Pourquoi il faut ouvrir la haute fonction publique aux contractuels
Une lecture par trop intégriste du statut de la fonction publique et en particulier de l'article 3 de son titre Ier qui affirme « le principe de l'occupation des emplois permanents de l'État et de ses établissements publics administratifs par des fonctionnaires [1] » pourrait nuire gravement aux besoins du service public. C'est ce qui apparaît à la lecture de plusieurs jugements récents rendus par les juridictions administratives, relatifs à la nomination de contractuels de droit public ou de personnalités issues du secteurs privé à des postes de chef de service ou de direction d'administration centrale [2] ou leurs équivalents. Dernier en date, le jugement du TA (tribunal administratif) de Paris du 13 février 2014 [3] à l'initiative du syndicat SPACEF-CFDT qui a bloqué la nomination de Mme Mireille Colas au poste de directeur adjoint du SAE (service des achats de l'État). Cette affaire n'est pourtant pas isolée (on peut penser à la nomination de M. Christian Charpy à la tête de Pôle emploi, la CGT n'ayant pas eu cette fois-là gain de cause), mais doit résolument être distinguée des recours habituels des syndicats contre des nominations politiques, généralement au sein de prestigieux corps d'inspection, nominations qui sont invariablement annulées pour « erreur manifeste d'appréciation » (quant à l'évaluation des qualités requises de l'impétrant). Les deux dernières en date à avoir défrayé la chronique : l'annulation le 3 juillet 2013 par le Conseil d'État de l'arrêté portant nomination [4] de M. Frank Cecconi au Contrôle général économique et financier, et plus anciennement, l'annulation de la nomination de M. Dominique Tibéri, auprès du même corps mais après avis défavorable de la commission d'évaluation en 2011 [5].
Ce qui choque dans l'annulation de la nomination par le TA de Paris :
La question de la perméabilité entre la haute fonction publique et le secteur privé est particulièrement cruciale dans un monde d'innovations. Un monde où les technicités et les savoirs de demain se font dès aujourd'hui dans les entreprises et pour lesquelles l'État n'a pas spontanément les compétences requises ou le vivier suffisant et doit donc nécessairement compter sur l'expérience venue du secteur privé. Une expérience qui comprend évidemment le management. Le SAE en charge de la « professionnalisation » de la fonction achat de l'État avait nécessité le recrutement de profils à très forte compétence professionnelle issus du privé dès sa création. En mars 2009 il s'agissait de M. Jacques Barrailler ancien directeur achat monde d'Alcan qui était débauché pour prendre la direction de la structure (nomination en mars), flanqué d'un directeur adjoint 100% public (ENA/DGI) en la personne de M. Jean-Baptiste Hy. C'est ce dernier qui remplacera M. Barrailler début 2012 à la tête du service. La « professionnalisation » devant s'adosser sur des compétences particulières et sur l'expérience du secteur privé, Mme Mireille Colas était elle-même recrutée à partir de 2010, après avoir réalisé une carrière de vingt années dans le privé (de Campbell Soup à Louis Vuitton). Or il pouvait sembler logique que cette expertise « privée » puisse continuer à irriguer le service en la personne de son nouveau directeur adjoint, la place ayant été laissée vacante par M. Hy (promu). Une transition qui avait d'ailleurs déjà commencé puisque Mme Mireille Colas remplaçait déjà M. Jacques Barrailler au conseil d'administration de l'UGAP (Union des groupements d'achats publics) depuis le 3 avril 2012 [6].
