Livre | Le socialisme de l'excellence, par Jean-Marc Daniel
Dans un ouvrage décapant qui vient de paraître [1], Jean-Marc Daniel, ancien élève de l'École Polytechnique, de l'ENSAE et de l'IEP de Paris, actuellement professeur à ESCP-Europe et à l'École des mines de Paris, nous livre sa vision du socialisme du futur. Selon lui, le socialisme doit résolument quitter les vulgates marxistes et keynésienne qui formaient ce qu'il appelle les « socialismes archaïques » pour se tourner vers une approche théorique et économique libérale, afin de parvenir à lutter efficacement contre les rentes et de promouvoir les talents, ce qu'il choisit de définir comme le « socialisme d'excellence ». Il part en effet de la constatation suivante : « jusqu'à présent, le socialisme a surtout trahi ses promesses et a fondamentalement toujours échoué. » Pourquoi ? Parce que « ses tenants ont peu à peu oublié le but pour se concentrer sur les moyens. Ils ont abandonné l'idée de l'amélioration objective des conditions de vie des plus pauvres pour défendre des programmes de revanche sociale dont l'État serait l'instrument exclusif. »
Afin de rétablir le socialisme sur ses pieds et afin de lutter efficacement contre la pauvreté et l'exclusion il est donc essentiel de permettre au marché « d'assumer pleinement son rôle de mécanisme créateur de croissance économique ». Il faut pour cela, selon l'auteur, accepter que « l'erreur fondamentale des socialismes d'après 1948 a été d'entretenir les envieux dans leur volonté de multiplier les mesures punitives contre la richesse, ce qui a conduit à des programmes et des pratiques identifiant le socialisme à une croissance sans fin de la sphère étatique. » Pour l'auteur l'erreur des socialistes classiques est triple :
Les affrontements structurants ne sont pas entre les riches et les pauvres, mais entre les rentiers et les talentueux
Ainsi le niveau des revenus est indépendant de leur légitimité : de petits revenus peuvent être illégitimes et de très importants parfaitement justifiés
Enfin ce n'est pas l'État mais la concurrence qui est l'outil privilégié de la réforme sociale. Il faut ainsi passer d'une logique du Welfare (État-providence) au Workfare (État social reposant sur le travail).
A cette fin, il s'agit de refuser « la facilité qui consiste à accumuler les actions publiques et à faire de l'État le but et non le moyen de la politique. » pour lui préférer un socialisme libéral efficace susceptible de promouvoir les talents en laissant « l'esprit d'entreprise s'exprimer ». Ceci suppose d'une part, d'engager une lutte sans merci contre les rentes publiques ou privées par une « généralisation de la concurrence » et une politique résolue de « privatisation des monopoles », et d'autre part, d'entamer une redéfinition du rôle de l'État qui devra résolument se dégager de la tentation de gestion de l'économie et de redistribution égalitariste de la richesse.
1) Lutter efficacement contre les rentes : entre concurrence et privatisation
D'une façon ou d'une autre, toute position de rente publique ou privée s'abrite en réalité sur l'activisme de la puissance publique et se retourne toujours contre ses bénéficiaires apparents, les citoyens-consommateurs et significativement les plus pauvres d'entre eux. Il importe donc de supprimer ce soutien objectif ou subjectif de façon à créer les conditions d'une saine concurrence.
Tout part, selon l'auteur, d'un contre-sens fondamental chez les socialistes « archaïques » sur le sens et la portée donnés de la propriété privée [2]. Au lieu de la concevoir comme un point d'appui sur lequel va pouvoir s'appuyer l'investissement et l'émergence des capitalistes comme concurrents et challengers des rentiers (talents contre rentes), les socialistes « de la médiocrité » ont choisi de privilégier l'action de l'État afin que celui-ci abolisse la propriété privée elle-même. De cette erreur d'analyse, les titulaires de rentes et les monopoles historiques sont sortis les grands vainqueurs :
Sur les plans des monopoles industriels, c'est l'image vertueuse à gauche comme à droite des « champions nationaux », aux conditions d'emploi hors normes et aux marges importantes, mais qui érodent dans le même temps le pouvoir d'achat des plus faibles et qui perdent des parts de marché à l'export.
Sur le plan de l'emploi, il s'agit de ce que l'auteur appelle « la rente de l'imposture », à savoir « la capacité à obtenir un revenu non justifié (…) en fournissant aux autres des informations ou des services surévalués » par l'État ou un expert extérieur en dehors de toute valeur authentique de marché.
