Actualité

Gestion de l’eau : faire ou faire faire

La parution du livre d’Anne Le Strat en septembre dernier : Une victoire face aux multinationales, ma bataille pour l’eau de Paris (Les Petits Matins, 2015) est l’occasion d’éclairer le choix entre les deux modes de gestion de l’eau en France : la régie municipale et la délégation de service public (DSP). Lorsque Bertrand Delanoë fut réélu maire de Paris en mars 2008, Anne Le Strat était adjointe au maire chargée de l’eau. Elle rappelle le credo de la nouvelle mandature : « une reprise en main pleine et entière des prérogatives de la puissance publique ». Une posture classique qui transforme un choix qui devrait être technique et rationnel en un acte militant contre l’économie de marché. D'autant que l'idée d'une meilleure gestion de la part des communes n'est pas si évidente puisque si les DSP produisent aujourd'hui plus cher que les régies, si les conditions naturelles et fiscales étaient alignées, le prix moyen de l’eau facturé par les DSP  serait inférieur de 3% à 7% à celui facturé par les régies. Explications.

À Paris, la distribution de l’eau était effectuée, depuis 1985, par deux sociétés privées filiales de la Générale des Eaux (aujourd’hui intégrée au groupe Veolia) et de la Lyonnaise des Eaux (aujourd’hui intégrée au groupe Engie), dans le cadre de délégations de service public. La production et le transport de l’eau étaient, quant à eux, effectués par la SAGEP, détenue a 72% par la ville de Paris et a 28% par les mêmes groupes privés. Se posant ce qu’elle qualifie de "seule véritable question" : « quel est le service le plus efficace, le meilleur pour les usagers parisiens ? », Anne Le Strat Mme Le Strat est actuellement porte-parole du mouvement UTOPIA, association politique présente au parti Socialiste, chez Les Verts et au Front de Gauche répond sans le moindre doute : la municipalisation de l’ensemble des services sous forme de régie. Elle justifie sa décision par les « critères déterminants » suivants :

  • « La production de l’eau constitue une activité stratégique. Compte tenu des tensions que l’on peut craindre dans le futur sur la disponibilité des ressources et les contraintes pour préserver leur qualité, il apparaît nécessaire de renforcer la maitrise publique sur ce segment du cycle de l’eau. »
  • « Par ailleurs, il n’est pas non plus question politiquement pour une mairie de gauche de mener une réforme qui conduise a réduire la place de la sphère publique. »

Il est exact que le service de l’eau est essentiel tout comme ceux de la nourriture ou des médicaments qui, dans les pays démocratiques, n’ont jamais été gérés par le secteur public, ou ceux des télécommunications, de l’électricité, du gaz ou du transport ferroviaire dont la gestion a été, pour le plus grand bien des usagers, soumise progressivement à la concurrence du secteur privé dans le cadre d’une règlementation appropriée.

De plus, concernant les « tensions que l’on peut craindre dans le futur sur la disponibilité des ressources », le site du CNRS indique qu’« aucun risque de pénurie globale en eau n'est à redouter dans notre pays. La France dispose en effet d'une capacité de stockage en eau élevée, du fait de sa pluviométrie, de ses grandes montagnes, de son réseau hydrographique étendu et de ses importantes nappes souterraines. » Et comme, en outre, la consommation d’eau diminue en France au rythme moyen de 1,4% par an depuis 20 ans, les craintes d’Anne Le Strat semblent relever d’un préjugé idéologique, tout comme le deuxième « critère déterminant » mentionné ci-dessus.

La municipalisation du service de l'eau

L'ensemble des services des eaux (production, distribution, retraitement) ont été municipalisé en 2010 et confié à la régie municipale des Eaux de Paris. Se félicitant de cette première dans « l’histoire hydropolitique de la ville de Paris », Anne Le Strat oppose les deux modes de gestion (régie et DSP) dans une logique d’affrontement entre la sphère publique et la sphère privée, selon laquelle la première garantirait les intérêts des citoyens usagers, alors que la recherche de la rentabilité du capital détournerait la deuxième de la recherche du bien commun.

Ces quelques citations du livre illustrent cette position : « Dès le départ l’histoire de ces grands groupes (Veolia et Engie) est à la confluence des questions d’eau et d’argent » ; « la délégation de service public est un modèle dépassé et nuisible aux intérêts des usagers » ; « l’argument de la concurrence, sempiternellement rabâché, se résume au fait que ce serait la seule manière de garantir un meilleur service au meilleur cout ».