Tout laissait donc à penser que la nomination au poste de directeur adjoint de Mme Colas semblait aller de soi, la compétence de la candidate et son expérience en dehors et dans le cadre du service public n'étant pas en cause. Le tribunal administratif de Paris en a jugé autrement :
« Considérant qu'il ressort des pièces du dossier et, notamment de la fiche de poste (…) que ce dernier assiste le directeur dans toutes les missions de direction du service et est plus particulièrement responsable de l'atteinte des résultats du service tant sur le volet économique que sur celui des achats responsables, qu'il veille à la performance des stratégies d'achat proposées et s'assure de la qualité de la contribution des responsables achats (…) à ces objectifs, qu'il contribue (…) à la visibilité du service dans les manifestations internes (…) ou externes au niveau national et international ; qu'eu égard aux attributions ainsi définies, l'emploi de directeur adjoint doit être regardé comme un emploi civil permanent de l'Etat, sans que la nature des fonctions ni les besoins du service ne justifient qu'il soit dérogé à la règle fixée par l'article 3 de la loi du 3 juillet 1983 réservant les emplois civils permanents de l'Etat à des fonctionnaires. »
Il apparaît donc clairement que pour le juge administratif le principe de dérogation au monopole institué par l'article 3 de la loi du 3 juillet 1983 ne se justifie pas par l'intitulé de la fiche de poste et que le rôle d'assistance du directeur quant à l'atteinte des résultats du service, sur le plan économique, environnemental, les stratégies d'achat déployées, la renommée du service sur le plan interne ou externe auprès d'homologue du secteur public et du secteur privé pouvaient parfaitement être remplis par un fonctionnaire titulaire. Cette appréciation est pour le moins curieuse car le juge administratif fait comme s'il était en capacité de juger de la faculté et du degré d'intégration des retours d'expérience du SAE à l'endroit de ses collaborateurs contractuels issus du privé. Comme s'il était en capacité de juger si le management autrefois largement privé n'avait plus un besoin opérationnel de cet apport ; comme si la notion de « réputation » des éventuels directeurs et leur expertise professionnelle privée ne pouvait pas bénéficier au service et à la crédibilité de son action sur un plan plus général. La lecture purement nominaliste que le juge administratif fait de l'application de la loi du 3 juillet 1983 comme de l'article 2 du décret du 19 septembre 1955 s'agissant des grades des postulants potentiels (appartenance à un corps ou cadre d'emploi de catégorie A ou d'indice terminal supérieur à l'indice brut 1015) invite à cette bien curieuse appréciation.
À moins enfin, que le juge administratif déduise de la seule nomination de M. Hy haut fonctionnaire au poste de directeur, en remplacement d'un contractuel jusqu'alors en exercice, l'indice d'une maturité interne du service justifiant que son directeur adjoint ne puisse être lui-même désormais contractuel, le poste ayant auparavant été occupé par un fonctionnaire, en l'occurrence l'actuel promu… Mais dans ce cas l'appréciation des postes par le juge ne retiendrait qu'une approche littérale et tatillonne des statuts des titulaires de postes successifs [7], sans prendre en compte l'intérêt de la direction dans son ensemble (on oserait dire sa doctrine RH), qui semble avoir été pensée comme mixte (public/privé) dès l'origine, ce mélange des statuts (contractuel/fonctionnaire) assurant l'efficacité de sa mission.
Les dérogations aux principes d'exercice des emplois permanents par les fonctionnaires sont trop limitées :
Lorsque l'on regarde l'état actuel de la législation, elle est particulièrement hostile aux contractuels. Dès l'ouverture d'une vacance d'un poste, l'avis de vacance « ne peut réserver un emploi à un agent contractuel mais seulement indiquer qu'un emploi est susceptible d'être pourvu par un agent contractuel ». Il ne peut donc y avoir de « priorité » inversée, même en cas de dérogations. Ce monopole est par ailleurs renforcé quant aux délais pour postuler à un emploi. La durée de ces délais dépendant des postes et étant souverainement appréciée par le juge.
Pour le cas qui nous intéresse il s'agit de connaître l'état du droit quant à l'occupation à titre permanent d'un emploi à temps complet par un agent contractuel. Ces cas sont limitativement prévus par l'article 4 de la loi du 11 janvier 1984. Ils sont au nombre de quatre :
- Lorsqu'il n'existe pas de corps de fonctionnaire susceptible d'exercer les fonctions requises quel qu'en soit le niveau ;
- Dans les représentations de l'État à l'étranger quel que soit le niveau d'emploi (souplesse acquise pour recruter plus facilement dans des environnements où les compétences et l'attractivité ne seraient pas nécessairement suffisantes pour les fonctionnaires titulaires) ;
- Lorsque les fonctions le justifient ;
- Lorsque les besoins du service le justifient.