Dans ces conditions, lutter contre la rente et promouvoir les talents consiste à s'attaquer de front aux monopoles et aux « rentes de l'imposture ». Cela conduit concrètement à :
Lutter contre l'oisiveté de personnes rentières de l'État : détenteurs d'emprunts publics (au sens premier) mais aussi fonctionnaires, enseignants-chercheurs, artistes et intermittents du spectacle, dont les rémunérations sont issues directement ou indirectement du développement de l'action de l'État et de sa « bureaucratie » et déconnectés de la concurrence sur le marché du travail. « Ces rentes bureaucratiques sont d'autant plus pernicieuses qu'elles sont souvent petites et que leurs détenteurs avancent masqués. » La solution consiste dans une restitution du « service public » à lui-même, c'est-à-dire à raison de ses missions et indépendamment du statut juridique de son opérateur, ce qui suppose de développer le contrat de travail unique et de supprimer le statut de la fonction publique ; de supprimer le mécanisme des numérus clausus : (taxis, pharmaciens, notaires etc…) et de développer les fondations privées en matière culturelle et artistique (musées, conservatoires, opéra, théâtres)
Lutter contre les monopoles : pour cela généraliser la concurrence en liaison avec Bruxelles. Il s'agit d'une part de « privatiser » les entreprises publiques restantes (SNCF, RATP, RTM, Transports Marseillais, la Poste), mais aussi l'Enseignement supérieur ainsi que la Sécurité sociale. D'autre part, combattre l'apparition de toute forme de monopole, intrinsèquement défavorable aux plus modestes.
2) Refuser les politiques keynésiennes :
Plus largement l'ensemble des politiques économiques de l'État doivent être dirigées contre l'apparition et l'entretien de rentes et favoriser la rétribution des talents.
A- Ceci est visible tout d'abord sur le plan de la fiscalité. Comme le relève l'auteur, « malheureusement dans la réalisation effective des politiques keynésiennes, l'État keynésien social-démocrate s'est montré incapable d'orienter la fiscalité selon un partage entre les rentes et les talents. Il a assez vite choisi la voie de la facilité et assimilé son action à un transfert des riches vers les pauvres, sans se demander quelle était la légitimité de la richesse en question. » Or cette question est centrale au plan fiscal dans la perspective de favoriser la création de richesse et d'emplois (la new money) au détriment de la richesse passive, héritée (old money) assise sur une logique « rentière ». Ceci nécessite que la fiscalité soit puissamment orientée vers la création d'entreprises. Pour cela deux conditions doivent être réunies :
o D'une part que l'on puisse facilement disposer de fonds propres, ce qui suppose de ne pas « surfiscaliser » le patrimoine et de bien orienter l'épargne.
o D'autre part que l'entrepreneur ne se sente pas spolié par des prélèvements trop lourds sur ses revenus ce qui suppose « qu'une politique fiscale ne s'abatte pas sur les hauts revenus au prétexte de justice sociale. »
Il faut donc que les impôts s'orientent vers une pénalisation des rentiers et une exonération des créateurs de richesse. Il importe donc que la fiscalité ne stigmatise pas « une accumulation de gains liés à un fort dynamisme économique. » Mieux, que la fiscalité des ménages ne soit pas « considérée comme un élément de modification de la structure sociale et de réduction des inégalités. ». A cette fin, Jean-Marc Daniel en tire trois propositions :
D'une part envisager de supprimer l'IR, dont la pertinence en termes de redistribution et de justice sociale repose selon lui sur trois erreurs : une erreur dogmatique puisque l'IR est pensé dans le but d'appauvrir les riches plutôt que de réduire la pauvreté, une erreur conceptuelle car il s'agit avant tout d'un impôt pesant sur le travail et les entreprises plus qu'un impôt frappant le patrimoine, une erreur méthodologique enfin car selon lui la politique fiscale n'a pas à être un outil de justice sociale [3].
D'autre part augmenter la CSG de 5 points. L'auteur fait en effet le constat analogue à celui du CPO (Conseil des prélèvements obligatoires) [4] selon lequel l'IR bien que progressif n'est que très faiblement redistributif au contraire de la CSG, qui très peu progressive est fortement redistributrice [5].
Enfin développer la fiscalisation des externalités : augmentation de la TIPP, élaboration d'une fiscalité vraiment verte (et non d'un verdissement de la fiscalité actuelle) et conserver un ISF orienté uniquement en direction du patrimoine oisif [6].
B- Concernant l'approche des « stabilisateurs automatiques » chers à la politique économique keynésienne, l'auteur conseille en reprenant Keynes et la Théorie générale elle-même de ne pas commettre les deux erreurs que sont la relance par la consommation et la réduction du temps de travail, autant de solutions qui ont pourtant été prônées par le « socialisme archaïque ». Tout au contraire, il faut traiter l'investissement « fiscalement parlant, dans des conditions telles qu'il joue le rôle clé du stabilisateur automatique. » En haut de cycle, un IS fort doit être engrangé et celui-ci doit diminuer en bas de cycle. Cela suppose un taux modeste corrigé de 20% et sans niches fiscales de façon à ne pas encourager « l'optimisation » des entreprises.
C- Enfin concernant la politique européenne, l'auteur propose de réécrire le Pacte de stabilité de façon à faire en sorte de tenir compte des cycles économiques afin d'ajuster les politiques budgétaires des états partenaires dans la perspective d'une élimination du déficit structurel [7] ; assigner à la BCE un rôle clair de prêteur en dernier ressort ; enfin accélérer la convergence économique de l'Eurozone, ce qui doit pouvoir se réaliser vertueusement par un accroissement de la concurrence fiscale et non par l'intermédiaire d'une augmentation des transferts publics.
