Farm to Fork : vers une baisse de la production agricole européenne de 10 à 20% ?
En plein confinement, les Français manquaient de farine. En 2022, le conflit en Ukraine aura engendré une pénurie d’huile de colza et, cumulé à la sécheresse au Canada l’été dernier, une pénurie de moutarde. Que cela soit pour des raisons sanitaires, géopolitiques ou d'environnement, les difficultés alimentaires se sont multipliées ces dernières années. Au même moment, la Commission européenne adoptait sa stratégie Farm to Fork (de la ferme à la fourchette), une politique alimentaire durable, ambitieuse et aux objectifs louables... mais qui pourrait nous mener vers une baisse de la production agricole européenne de 10 à 20%.
Devant une situation mondiale qui se dégrade, il apparait de plus en plus urgent de suivre l’appel du commissaire européen à l’Agriculture, Janusz Wojciechowski, et de suspendre cette mise en œuvre ou, a minima, de revoir les délais d'atteinte des objectifs. Explications :
Farm to Fork : 10 ans pour transformer l’agriculture européenne
Lancé en mai 2020, la stratégie Farm to Fork, dite F2F, a été adoptée par la Commission européenne au printemps 2021.
Premier point noir, cette stratégie a été négociée en parallèle de la nouvelle PAC 2023-2027 alors que cette dernière, avec un an de retard et après des années de négociations, a également été adoptée fin 2021 et que, depuis le début de l'année, chaque pays doit soumettre à Bruxelles la façon dont il va chercher à atteindre les objectifs fixés par cette nouvelle PAC.
Les objectifs du programme Farm to Fork sont de prévenir les pertes et le gâchis alimentaire, d'aboutir à une production et des méthodes de distribution durables tout en garantissant l’accès de tous à une alimentation équilibrée et en minimisant l’impact de l’agriculture sur la biodiversité et les émissions de CO2.
Pour y parvenir, la Commission demande aux différents pays d’atteindre ces 5 objectifs d’ici 2030 :
- réduire de 50 % le recours aux pesticides ;
- réduire de 20 % l’usage d’engrais chimiques ;
- consacrer 25 % des surfaces agricoles au bio (contre 8,5 % en 2019) ;
- réduire de 50 % les ventes d’antibiotiques pour les animaux d’élevage ;
- réviser les directives sur le bien-être animal.
En mars 2022, pour répondre à la crise agricole engendrée par le conflit en Ukraine, le Parlement européen a voté une résolution ouvrant les réserves de la CAP, supprimant l’obligation de jachère sur 4 millions d’hectares et suspendant, temporairement, certains objectifs de la stratégie Farm to Fork liée à la réduction de l’utilisation de certains fertilisants.
Vers une baisse de la production agricole européenne de 10... à 20%
Second point noir, la première étude d’impact sur le sujet a été celle du département du commerce des Etats-Unis[1] qui prévoit une baisse de la production agricole européenne de 11% et une augmentation des prix de 17%. Sur les grandes cultures, l'étude estime que les volumes de blé produits pourraient baisser de -49%, les autres céréales de -20% et les oléagineux de -60%. En tout, c'est une baisse des exportations agro-alimentaires européennes de -20% qui se profilerait alors que nos importations devraient augmenter de +2%. Cet écroulement du système agricole européen se ferait même ressentir partout dans le monde, avec une hausse des prix alimentaires de +9% et qui frapperait, en priorité, les populations les plus fragiles et pourrait plonger 22 millions de personnes supplémentaires dans l'insécurité alimentaire.
Piquée au vif, la Commission européenne a commandé une étude, qui a confirmé la baisse… mais a assuré que celle-ci serait compensée par une baisse de la consommation, notamment d’une baisse de la consommation de viande (et donc d’une baisse du besoin de production de plantes pour le bétail).
Deux autres études universitaires allemandes, ont évalué cette baisse de production entre 10 à 20%. En mai 2021, l'étude de l'institut de recherche HFFA, à Berlin, estimait la baisse de la production de blé en Europe, à -26%, la production de maïs à -22% ou encore celle des pommes de terre à -23%. Des chiffres validés en septembre 2021 par l'étude de l'Université de Kiel qui évoque une baisse de la production de -16% pour l'agriculture européenne dont -21% sur les céréales alors que les prix augmenteraient : de +12,5% sur les céréales, à +42% sur la viande et +36% sur le lait.
Des objectifs irréalistes
Ces conclusions, dont les études auraient dû être menées en amont de la décision européenne et, a minima, en parallèle des négociations sur la nouvelle PAC, ne sont pas très surprenantes. En effet, à chaque fois qu’une décision a été prise de réduire les doses d’intrants (produits fertilisants, pesticides, activateurs, retardateurs, etc.) au-delà de ce qui est estimé optimum, les rendements chutent... compromettant la rentabilité souvent très faible des exploitations. Réduire les intrants diminue bien les coûts des matières, mais augmente généralement ceux de la main-d’œuvre. Avec une balance commerciale en produits agricoles qui s'est fortement détériorée depuis dix ans et est à peine à l'équilibre, réduire la production française est contre-productif pour les consommateurs français et étrangers.
Ce devoir de produire ne signifie pas que les agriculteurs ne doivent pas travailler à réduire les intrants grâce à des variétés plus performantes, un meilleur travail du sol et des assolements différents. C'est ce que beaucoup font déjà mais la marche forcée décidée par la Commission européenne d’atteindre ces objectifs d’ici 2030, soit dans à peine 7 ans, est irréaliste.
Irréaliste, voire irresponsable, alors que les difficultés d’approvisionnement de certaines denrées alimentaires se multiplient ces dernières années et que 47 millions de personnes sont susceptibles d’être touchées dans le monde, par une insécurité alimentaire aigue en 2022. Si l’Europe devrait être épargnée par les pénuries alimentaires de grande ampleur, c’est la question des prix qui inquiète : en un an, le prix moyen des denrées périssables a augmenté de 8,8%.
[1] Baisse a priori positive pour l’agriculture américaine
[2] La seule baisse conforme au plan a été réalisée en 2020 « grâce » à la crise du COVID, mais la consommation a augmenté dès 2021 et 2022.