Ce sont évidemment la première et les deux dernières conditions alternatives qui vont nous intéresser ici.
- La première condition n'est que très rarement justifiée quant aux fonctions d'encadrement et de direction qui disposent généralement de leurs propres corps d'administrateurs pour ces postes. Par ailleurs, les impétrants contractuels risquent alors de tomber comme on l'a vu plus haut sur les limitations propres au niveau décret n°2012-32 du 9 janvier 2012 (ex 19 septembre 1955) qui verrouille en quelque sorte l'entrée des dites fonctions en les répartissant entre les corps [8] (les effectifs d'administrateurs civils relevant d'un même ministère étant ramené à 50% par le décret du 9 janvier 2012). Par ailleurs, l'article 2 du décret de 2012 élargit leur mission en ouvrant la possibilité pour les titulaires d'exercer des missions d'adjoints de l'autorité hiérarchique dont ils relèvent, sans obligatoirement diriger en parallèle un service ou une direction. les emplois ouverts devant être répartis comme suit :
Groupe | Type d'emplois | Part des emplois du groupe dans le total des emplois de chef de service et de sous-directeur par département ministériel ou par autorité concernée |
---|---|---|
Groupe I | Chef de service | 15% |
Groupe II | Chef de service et sous-directeur | 35% |
Groupe III | Sous-directeur | 50% |
Source : DGAFP, 2012, circulaire du 19 juillet 2012. |
- La seconde condition, comme la troisième supposent l'existence de « circonstances particulières ». Or celles-ci pour la FPE (fonction publique d'État) imposent que le poste corresponde à un emploi de catégorie A. Pour celles-ci le recrutement d'un contractuel en lieu et place d'un fonctionnaire devra s'appuyer sur :
- L'existence de compétences particulières, c'est exactement le cas pour les fonctions exercées au SAE par exemple, notamment s'agissant de la stratégie et de l'encadrement puisque ce sont les méthodes issues du privé dans le cadre d'une approche NGP (nouvelle gestion publique), qui auraient pu justifier cette « professionnalisation ». On peut également citer par exemple l'agence France Trésor (AFT) qui dispose en permanence depuis sa création en 2004 d'environ 1/3 d'agents [9] contractuels issus du privé notamment afin de faire vivre sa « salle de marché ».
- Les besoins du service, ces besoins pouvant aller jusqu'à assurer la « continuité du service », et s'appréciant à partir du résultat infructueux de la procédure de recrutement d'un titulaire (absence de concours par exemple, ou de vivier identifié) si bien que l'on aboutit à une contractualisation par défaut. Ainsi, si les compétences (en interne) ou un vivier deviennent identifiables, les concours et les postes créés ou libérés devront alors être organisés et dotés en priorité par des fonctionnaires ;
Apporter plus de souplesse suppose de réviser le décret du 9 janvier 2012 et de l'article 3 du statut général :
Avec le cas particulier évoqué plus haut, on aura compris qu'il constitue un cas archétypal des limites de la législation actuelle qui bute spécifiquement au niveau des emplois d'encadrement et de direction sur l'ouverture à des profils issus du privé pour remplir des missions particulières justifiant de compétences particulières au bénéfice de l'intérêt général. Il importe dans ces conditions de proposer une évolution spécifique à 2 niveaux :
- Procéder à une petite retouche de l'article 4 du décret 2012-32 du 9 janvier 2012 et plus particulièrement à son article 4 alinéa 1 : « Les emplois mentionnés à l'article 1er sont normalement réservés aux membres du corps des administrateurs civils, ainsi que, pour l'administration centrale et les services à compétence nationale [nous y ajoutons] ou par exception et pour des motifs liés à l'existence de circonstances particulières ou pour les besoins du service par des contractuels de droit public… »
- Plus largement s'interroger à terme sur le caractère d'emploi permanent de l'État des postes de sous-direction, afin de les rendre progressivement contractuels à durée déterminée. Il serait alors nécessaire pour les exercer de démissionner de la fonction publique statutaire préalablement [10]. Cette modification développerait ainsi la responsabilité objective des directions, tout en rendant toutefois les administrateurs démissionnaires reclassables à des niveaux d'emplois désormais ouverts aux contractuels, issus du public comme du privé. Il faudrait pour cela sans doute amender l'actuel article 3 du titre Ier du statut général des fonctionnaires.