3) Développer les PPP plus que la culture de l'évaluation :
Ce qui peut sembler étonnant à première vue au lecteur, c'est que Jean-Marc Daniel ne recherche pas à développer plus avant la politique d'évaluation. Pour lui, l'important est moins d'évaluer, que de s'assurer « de la dynamique de travail » de l'organisme en question. Afin de l'optimiser il convient d'une part de privatiser pour que les « salariés » soient directement intéressés à la performance réalisée, d'autre part de développer la pression de l'autorité. C'est à cette dernière que la décentralisation aurait dû donner lieu, afin justement de rapprocher le décideur des conséquences concrètes de ses décisions. A la place, ce sont de nouvelles rentes qui ont été instituées, assises sur la recomposition de « féodalités » politiques dans le cadre de la mise en place des intercommunalités. Il faut donc que les Collectivités locales se gardent de tout activisme économique et réalisent qu'elles « n'ont pas en charge la création d'emplois [mais que] ce sont les entreprises […] moins elles auront de moyens et plus il y aura d'emplois. »
Mieux, afin de pouvoir se passer d'une logique coûteuse d'évaluations, il faut que les collectivités recourent massivement à la concurrence, c'est-à-dire, selon l'auteur, aux PPP (Partenariats publics privés). Par avance, celui-ci fait le lit des arguments dubitatifs généralement avancés, car l'usage des PPP repose nécessairement sur un processus d'apprentissages des logiques privées par les décideurs publics. Si les PPP peuvent donner lieu dans un premier temps à quelques dérives, ils forment cependant sur le long terme la meilleure garantie car ils reposent exclusivement sur une logique concurrentielle. Ainsi en matière de politique immobilière, « aucun bâtiment ne devrait être géré par l'État », de même s'agissant du train de vie de l'État et de ses dépenses de fonctionnement (au sens large)… et devrait aboutir à une privatisation (externalisation) de l'assurance-maladie.
Bref, devant l'accumulation des déficits, Jean-Marc Daniel nous propose de recourir à un régime de choc pour sortir la France de ses langueurs rentières et l'orienter vers l'émulation des talents… il offre surtout une thérapie de groupe afin de rendre le « socialisme à lui-même », en tant qu'humanisme qui s'attaque d'abord à la pauvreté par la création de richesses avant de se préoccuper du partage de celles-ci par une puissance publique débarrassée de ses tendances statolâtres (qui idolâtre l'État). Encore fallait-il avoir le courage de proposer concurrence et privatisation, suppression du statut de la fonction publique et développement de fonds de pensions pour réformer notre système de retraite et financer notre économie, le tout au service de l'emploi et de la réduction de la pauvreté…
[1] Jean Marc Daniel, le socialisme de l'excellence, conmbattre les rentes et promouvoir les talents, François Bourin Éditeur, Paris, 180p.,2011
[2] En particulier, p.45 : « En assimilant rente foncière et droit de propriété, les socialismes marxistes ont cru résoudre le problème en supprimant le second.[…] Loin de résoudre le problème, les nationalisations ont généralisé les rentes en en créant de nouvelles, notamment les rentes bureaucratiques. »
[3] Très important développement, car cela permet de distinguer la politique fiscale utile en matière d'incitations purement économiques (orientation des investissements) propre aux niches fiscales actives, et les niches fiscales nuisibles qui sont en réalité des niches fiscales passives : qui s'apparentent à des transferts sociaux. Pour lui la justice sociale repose sur les dépenses publiques, c'est-à-dire les dépenses budgétaires d'intervention.
[4] Voir le dernier rapport du Conseil des Prélèvements obligatoires (CPO) de mai 2011 Prélèvements obligatoires sur les ménages : progressivité et effets redistributifs, ainsi que le discours de Didier Migaud p.7 : « Du fait de sa proportionnalité la CSG ne poursuit pas, à première vue, un objectif de redistribution. Elle comporte pourtant des effets redistributifs induits… » Et ceci en complète opposition par rapport à l'IR. En effet bien que « l'impôt sur le revenu (…) [soit] historiquement l'impôt à qui l'objectif de progressivité et de redistribution a été clairement assigné », « son faible produit affecte d'autant sa capacité redistributive. »
[5] Ibidem, p.4 « La CSG a joué un rôle essentiel dans l'augmentation de la progressivité, puisqu'elle contribue pour 30% aujourd'hui dans le financement de la protection sociale. »
[6] Vieille thèse reposant sur une lecture uniquement économique de la propriété, que l'on retrouve chez les premiers rédacteurs du Code civil, mais aussi chez des auteurs comme Démolombe, voire, Mickhaïl Xifaras, La propriété, étude de philosophie du droit, PUF, Paris, 2004.
[7] Structurel voulant dire hors déficit « conjoncturel » c'est-à-dire lié à la position de l'économie du pays au sein du cycle économique.