Collectivités locales et emplois aidés : l'État schizophrène
L'actualité est cruelle : au moment même où le budget de la France fait l'objet à Bruxelles d'un examen qu'on a tout lieu de redouter, au moment aussi où la Cour des comptes épingle durement les finances des collectivités locales, en particulier pour la forte hausse de leur masse salariale, voici le ministre du Travail, François Rebsamen, qui se félicite du succès des efforts du gouvernement en faveur de la conclusion des emplois aidés dont on sait qu'une bonne proportion est le fait précisément de ces collectivités locales – lesquelles se plaignent de l'insistance du pouvoir à leur sujet. On tiendra aussi compte de la décision du Conseil constitutionnel interdisant la conclusion de CDI dans les collectivités publiques au titre des emplois aidés. Comment finalement le pouvoir ne parvient toujours pas à choisir entre les mesures de court terme en faveur de l'emploi et l'assainissement des finances publiques.
Le rapport de la Cour des comptes
Rendu public ce 14 octobre, ce rapport n'est pas tendre avec les collectivités locales. Sur un total de dépenses de 217,8 milliards d'euros en 2013 [1], les dépenses de personnel représentent 26% (35% des seules dépenses de fonctionnement), soit environ 56,6 milliards. La progression de ces dernières est de 3,1% en 2013 par rapport à 2012, et de 12,5% par rapport à 2009 soit plus 6,3 milliards, donc, seulement sur quatre années. Or, pendant ces quatre années, l'inflation cumulée a été inférieure à 7%, et c'est donc d'un montant de 3 milliards que les dépenses de personnel ont excédé l'effet de l'inflation monétaire. Les statistiques du nombre des emplois dans les collectivités locales sont connues pour 2012, soit 1.912.800, en augmentation de 1,6% par rapport à 2011 selon le rapport 2014 de l'Observatoire des Finances locales. Elles ne sont malheureusement pas connues pour 2013. Les causes de cette augmentation sont multiples : essentiellement création de postes, absence de mutualisation entre communes malgré le développement des intercommunes, hausse des indemnités, non-respect de la durée légale du travail. On sait qu'en 2012 par rapport à 2011 les emplois aidés ont très légèrement diminué dans les collectivités locales (50.400 contre 51.200i) mais on ignore quels sont les chiffres pour 2013. Comme on va le voir cependant, l'augmentation du stock des emplois aidés dans le secteur non marchand a été globalement très importante en 2013 et 2014.
Les statistiques sur les emplois aidés en 2013/2014
Globalement dans tous les secteurs, les emplois aidés représentent 4,7% du total des emplois (0,1 point de plus qu'en 2012).
Dans le secteur non marchand qui nous intéresse ici, ces emplois reposent principalement sur les contrats initiative emploi (CUI-CAE pour le secteur non marchand) et les emplois d'avenir à partir de fin 2012. Bien que les embauches n'aient pas été supérieures en 2013, les effectifs ont fortement augmenté du fait de l'allongement de la durée des contrats. Globalement à fin 2013 les bénéficiaires d'emplois aidés dans le secteur non marchand étaient au nombre de 275.000 (221.000 CUI-CAE et 54.000 emplois d'avenir), soit 72.000 (35%) de plus qu'en 2012 [2]. Toujours selon la DARES, à fin août 2014 les bénéficiaires des emplois aidés dans le même secteur non marchand étaient cette fois au nombre de 319.761 [3].
Dans les collectivités locales, le seul chiffre que l'on connaisse à fin août 2014 est de 39.847 jeunes dans le seul dispositif des emplois d'avenir. Il faut y ajouter les emplois dépendant des autres dispositifs, en particulier les CUI-CAE, dont le chiffre est malheureusement indisponible. Il paraît évident que l'on se situera à fin 2014 très au-dessus du chiffre total d'emplois aidés dans les collectivités locales indiqué ci-dessus pour 2012 (50.400). Et ce n'est pas fini, comme on va le voir.
Continuez d'embaucher, « les financements sont là » !