Une proportion de contractuels toujours importante dans les trois fonctions publiques
Mais au-delà, c'est le statut général lui-même qui tend à rejeter plutôt que de valoriser la position de contractuel, qui bien qu'adjuvent de la fonction publique, n'en constitue pas moins un maillon essentiel dont les différents plans de titularisation ne parviennent pas depuis 1983 à enrayer la présence nécessaire donc persistante. Nous pouvons en donner la représentation graphique synthétique suivante sur longue période depuis 1984 : entre 1984 et 1997 les statistiques des effectifs physiques enregistraient également les contractuels de la Défense, contractuels qui n'apparaissent plus à partir de 2001 dans les statistiques de la DGAFP (d'où une partie de l'écart constaté). Les données pour 1999 et 2000 n'étant pas disponibles.
Sources : rapports de la DGAFP et synthèse DGAFP 2007 évolution des personnels entre 1980 et 1998.
Il est alors loisible de constater qu'entre 1984 et 2011 dans les trois fonctions publiques le nombre des contractuels (hors Défense depuis 2001) est passé de 1,2 million à 900.000, la baisse des contractuels de la FPE (-300.000) résultant de nombreux plans de titularisation [11] (soit près de 100.000 au niveau de la FPE) tandis que les effectifs de contractuels de la FPH montaient en puissance (+140.000).
[1] Voir en particulier, la circulaire NOR RDFF1314225C du 22 juillet 2013 relative aux cas de recours au contrat dans la fonction publique de l'État, citant la loi du 13 juillet 1983 portant statut général des fonctionnaires.
[2] On se reportera aux décrets qui en précisent les modalités et en particulier, les dispositions des décrets n°55-1226 du 19 septembre 1955 (désormais abrogé le 1er janvier 2013 et remplacé par le décret suivant) et le décret n°2012-32 du 9 janvier 2012, relatif aux emplois de chef de service et de sous-directeur des administrations de l'État
[3] Jugement TA Paris, n°1302016/5-1 Audience du 30 janvier 2014, lecture du 13 février 2014, 5ème section, 1ère Chambre.
[4] Voir BOAC, BO n°46 mai-juin 2012, p.39 citant l'arrêté du 8 juin 2012 portant affectation à la mission « Administration-valorisation des ressources » du service du Contrôle général économique et financier
[5] CE, 4ème et 5ème sous-sections réunies, 23 décembre 2011, annulant le décret de nomination du 20 janvier 2011. Dans le cas de M. Cecconi, la commission était apparue divisée, seul le directeur de la DGAFP avec voix prépondérante avait permis aux tenants de la nomination de l'emporter.
[6] Décret du 3 avril 2012, portant nomination au conseil d'administration de l'Union des groupements d'achats publics, NOR : BCRZ1207828D, JORF n°0082 du 5 avril 2012 p.6187 texte n°86.
[7] La seule présence d'un fonctionnaire dans un emploi autrefois occupé par un contractuel justifiant qu'aucun contractuel ne puisse désormais y prétendre, sauf circonstances particulières (voir infra).
[8] Se reporter à la circulaire DGAFP du 19 juillet 2012 relative à la mise en œuvre du décret n°2012-32 du 9 janvier 2012 relatif aux emplois de chef de service et de sous-directeur des administrations de l'État, NOR : RDFF1229124C
[9] Moyenne établie entre 2004 et 2012 à partir du bilan de l'AFT les effectifs totaux oscillant entre 32 et 38 ETPT sur la période (tous à temps plein) dont entre 10 et 13 systématiquement contractuels issus du privé.
[10] Le lecteur se reportera pour l'existence d'expériences étrangères comparables, à notre note du 25 février 2011.
[11] Voir le rapport de la sénatrice Catherine Tasca relatif au projet de loi sur l'accès à l'emploi titulaire et l'amélioration des conditions d'emploi des agents contractuels, du 17 janvier 2012, p.165