler les nombreux atouts dont bénéficie l’agriculture française, avec la qualité de son sol, la taille de sa surface agricole, son climat modéré, la compétence et l’implication des agriculteurs et la taille de son marché intérieur. Les sénateurs y ajoutent, également, le très faible coût du foncier agricole, 4 fois moins cher qu’en Allemagne, 3 fois moins qu’au Royaume-Uni.[1]
Malgré cela, le diagramme, ci-dessous, suffit à résumer la situation du secteur agricole et agroalimentaire français constatée par le Sénat. Depuis le début des années 2000, la France exporte de moins en moins ses produits agricoles et cette baisse est encore plus sévère quand on exclut le secteur des vins et alcools, à la balance commerciale encore très positive.
Les détails de cette chute sont bien documentés, notamment dans le discours du président de la République à Rungis en 2017, mais aussi dans les rapports publics du Parlement, de la Cour des comptes, des services du ministère de l’agriculture, de l’INSEE, de la Direction du Trésor, de France Stratégie, comme des experts privés travaillant sur l’agriculture.
Le constat étant connu et unanime, les sénateurs se sont concentrés sur l’analyse des causes et des remèdes. Pour ne pas rester dans les généralités, ils ont travaillé plus précisément sur cinq secteurs : pommes, tomates, lait, poulet et blé. La situation est catastrophique pour les 4 premiers et menacée pour le blé, fleuron de l’agriculture française après les vins et alcools. Au total, sur plusieurs mois, les sénateurs ont rencontré environ 200 personnes en France et à l’étranger.
Des freins spécifiques à l’agriculture française
Les causes de la perte de compétitivité recensées par les sénateurs sont très classiques. Certaines sont communes à toute l’économie française : fiscalité élevée, suradministration, surcoût de la main d’œuvre, des intrants, des matériels et des bâtiments, et des services. Mais plusieurs causes spécifiques à l’agriculture française peuvent être isolées :
- Une montée en gamme de productions… de moins en moins compétitives
Pour le Sénat, ce recul de l’agriculture française réside « pour plus des 2/3 » dans la perte de compétitivité de notre agriculture ». Une explication déjà documentée par la Direction générale du Trésor en 2018 : « Ce recul résulte surtout d’un déficit de compétitivité, qui expliquerait plus de 70% de la réduction du solde ». Le terme compétitivité doit être compris comme « compétitivité prix ».
Les sénateurs estiment que l’agriculture française s’est laissé distraire de l’exigence de compétitivité par un objectif séduisant de « montée en gamme générale », fixé par le président de la République lui-même. Une stratégie qui aurait conduit à des pertes de marchés à l’exportation, et laisserait le marché intérieur ouvert aux importations de produits moins chers. Le rapport cite notamment les cas de la pomme et de la tomate où les importations sont massives. Celui du lait bio est plus franco-français, mais confirme cette hypothèse : sa production a explosé mais les consommateurs français le délaissent faute d’un prix abordable. Même dans le secteur privilégié du vin, le succès en France et dans le monde de produits comme le Proseco italien doit calmer les illusions. Le rapport ne nie naturellement pas que certains produits français doivent continuer à viser le haut de gamme à prix élevé, mais conteste que cela puisse être une solution générale.
- Plus de la moitié des exploitations sont très petites
En ciblant le manque de compétitivité de l’agriculture française comme la cause essentielle de son déclin, le Sénat focalisait automatiquement l’attention sur le sujet de la taille des entreprises. Mais, mis à part sa mention dès l’avant-propos, ce problème est peu traité dans le reste du rapport. Ce sujet est pourtant central dans les données du recensement décennal de 2020 qui confirme la baisse du nombre d’exploitations, et une trop lente augmentation de leur taille.
La baisse du nombre d’exploitations (2,3% par an) est moins rapide qu’au cours de la décennie précédente, de très nombreuses micro-exploitations (chiffre d’affaires théorique inférieur à 2.083 euros par mois) ayant déjà disparu.
Le chiffre d’affaires (Production brute standard ou PBS) des exploitations petites (moins de 8.000 €/mois) reste très faible. Sauf cas particuliers, les 215.000 fermes micro et petites, soit plus de la moitié des 390.000 exploitations existantes, ne peuvent pas dégager un revenu suffisant pour rémunérer les capitaux engagés et une personne à plein temps au SMIC. La PBS des fermes moyennes est comprise entre 8.000 et 20.000 euros par mois. En supposant une distribution linéaire, leur PBS moyenne serait de 14.000 € par mois. Sur ce chiffre d’affaires, est-il possible de tirer un revenu brut de 3.000 € et une rémunération du capital investi de 2.000 € ?
Sur le plan humain, l’agrandissement des fermes est nécessaire face à la sophistication du travail agricole nécessitant des connaissances techniques, commerciales, financières et humaines de plus en plus élaborées, et soumis à des réglementations de plus en plus complexes et changeantes. Sur le plan des investissements, les matériels et les bâtiments de plus en plus performants et coûteux, exigent des capitaux importants en millions d’euros. Dans les principaux secteurs agricoles, ces diverses ressources ne peuvent être réunies que sur des fermes de taille suffisante, dirigées par un exploitant expérimenté et de plus en plus diplômé. Son coût de revient et ses exigences personnelles sont trop élevés pour qu’il puisse durablement « tout faire » sur la ferme. Travaillant de longues heures, trop d’exploitants agricoles ont des revenus horaires inférieurs au SMIC. Conséquence du fait que, même dans les fermes moyennes, une trop grande partie de leur travail correspond à des tâches d’exécution, de niveau inférieur à leur compétence.
