Energie : comment nous nous sommes piégés nous-mêmes
Avec la multiplication par quatre des prix du gaz et de l’électricité en septembre 2021, la crise énergétique a débuté en France et en Europe bien avant la guerre en Ukraine. Bruno Le Maire déclarant même que le niveau de la crise énergétique est "comparable en intensité, en brutalité, au choc pétrolier de 1973". Mais il ne faut pas oublier que cette crise est la conséquence automatique des décisions prises depuis vingt ans par les gouvernements successifs : avec des productions méthodiquement réduites alors que les besoins sont inchangés ou augmentent, l’effet de ciseau était inévitable. Il est brutal et conduit à questionner les responsables politiques partisans soudain d’une « indépendance totale », qui soutenaient, il y a six mois, l’arrêt des réacteurs de Fessenheim et la publication de la carte officielle des 14 réacteurs nucléaires à fermer d’ici 2035.
Si cette politique est poursuivie, voire accélérée par le « Green Deal » européen, les conséquences seront sévères pour les pays européens, et terribles pour les pays moins développés. Un retour à un pragmatisme ambitieux de long terme mais réaliste sur le court terme est urgent. Avec une part croissance de sa consommation importée de Russie (40% passée à 45%), le gaz est le sujet le plus critique pour l’Union européenne.
Malgré des émissions de CO₂ parmi les plus faibles des pays développés, la France, comme ses voisins européens, a poursuivi avec constance son plan de réduction des moyens de production d’énergie.
- Fermeture des deux réacteurs de Fessenheim, prévue après la mise en production de Flamanville, puis appliquée avant cette mise en production ;
- Fermeture de 14 réacteurs nucléaires d’ici 2035 ;
- Arrêt de la production d’hydrocarbure en France en 2040 ;
- Interdiction de toute recherche de gaz et pétrole en France ;
- Fermeture de toutes les centrales à fuel et charbon ;
- Condamnation du financement dans la recherche et la production d’hydrocarbures dans le monde.
Des baisses de production justifiées par le pari aventureux d’une forte baisse de la consommation globale d’énergie, qui ne se réalise pas. Et même d’une baisse de la consommation d’électricité, une idée particulièrement saugrenue au moment où l’électricité doit pénétrer tous les usages des transports au chauffage des bâtiments et à l’industrie lourde (sidérurgie).
Les retards pris dans le développement des nouvelles énergies, éoliennes terrestres, éoliennes marines, hydroliennes, solaire, méthanisation, en raison de problèmes techniques, sociétaux et de coûts, n’ont pas freiné la politique française et européenne de baisse de production d’énergie classique. Pas plus que la faible efficacité des rénovations thermiques des bâtiments, très souhaitables pour le confort des habitants, mais qui réduit beaucoup moins qu’espérée la consommation d’énergie[1]. Et pas plus que le décollage plus lent que prévu du nombre de véhicules électriques malgré des subventions importantes.
Les chiffres du gaz
La consommation mondiale de gaz est de 4 milliards de mètre cube par an, en augmentation de 2 à 3 % par an. La production des gisements existants baisse en moyenne de 2% par an comme le confirment les données en Norvège, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas.
En Md m³ | France | Norvège | Royaume-Uni | Pays-Bas | Monde |
---|---|---|---|---|---|
Production | 0 | 114 | 40 | 43 | 4.000 |
Consommation | 40 | 8 | 78 | 41 | 4.000 |
Compte tenu de l’épuisement progressif des réserves connues, les renouveler nécessite de découvrir et mettre en production chaque année 2% de 4.000 Md m³ soit 80 Md m³ ou deux fois la production de gaz du Royaume-Uni. Pour faire face à l’augmentation de la demande de 2%, c’est quatre fois la production du Royaume-Uni qu’il faut découvrir.
En dix ans, les pressions visant à interdire le financement dans la recherche et la production de gaz conduiront à une baisse de 20% du gaz disponible dans le monde, et à une pénurie dramatique de gaz, la consommation étant incapable de baisser à ce rythme. Elle continuera au contraire à augmenter.
