Interview de Daniel Ibanez : Le tunnel Lyon-Turin est prestigieux, mais est-il rentable ?
Gommer, voire aplanir les Alpes, c'est l'objectif de la nouvelle voie de chemin de fer entre la France et l'Italie, et notamment de son tunnel de 57 kilomètres. Au moment où le gouvernement décide de concentrer ses ressources sur les trains de proximité, dépenser des dizaines de milliards pour cette liaison est-il raisonnable ? La Fondation iFRAP avait répondu : NON, pas dans ces conditions. Monsieur Daniel Ibanez a consacré deux ans à étudier ce projet et présente ses arguments. Consultant, spécialiste de l'entreprise en difficulté, il est membre de la coordination des opposants au Lyon-Turin qui conteste l'utilité publique de ce projet
Fondation iFRAP : Combien cette nouvelle voie va-t-elle coûter ?
Daniel Ibanez : L'ensemble du chantier, tunnel, voies d'accès et aménagements a été estimé en 2012 à 26,1 milliards d'euros par la Cour des comptes. De nombreux autres chiffres circulent ne prenant souvent en compte qu'une partie du projet ou n'étant pas actualisés. À titre de comparaison, un tunnel similaire, celui du Saint-Gothard en Suisse, commencé en 1996, a coûté à lui seul 10,5 milliards d'euros.
Fondation iFRAP : Désengorger les routes du trop plein de camions, réduire la pollution dans les vallées Alpines, améliorer la liaison entre deux grandes capitales régionales : le dossier de la nouvelle voie de chemin de fer Lyon-Turin semble inattaquable. Pourquoi n'êtes-vous pas convaincu ?
Daniel Ibanez : Comme tous les Rhône-Alpins et même tous les Français, je partage tous ces objectifs. Mais passons-les en revue un par un et commençons par le fret. Il existe déjà une voie de chemin fer à travers les Alpes, celle du Mont-Cenis et deux routes, celle du Mont-Blanc et celle du Fréjus. Au sud, l'autoroute de la Côte d'azur (Menton-Vintimille) relie aussi la France et l'Italie mais en contournant les Alpes. Depuis 1998, le trafic entre la France et l'Italie à travers les Alpes ne cesse de baisser régulièrement, passant de 34,7 millions de tonnes par an à 23,6 en 2011. Le nombre de camions passant par les tunnels routiers du Fréjus et du Mont-Blanc a également diminué de 1,560 million camions en 1998 à 1,258 million en 2012. Pourquoi ? Sans doute en raison d'une évolution des économies européennes vers moins d'industrie lourde et plus de services. Et les importations venant de Chine arrivent directement à Marseille ou Gênes selon leur destination et circulent sur les axes Nord/Sud.
Fondation iFRAP : Mais une nouvelle ligne de chemin de fer performante pourrait réorienter une grande partie des camions vers un transport écologique.
Daniel Ibanez : Près d'un milliard d'euros ont été dépensés pour rénover la ligne actuelle et la mettre au gabarit nécessaire. Sa capacité a été portée de 10 millions de tonnes par an à 20 millions d'après un audit indépendant et d'après le responsable de la ligne. Son taux d'utilisation est donc de seulement 17%. Pour justifier la construction d'une nouvelle ligne, des prévisions de trafic étonnantes ont été faites : un accroissement de 51 millions de tonnes de fret (rail et route) entre l'Italie et la France en 2035. Des données tout à fait opposées à la tendance actuelle. Le fret ferroviaire ne fonctionne pas non plus dans les autres régions françaises ! Le problème ne vient donc pas de la voie actuelle de chemin de fer franco-italienne mais de tout autre chose : ruptures de charge, organisation à adapter, distance moyenne trop courte, matériel roulant (wagons et attelages) inadapté… ? Il serait irresponsable de dépenser 26 milliards d'euros tant qu'on n'a pas de réponse à cette question.
iFRAP : À côté du fret, cette ligne devrait être utile pour le transport de voyageurs, non seulement entre Lyon et Turin, mais entre Paris et le nord de l'Italie.