Cette tentation de municipaliser les services de l’eau n’est pas l’apanage des municipalités de gauche. Depuis 1990 quelques grandes villes de droite comme de gauche ont fait le même choix : Nice, Grenoble, Rennes, Brest, Montpellier, Castres, Cherbourg, Rouen, Digne... Il est bien difficile de résister à la tentation d'étendre son pouvoir. Nous tentons ici d’éclairer ce choix entre gestion privée et publique, en nous plaçant du point de vue des citoyens français (usagers et contribuables).

Le service de l’eau, comment ça marche ?

Comme tout service, la distribution de l’eau peut et doit être analysée selon 3 axes : (1)le prix pour l’usager et le contribuable, (2)la qualité du service et (3)la qualité de l'eau.

(1) Le prix de l'eau : Le prix de l’eau en France était en moyenne 3,52€/m3 en 2015 pour une consommation domestique de 120m3/an dans les communes dotées d’assainissement collectif. C’est inférieur de 13% à la moyenne européenne de 4,05 €/m3 (plus de 5€/m3 en Allemagne, 1,16€/m3 en Italie). L’eau coute en moyenne 1€ par jour par ménage, ce qui représente 0,8% du budget familial moyen. Ce prix moyen, comparable au prix d’une baguette de pain par jour, est très variable d’une commune a l’autre, de -35% (hautes Alpes) à +45% (Aisne).

Règlementations données générales

Qui fixe le prix de l’eau ?

La tarification des deux services (eau potable et assainissement) est fixée par la commune par délibération du conseil municipal. Cette tarification comprend une part fixe qui correspond à l'abonnement. Son montant forfaitaire est indépendant de la quantité d'eau consommée - il correspond par exemple à l'entretien du compteur - et sert à financer les investissements ou les salaires des agents. Le montant de cette part fixe ne doit pas dépasser un plafond de 30% (ou 40% pour certaines communes rurales et/ou touristiques) du cout de chacun des services d'eau potable et d'assainissement collectif, fixé par la loi sur l'eau et les milieux aquatiques. La facturation comprend aussi une part variable calculée en fonction du volume d'eau consommé par l'abonné.

Composition du prix

Le prix de l’eau rémunère la collecte, le traitement et la distribution de l'eau potable (45%), le traitement des eaux usées (37%) et les taxes et redevances (18%).

La TVA est de 5,5% sur la distribution d'eau et, de 10% sur l'assainissement des eaux usées.

Les redevances sont, elles, versées aux agences de l'eau, établissements publics sous tutelle du ministère, en charge de lutter contre la pollution, moderniser les réseaux, préserver les ressources et les milieux aquatiques, mettre en place des actions d'animation et d'information… L'établissement public Voies navigables de France (VNF) prélève également une redevance.

Le prix moyen de l’eau a augmenté plus vite que l’inflation, en raison de l’augmentation des composantes de son cout (courbes jaune et grise) et des hausses du taux de TVA appliqué aux services d’assainissement, passé de 5,5% à 7% au 1er janvier 2012, puis à 10% au 1er janvier 2014.

Lorsque l’on extourne ces augmentations de TVA, l’évolution devient la suivante.

L’évolution du prix de l’eau semble donc cohérente avec ses principales composantes que sont le cout du travail et celui des travaux. Par ailleurs, comme les consommations domestiques d’eau diminuent régulièrement en France au rythme moyen de 1,4% par an, cette part dans le budget des ménages reste à peu près stable au niveau de 0,8% malgré l’augmentation de son prix.

(2) La qualité du service :  Depuis 2002, les entreprises de l’eau ont mis en place, pour les services délégués de plus de 10 000 habitants (concernant environ 30 millions d’habitants), un référentiel d’indicateurs de performance fournis chaque année dans les rapports des délégataires. Sur la base de ces données, l’Observatoire des Services Publics d’Eau et d’Assainissement indique dans son rapport 2015 : « Les délégataires déploient plus de moyens avec de meilleurs résultats à la clef en matière de gestion des impayés (en moyenne deux fois moins d'impayés en délégation qu'en régie) et, dans une certaine mesure, dans le domaine de la connaissance de leur réseau (indice de connaissance en eau potable de 4 points supérieur en délégation pour les années 2010, 2011 et 2012) ».

Ici l’avantage est aux délégataires (Veolia, Engie et SAUR), qui disposent de moyens techniques, humains et financiers supérieurs a ceux d’une régie en raison de l’étendue de leurs activités.

(3) La qualité de l’eau : Le taux de satisfaction des tests microbiologiques et physico-chimiques sont très élevés : 99,4% et 99,2% pour l’ensemble du secteur et 99,5% et 98% pour les DSPrapports ONEMA et BIPE.

Régie ou DSP : qui coûte quoi ? 