Depuis 20 ans, la production des Etats-Unis, notamment en gaz de schiste, a transformé ce pays de gros importateur à celui de gros exportateur, une révolution sans laquelle la crise actuelle serait encore plus profonde. Il semble que d’autres pays (ex. Chine, Algérie, Russie, Argentine) pourraient aussi devenir des producteurs importants de gaz de schiste.
En France, le biogaz produit par méthanisation ne couvre que 0,5% de la consommation de gaz naturel. Une proportion qui restera faible, la pénurie de céréales liée à la guerre en Ukraine conduisant à favoriser les cultures vivrières aux dépens des agro-gaz et agro-carburants.
Agir en 2022
La France consomme de plus en plus de gaz, importé en totalité. En votant en 2018 une loi interdisant toute recherche de gaz et de pétrole sur le sol français, nos responsables politiques ont éliminé une possibilité de réduire les risques pour les français devenus dangereusement dépendants.
Source Statistiques développement durable 2021
Face à la crise actuelle, la France doit admettre que ni ses particuliers ni ses industries ne pouvant brutalement réduire leur consommation d’énergie, il faut se procurer l’énergie dont on a besoin. Comme indiqué par Catherine MacGregor, Directrice générale d’Engie, « Sans gaz russe, nous entrerions dans un scénario de l'extrême ». La situation des trois prochains hivers étant annoncée comme encore plus tendue qu’actuellement, les mesures doivent être fortes.
La première démarche est d’agir sur ce qui ne dépend que de nous : garder en production les deux centrales à charbon encore en activité, prolonger de 10 ans l’utilisation des chaudières au fuel, entamer les démarches pour remettre en production les deux réacteurs de Fessenheim en 2024/2025.
La seconde est de convaincre les pays européens de repousser de plusieurs années la fermeture de leurs centrales nucléaires (ex. Allemagne, Belgique, Suisse, Espagne), et de leurs centrales à charbon (ex. Allemagne, Pologne). Si le pétrole s’avère plus disponible que le gaz, ces pays doivent aussi maintenir en fonction leurs centrales au fioul.
La troisième est de démarcher nos fournisseurs habituels (Norvège, Algérie, Etats-Unis, Quatar) pour qu’ils accroissent temporairement leur production et leurs livraisons. Contrairement à l’Allemagne, qui vient de décider d’en construire une d’urgence, la France dispose heureusement de trois terminaux capables de recevoir du gaz liquéfié venant du Quatar, d’Algérie et des Etats-Unis. Des terminaux dont la construction prend 2 à 3 ans d’après Patrick Pouyanné, président de Total.
Enfin, comme le reconnaît le gouvernement allemand, et certainement ceux des pays de l’ex-Europe de l’Est, il est inévitable de continuer à importer du gaz russe.
Conclusion
Il est facile et enivrant de s’engager sur des objectifs irréalistes de consommation et de condamner moralement la recherche de nouveaux gisements d’hydrocarbures dans le monde. C'est ce qu'avait décidé dans l'euphorie la loi hydrocarbure française ci-contre, et ce qu'a annoncé en 2020 la Présidente de la Commission européenne en affirmant que le Green Deal serait « L’homme sur la lune de l’Europe ». Mais en réduisant la production plus rapidement que les différents pays ne développent de nouvelles énergies ou ne réduisent leur consommation, on évitera peut-être les conséquences du changement climatique, mais on provoquera certainement une crise sociale mondiale, conséquence de prix de l’énergie très élevés dans les pays riches et de pénurie dans les pays en développement.
Faute d’avoir anticipé le corner où l’Europe s’est enfermée, les mesures d’urgence à prendre ne sont pas favorables à la lutte contre le changement climatique. Mais elles restent marginales, cette lutte dépendant massivement de ce que voudront et pourront faire les pays en développement (Chine, Inde, Amérique du Sud, Afrique, Indonésie…)
[1] Un constat fait aussi en Allemagne : https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/10/04/en-allemagne-les-renovations-energetiques-des-batiments-n-ont-pas-fait-baisser-la-consommation_6054715_3234.html