En septembre, en pleine préparation du budget de la Nation, on vient d'entendre le gouvernement crier victoire et inciter vigoureusement à continuer les embauches en contrats d'avenir. Dans un communiqué du 10 septembre, François Rebsamen, notant que l'engagement du candidat Hollande de créer 150.000 emplois d'avenir a été tenu plus tôt que prévu, annonce que « pour l'année 2014, le gouvernement a choisi d'augmenter son objectif à 95.000 emplois d'avenir au lieu des 50.000 prévus initialement », et termine ainsi : « j'appelle à la mobilisation de tous pour poursuivre le mouvement engagé ». Il précise aussi que l'emploi d'avenir est « une solution pour des collectivités 28% (sic) ». Déjà, dans son discours de 2013 à l'occasion de la Grande conférence sociale sur l'emploi, le président de la République avait déclaré « Et, ici, je lance un appel, une fois de plus, aux collectivités locales et aux associations, je sais ce qui leur est demandé à travers ces emplois d'avenir, former des jeunes, c'est indispensable, c'est leur devoir ». Le président indique par ailleurs un objectif de 440.000 emplois d'avenir.
Lui faisant écho, le responsable de l'association nationale des directeurs de missions locales (ANDML) déclare : « Je viens d'avoir un mail de la DIRRECTE me disant que je peux continuer à prescrire, cela veut dire que les financements sont là ». Sur ces 150.000 jeunes, « 39.000 ont été recrutés par les collectivités territoriales, c'est moins d'un tiers, mais il sera atteint en fin d'année », précise le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT).
Le coût des emplois aidés
Selon l'OFCE, le coût annuel de 150.000 emplois d'avenir serait estimé à 3,45 milliards en régime de croisière. Les 50.000 emplois supplémentaires qui viennent d'être ajoutés par le ministre alourdiraient donc la facture publique d'un montant imprévu de 1,15 milliard [4] …
Le secteur non marchand, et en particulier les collectivités locales bénéficient d'une aide de l'État égale à 75% du taux horaire brut du smic. Selon le CNAJEP [5], le coût mensuel restant pour l'employeur serait de 549 euros par emploi. Si on suppose que les collectivités locales embauchent un tiers du total des 200.000 emplois d'avenir, le coût pour elles atteindrait 439,2 millions d'euros. Bien entendu les finances de l'État seraient amenées à compléter à hauteur du coût total de l'emploi.
Schizophrénie
L'objet de cette note n'est pas de discuter de l'utilité extrêmement critiquable, et critiquée, des emplois aidés, en particulier dans le secteur non marchand [6]. On rappellera cependant une décision du Conseil constitutionnel méconnue [7] qui a émis une réserve importante quant à l'utilisation des emplois d'avenir, en interdisant les CDI pour les personnes publiques. Ce qui souligne bien la spécificité de ces emplois dont les bénéficiaires peuvent légitimement se demander la formation qu'il faut en attendre et à quoi ils mènent.
Le considérant essentiel de la décision du Conseil constitutionnel.Considérant qu'au regard de leurs caractéristiques, si les contrats de travail associés à un emploi d'avenir étaient conclus par des personnes publiques pour une durée indéterminée, ces emplois d'avenir constitueraient, au sens de l'article 6 de la Déclaration de 1789, des emplois publics qui ne peuvent être pourvus qu'en tenant compte de la capacité, des vertus et des talents ; qu'il n'en va pas de même en cas de contrat de travail à durée déterminée exécutés dans le cadre du dispositif social destiné à faciliter l'insertion professionnelle des bénéficiaires prévu par l'article L. 5134-114 du code du travail et par l'article L. 322-49 du code du travail applicable à Mayotte ; qu'en conséquence, le recrutement à un emploi d'avenir étant réservé à des personnes jeunes dépourvues de qualification, les personnes publiques ne sauraient recourir aux emplois d'avenir que dans le cadre de contrats de travail à durée déterminée…
Quant aux collectivités locales qui viennent de se faire taper sur les doigts par la Cour des comptes pour leurs dépenses de personnel excessives, elles s'insurgent contre les « injonctions contradictoires » de l'État dans la réponse commune de présidents de l'Association des communautés urbaines de France (ACUF) et de l'Association des maires des grandes villes (AMGVF) adressée à la Cour des comptes. Cette réponse suggère en effet de « défendre ensemble l'idée que l'État cesse ses injonctions contradictoires consistant à imposer aux collectivités une implication financière croissante dans des politiques nationales telles que l'aménagement des rythmes scolaires, l'augmentation de l'offre de logements, la petite enfance ou encore le développement des emplois aidés ». Les collectivités locales ont bien raison.