Daniel Ibanez : Le trajet Paris-Milan sans arrêt serait de 4 heures, donc au-delà des 3 heures limites admissibles pour préférer le train à l'avion, et ce train devra marquer plusieurs arrêts pour drainer un nombre suffisant de passagers. Sur le trajet Lyon-Turin de 2 heures 40, le gain serait de 50 minutes.
Fondation iFRAP : Que représente votre association ?
Daniel Ibanez : Je suis membre de la coordination qui réunit de façon informelle les opposants à la construction de cette ligne. Les divers groupes représentés défendent des points de vue divers (agriculteurs, écologistes, contribuables…). Ma démarche est économique : en tant que citoyen et contribuable, je suis convaincu que ce projet est néfaste et je travaille très activement depuis deux ans à réunir les données démontrant qu'il ne doit pas être réalisé.
Fondation iFRAP : Un très grand projet comme celui-ci donne lieu à de multiples enquêtes administratives et publiques. Comment a-t-il pu franchir toutes ces étapes ?
Daniel Ibanez : Lancé dans les années 1980, ce projet a été découpé en trois tranches (deux tronçons nationaux et un tronçon international) et est passé avant la mise en place de la commission nationale du débat public, dispositif participatif aux grandes opérations d'aménagement, qui aurait permis aux opposants au projet de se faire entendre et d'apporter les éléments pour interroger la nécessité d'un tel chantier. La plus récente commission, dite « Mobilité 21 » a conclu en juin 2013 que « la commission n'a pas pu s'assurer que les risques de saturation et de conflits d'usage qui justifient la réalisation du projet interviendraient avant les années 2035 ». Elle classe donc ce projet en seconde priorité, soit un ajournement sine die.
Fondation iFRAP : Comment expliquez-vous cet engouement pour ce tunnel ? Qui sont ses plus ardents partisans et adversaires ?
Daniel Ibanez : Les partisans les moins visibles sont les membres de la Commission européenne ; mais ce sont peut-être les plus efficaces puisqu'ils détiennent les clefs d'une grande partie du financement. Pour Bruxelles, ce tunnel reliant deux pays représente un symbole fort de la construction européenne. La position des habitants de la région est partagée. Certains y sont favorables parce que, croient-ils, le tunnel devrait réduire le trafic de camions et créer de l'emploi en apportant de l'activité. Ceux qui sont opposés pensent que l'on doit utiliser l'existant, qu'il ne faut pas commettre l'irréparable financièrement et aussi sont opposés à la destruction de terres agricoles ou au tarissement de sources. L'approche économique, l'absence d'équilibre et le déficit sans intérêt général est de plus en plus partagé.
Naturellement, les entreprises de construction sont très favorables à ce chantier. La SNCF et RFF sont partagés entre la direction qui sait que ce projet est un « éléphant blanc » [1] et ceux qui y voient un projet technique séduisant.
Fondation iFRAP : Par son gigantisme, ce projet est proche du tunnel sous la Manche, très critiqué, mais un véritable succès en 2013.
Daniel Ibanez : On oublie que les actionnaires de ce tunnel l'ont financé, bien involontairement, presque gratuitement puisqu'en 2009 ils ont dû abandonner 75% de leurs mises initiales. En 2008, leur action avait baissé de 5,83 francs à 0,35 franc. Ce tunnel pourtant beaucoup plus utile que celui des Alpes n'était donc pas viable tel qu'il avait été prévu. Les car-ferries continuent d'ailleurs à transporter plus de 60% de camions entre la France et l'Angleterre.
[1] Définition de Wikipedia : Un éléphant blanc est une réalisation d'envergure et prestigieuse, souvent d'initiative publique, mais qui s'avère plus coûteuse que bénéfique, et dont l'exploitation ou l'entretien devient un fardeau financier.