Environ 70% des services publics d'eau potable font l'objet d'une gestion directe (régie), couvrant une population de près de 25 millions d'habitants, soit un peu moins de 40% de la population française. Les services gérés en DSP représentent, en revanche, 30% des services mais couvrent plus de 60% de la population. Or, le prix moyen de l’eau, pour une consommation standard de 120m3/jour/personne, varie sensiblement selon le mode de gestion. En regardant le tableau qui suit, on constate avec les régies gèrent l'eau pour un coût moindre que les DSP : 3,63 euros par m3 contre 4,05 euros par m3. Plusieurs facteurs permettent d’expliquer cette différences : les conditions naturelles et le régime fiscal des exploitations.

 

Source : rapport ONEMAOffice National de l’Eau et des Milieus Aquatiques 2012

Les conditions naturelles : Eau souterraine ou superficielle, saisonnalité du peuplement, topographie et géologie des lieux,  pluviométrie, gel ou fortes chaleurs, densité de l’habitat… Les eaux souterraines (nappes phréatiques ou profondes) nécessitent en général peu de traitement par rapport aux eaux de surface qui drainent différentes sources de pollution. Les communes littorales doivent par ailleurs dimensionner leurs installations afin de faire face à la population en période de pointe touristique. En outre, les ressources en eau de ces communes littorales se situent au point de convergence des pollutions des fleuves et rivières. La proximité de zones de baignade nécessite en outre un traitement plus poussé des eaux usées.

Or les municipalités ont tendance à déléguer le service des eaux a des sociétés privées lorsque les conditions d’exploitation sont les plus difficiles, et à conserver en régie les situations les moins complexes et où kes coûts d'assainissements seront les plus bas. Ainsi, selon cette étude ONEMA, seulement 23% des volumes distribués par des délégataires provenaient d’eaux souterraines, contre 53% pour les régies. Or, le traitement d’une eau de surface coute 20% plus cher que celui d’une eau souterraine (rapport BIPELe BIPE est un organisme indépendant d’analyse et de prévision fondé en 1958 2015). En conséquence, 15% des volumes distribués par les DSP faisaient l’objet d’un traitement simple contre 37% pour les régies.

Source : étude BCGEtude du Boston Consulting Group a la demande des Entreprises de l’Eau juillet 2006

La fiscalité : Les DSP doivent acquitter différents impôts et taxes dont sont exonérées les régies :

  • Taxe professionnelle, dont la base d’imposition est constituée par la valeur locative des immobilisations corporelles de l’exploitant
  • Taxe foncière
  • Redevances payées à la collectivité : redevance d’occupation du domaine public, droits d’usage
  • Impôt sur les sociétés

Et certaines fonctions indispensables des régies sont parfois, financées directement - ou subventionnées - par les municipalités. Il s’agit, par exemple, de locaux mis gratuitement à leur disposition, de loyers modérés, de la facturation et du recouvrement assurés par le Trésor, de la mise à disposition de fonctions de support (technique, juridique, ressources humaines, etc.), ou de personnel partagé avec la municipalité.

En alignant les conditions, les DSP coûteraient moins chers aux contribuables

Dans son étude de juillet 2006 cité plus haut, le BCG a comparé le prix de l’eau dans 414 villes françaises de plus de 20 000 habitants représentant environ un tiers de la population française et comportant 82 régies. Ces villes ont été classées selon leurs caractéristiques naturelles d’exploitation ; les prix de l’eau ont été comparés entre DSP et régies selon leurs conditions d’exploitation.

  • Il ressort de cette étude qu’à conditions naturelles identiques, le prix moyen de l’eau facturé par les DSP est supérieur de 5,5% à 9,5% à celui facturé par les régies.

Par contre, cet écart est inférieur aux impôts et taxes versés par les DSP et dont sont exonérées les régies.

  • Ainsi, à conditions naturelles et fiscales identiques, le prix moyen de l’eau facturé par les DSP est inférieur de 3% à 7% à celui facturé par les régies.

L’avantage est donc marginalement à la DSP sur la régie en termes de couts pour la collectivité, c’est-à-dire en tenant compte du prix payé par la population desservie et des recettes fiscales qui bénéficient à l’ensemble de la collectivité nationale.

Le cas de la ville de Paris

Revenons sur le cas de la ville de Paris, où en juillet 2011, 18 mois après la municipalisation des Eaux de Paris, la mairie a décidé d'une baisse des prix de l’eau « qui ne se fasse pas au détriment des investissements ». Cette baisse de 8%, qui conduit à une réduction des recettes d’eau potable d’environ 15 millions d'euros en année pleine, est présentée ainsi : « Un an après le retour en gestion publique, la régie municipale restitue aux usagers les gains nés de cette reforme ».