La trop petite taille des exploitations est un handicap dans les grandes cultures où les machines agricoles perfectionnées ne sont rentables que sur de grandes surfaces. Mais elle l’est encore plus dans l’élevage laitier où les contraintes qui pèsent sur un agriculteur seul ou en couple sont très difficilement supportables : en dix ans 37% des exploitations bovins lait ont disparu, contre seulement 3% pour les grandes cultures.
Comme l’a montré le Diagnostic complet de l’agriculture française réalisé par le ministère de l’agriculture, la taille moyenne des exploitations agricoles n’est pas plus faible en France que dans de nombreux pays européens. Mais elle se situe en toute fin de classement pour la taille de ses grandes exploitations. Un handicap décisif pour la productivité, les grandes exploitations occupant 75% des surfaces cultivées et produisant plus de 90% de la production agricole. Comme le montre le tableau ci-dessous, elles fournissent à leurs exploitants (Utans : personne non salariée occupée à plein temps) des revenus six fois supérieurs à ceux des petites exploitations et deux fois supérieurs à ceux des moyennes.
Le lien entre productivité et taille est direct pour les exploitations agricoles, comme pour les entreprises de tous les autres secteurs.
Néanmoins le sujet reste tabou et les sénateurs ont même fait l’impasse sur cette problématique, leur vote, fin 2021, de la loi Sempastous-Safer les mettant face à une contradiction : cette loi a mis en place tout un nouveau mécanisme administratif pour contrôler les « agrandissements supposés excessifs » des exploitations agricoles. Des experts (universitaires, notaires) ont montré au colloque Agridées qu’avec ses multiples intervenants (préfet de département, préfet de région, SAFER, contrôle des structures, syndicats agricoles), cette loi va encore ralentir et renchérir les transactions sur les exploitations agricoles, et limiter leur taille, au moment où il est essentiel d’améliorer leur productivité. En Normandie par exemple, le contrôle des structures et l’autorisation d’exploiter interviennent dès 70 hectares et avec des règlementations d’attribution qui occupent pas moins de 13 pages très denses, alors qu’une taille typique de grande exploitation existante et juste rentable est de 180 hectares.
Conclusion
La qualité de la production agricole française étant déjà très bonne, la montée en gamme vers des produits « de luxe », difficilement abordables pour 90% de la population en France et à l’étranger, ne doit être entreprise que cas par cas. Mais l’amélioration générale de la productivité voulue par les sénateurs, dépend d’abord de la taille des exploitations agricoles. Leur augmentation est freinée par les syndicats agricoles qui veulent conserver le plus d’adhérents possible, et un moyen de pression sur les politiques. Et aussi par trois autres lobbys : 1) la strate administrative agricole publique et privée soucieuse de conserver son importance[2], 2) des responsables prêts à traiter le vrai problème de perte d’activité de certains territoires, en y installant des agriculteurs sans perspective d’avenir, 3) par des responsables politiques qui confondent exploitation familiale avec petite exploitation. Pourtant, seules les grandes exploitations voient leur nombre augmenter, signe d’une meilleure adaptation au monde actuel. Mais leur croissance en nombre, et surtout en taille, est trop lente. Pour « faire du chiffre » d’installations, les administrations aident trop de personnes motivées à reprendre des fermes structurellement non viables, ou viables dans des conditions de travail et de revenu insupportables. C’est le cas des exploitants qui admettent « ne pas avoir pu se verser de salaire depuis deux ou trois ans », et vivre grâce au salaire de leur conjoint employé en dehors de la ferme. La vague actuelle d’agriculteurs déprimés, menacés par la faillite ou le suicide, est un drame. Il faut absolument éviter de la renouveler à la prochaine génération.
Le rapport du Sénat propose une batterie de solutions classiques : renforcement du protectionnisme, baisse des charges, augmentation des financements publics, accroissement des interventions de l’Etat dans la filière agro-alimentaire. L’agriculture française continuera de « décrocher » tant que le sujet de l’agrandissement des exploitations agricoles françaises restera un tabou protégé par des intérêts particuliers et la nostalgie de l’ancien temps, où les paysans étaient encore plus pauvres et ne produisaient même pas assez pour nourrir les Français.
Regarder aussi : https://www.xerficanal.com/economie/emission/Alexandre-Mirlicourtois-Bio-ecologique-montee-en-gamme-l-agriculture-francaise-s-affaiblit_3751138.html?utm_source=sendinblue&utm_campaign=XC081122&utm_medium=email
[1] Un « avantage » douteux, ce faible prix conduisant comme toujours à une mauvaise affectation de cette ressource rare.
[2] En 2023, le nombre d’exploitations agricoles va diminuer de 10.000, quand le nombre de fonctionnaires du ministère de l’agriculture augmentera de 165.