Aux dépenses directes d'emploi dans leurs propres structures, il faut ajouter les subventions versées par les collectivités locales au secteur associatif. On sait que les subventions publiques ont dépassé 21 milliards en 2011, et d'autre part que, d'après la déclaration déjà citée du ministre du Travail, 33% des emplois d'avenir sont contractés par les associations. C'est ainsi que répond un dirigeant associatif [8] à la question : « Que pensez-vous de l'implication des collectivités dans les dispositifs d'emplois aidés ? »
Réponse : « Aujourd'hui, bénéficier d'emplois aidés pour de petites associations, c'est bien souvent l'unique manière d'avoir un soutien financier de l'État. Cette aide facilite les cofinancements par les collectivités. Il faut que ces dernières participent au dispositif en amont ». Au moment où entre en vigueur la loi sur l'économie sociale et solidaire, on peut parier que de telles incitations aux subventions ne diminueront pas
Conclusion
Dans son ouvrage « Chômage : inverser la courbe », Bertrand Martinot, ancien délégué général à l'emploi, appelle à se débarrasser de l' « addiction » à la « drogue » des emplois aidés, qui constituent une véritable « aubaine », et, « dans les collectivités territoriales, permettent d'assouplir les contraintes budgétaires », le tout pour une « efficacité très faible en termes de retour à l'emploi » et un coût important.
Les emplois aidés sont une vieille recette et il est vrai que la France y a eu beaucoup plus recours encore dans les années 1990. Mais ils avaient baissé jusqu'en 2012, et la France ne se situe plus dans le même contexte, à l'heure où son budget est sur la sellette européenne et où la Cour des comptes vient épingler les collectivités locales pour l'augmentation inconsidérée de leurs dépenses de personnel. Il est consternant dans ces circonstances de voir le gouvernement, toujours incorrigible, reprendre les vieux expédients et continuer à inciter à des dépenses pour une efficacité très faible et de très court terme. On ne peut que se demander avec angoisse ce qui se passera lorsque ces emplois aidés viendront à échéance (3 ans pour les emplois d'avenir) et qu'il faudra, soit les renouveler sous d'autres formes et toujours plus cher, soit les abandonner faute de ressources et faire apparaître une nouvelle augmentation du chômage.
[1] Les collectivités territoriales stricto sensu ; étant entendu que le bloc total des APUL dont les ODAL (organismes divers d'administration locale) représentent une dépense pour le même exercice de 252 milliards d'euros.
[2] DARES Analyses, juillet 2014, No 052
[3] Tableau de bord des politiques de l'emploi, août 2014. Il est à noter que ce chiffre ne correspond pas à celui, beaucoup plus élevé, indiqué par le ministère des Affaires sociales – dont la DARES dépend pourtant…
[4] Ces 4,55 milliards ne concernent que les seuls emplois d'avenir du secteur non marchand parmi l'ensemble des emplois aidés.
[5] Comité pour les relations Nationales et internationales des Associations de Jeunesse et d'Éducation Populaire
[6] Voir à ce sujet nos notes et dossiers ; Emplois aidés : trois milliards à réserver au secteur marchand !, Chômage : Remettre à plat les politiques de l'emploi et Contrats aidés du secteur non marchand, la fuite en avant
[7] Décision 2012-656 du 24 octobre 2012.
[8] Cité par France Active dans son guide « association et emplois aidés »