Ces gains sont analysés ainsi :

  • « récupération des bénéfices liée a l’absence de rémunération des actionnaires en régie »
  • « une exploitation du service optimisée »
  • « une fiscalité plus avantageuse pour les établissements publics que pour les sociétés de droit commercial »

Sauf qu'en réalité, c’est le sous-investissement de 28 millions d'euros par an en moyenne entre 2010 à 2012 qui a permis cette baisse de prix sans augmenter la dette, comme le montre en détail le rapport 2014 de la Chambre Régionale des Comptes :

Ce qui conduit la Cour des comptes à conclure:  « S’agissant des dépenses, celles-ci augmentent également régulièrement du fait, notammentIndépendamment de l'harmonisation des statuts, l'augmentation de la masse salariale était prévue de 3% par an pour les années suivantes. , de la hausse des charges de personnel liées à la nécessaire harmonisation des conditions de rémunération des agents transférés par les 3 sociétés précédemment gestionnaires du réseau. L’importance des excédents dégagés durant les 3 premières années d’activité est également liée à la faiblesse du taux de réalisation des programmes d’investissement inscrits dans les budgets. La diminution de l’excédent va contraindre Eau de Paris, au cours des prochaines années, à envisager d’augmenter ses tarifs et à recourir à l’emprunt. »  Cette baisse de prix, donc, loin d’être la conséquence d’une bonne gestion, constitue plutôt un message politique de circonstance.

Pour conclure :

L’opinion selon laquelle les services publics de l’eau sont mieux gérés, par des entités publiques que par des sociétés privées est une vue partisane contredite par les faits. Comme d’autres industries de réseau, le service de l’eau repose sur des infrastructures qui confèrent à ses opérateurs une situation de monopole naturel. La concurrence ne peut être mise en œuvre dans le marché de l’eau, puisqu’on ne saurait dupliquer les canalisations de transport et de distribution. Cet état de monopole naturel entraine des risques d’augmentation des prix et de baisse de la qualité. Ces risques existent dans le cas de régies comme dans celui de délégation a des sociétés privées. Compte tenu de cette spécificité la solution efficace consiste à établir la concurrence pour le marché de l’eau (et non dans le marché) :

  • Limiter la durée des concessions publiques comme privées à 15-20 ans,
  • Imposer la mise en concurrence des prestataires privés à chaque échéance de concession, sous la forme d’appel d’offres avec cahier des charges,
  • Sélectionner le mieux disant en fonction des engagements contractuels pris relativement à des critères mesurables définis par la municipalité (prix et qualité),
  • S’assurer du respect de ces engagements tout au long de la concession grâce à un système de pénalités et de clauses de rupture de contrat.

De cette façon la concurrence sera mise au service du citoyen sous le contrôle de ses élus. 

A noter que la municipalisation du service des eaux détruit l’effet vertueux de cette mise en concurrence, car le retour à la DSP devient alors beaucoup plus difficile en raison de l’obligation de reprise du contrat de travail par le nouveau délégataire (article L1224-1 du code du travail). En fait, ce modèle de concurrence « pour le marché » ne rend pas pas nécessaire de changer d’opérateur ou de municipaliser pour obtenir des baisses de prix.

En 2007, la Communauté urbaine de Lyon a obtenu une baisse de 16 % de sa facture chez Veolia. En 2008, Manuel Valls a réussi à réduire les tarifs de 10 % pour la communauté d’agglomération d’Evry. De même à Toulouse avec une réduction de 25 % et à Saint-Etienne où la mairie a obtenu un abattement de 23 %. En juin 2010, le Syndicat des eaux d'Ile-de-France, dont Veolia est le délégataire, a procédé à une remise en concurrence et à un appel d'offres. Il s'en est suivi une lutte acharnée entre la Lyonnaise des Eaux et Veolia qui a fini par conserver la gestion de son contrat jusqu'en 2022 au prix d'une baisse des tarifs de 14 %. La baisse de prix de 8% à Paris en 2011 paraît bien légère en comparaison. On observe aussi que certaines collectivités ont mis en place des modes de gestion duals en passant des délégations pour certains et en conversant d’autres en régie. C’est sans doute la meilleure façon de pouvoir comparer de façon éclairée le coût de l’une et de l’autre et d’avoir la possibilité de négocier en position de force une délégation de service public.

Enfin, deux leaders mondiaux dans le domaine des services de l’eau sont français : Veolia, et Engie dont l'Etat est le principal actionnaire. Leur taille, leur santé financière et leur diversité géographique leur permet des économies d’échelle ainsi que des capacités d’innovation technique sans équivalent dans le monde dans ce secteur. Il serait paradoxal de refuser à ces deux champions français de concourir à la gestion de ces services en France alors que leur pénétration des marchés internationaux est très justement soutenue par les pouvoirs publics.